Comment peut-on être pauvre ?
C’est une vidéo d’une minute à peine, un sujet de reportage comme il y en a tant d’autres : devant le micro du reporter de l’émission Quotidien, une jeune étudiante décrit son quotidien fait de précarité et de misère, montrant son frigo vide, racontant sa peur permanente de perdre son logement et la menace que cela fait peser sur la réussite de son cursus. Quelques jours après qu’un autre étudiant se soit immolé par le feu devant le Crous de Lyon au début du moins de novembre 2019, il s’agissait de donner à voir la réalité de la condition de trop d’étudiants, trop souvent ignorée. Mais c’est un détail bien différent qui va retenir l’attention de certains commentaires postés sur les réseaux sociaux, un simple objet posé sur une table, visible pour quelques secondes à peine : un flacon de parfum, aisément reconnaissable comme J’adore de la marque Dior.
D’un seul coup, tout l’espace semble être occupé par cette bouteille, au point que l’on en oublie facilement les placards vides. D’un côté, il y a ceux qui voient le signe d’une manipulation, la preuve que la jeune femme n’est pas aussi pauvre qu’elle veut bien le faire croire, ou qu’elle est fautive, incapable de se débrouiller avec son argent, et certainement pas victime du « système » ou des insuffisances de l’État – et quand ce n’est pas le parfum, c’est le forfait de téléphone, la marque de l’ordinateur ou encore la taille de l’appartement qui sont critiqués comme autant d’erreurs de gestion.
Et en face, il y a ceux qui, bien embarrassés par ce bien de luxe au milieu de la misère, se perdent en suppositions pour essayer de justifier ou d’excuser sa présence – peut-être est-ce un cadeau ? Peut-être l’étudiante l’a-t-elle acheté en soldes ? Ou alors, elle a pu économiser pendant de long mois pour se payer ce petit plaisir dans une vie de privation ? Dans tous les cas, l’énergie déployée autour d’un objet aussi banal a de quoi surprendre.
Ce n’est pourtant là qu’une répétition parmi d’autre d’un débat récurrent dès que l’on touche à la pauvreté. En 2018, un article du Monde consacré à un couple de gilets jaunes avait provoqué des réactions comparables. Quelques jours plus tard, c’était une militante dénonçant la même précarité étudiante qui se voyait traitée de tous les noms après que la fachosphère ait monté en épingle ses photos de vacances sur Instagram.
Regard moral
Cet éternel retour des polémiques sur la pauvreté montre à quel point le regard que l’on pose sur les défavorisés est sélectif. En entrant dans l’appartement d’un ménage frappé par le chômage, fût-ce par l’entremise des caméras de télévision, il est plus courant de s’arrêter devant l’écran plat, l’abonnement à un service de streaming ou le flacon de parfum que de remarquer que le chauffage ne fonctionne pas ou que les enfants n’ont pas mangé… Les dépenses des pauvres obsèdent beaucoup plus que leurs privations.
On regarde ce qu’ils ont acheté, on en évalue la qualité, la nécessité, la légitimité, et on leur prodigue bien des conseils pour gérer leur budget – et pas seulement sur les réseaux sociaux : les conseillers bancaires ou les accompagnateurs budgétaires[1] assurent beaucoup plus officiellement cette tâche. Par contre, on s’inquiète au final bien moins de ce qui explique la petitesse des budgets en question… Au fond, il semble que, bien souvent, nous ayons une certitude absolue à propos des pauvres : si nous étions à leur place, nous nous en sortirions, nous saurions mieux faire.
C’est qu’il est difficile de poser sur la pauvreté autre chose qu’un regard moral. En observant avec autant d’acuité les dépenses des pauvres, on cherche souvent à se rassurer : s’ils sont pauvres, c’est qu’ils font mal quelque chose, qu’ils ont quelque tare, un problème, quelque chose qui justifie in fine leur situation. La pauvreté, d’ailleurs, semble souvent n’être pas vraiment un problème si elle est « juste », si elle frappe les fainéants, les sans talents ou les inutiles – ne serait-ce que parce qu’on espère que sa menace incitera chacun à faire le maximum d’efforts[2].
Et lorsque l’on cherche à répondre à ces discours, c’est le plus souvent en restant dans le registre moral, en cherchant des excuses aux comportements « choquants » des pauvres. C’est ainsi que la bouteille de parfum devient un cadeau, les vêtements de marque la conséquence de la publicité, les vacances au soleil un moment de déraison… quand on n’évoque pas simplement les faibles compétences économiques des pauvres qu’il faudrait par exemple protéger des jeux d’argent, du tabac ou des boissons sucrées.
Tout cela, au fond, relèverait d’autant d’erreurs, certes pardonnables au vu des circonstances, mais d’erreurs quand même. Par l’appel à l’empathie, on cherche plus à masquer les aspects les moins reluisants de la pauvreté qu’à les comprendre sur un mode positif, c’est-à-dire à les expliquer.
Ethnocentrisme de classe
Le regard porté sur la pauvreté est en fait assez comparable à celui que l’on portait jadis – et que l’on porte malheureusement encore trop souvent – sur les cultures étrangères : un mélange d’incompréhension et de jugement que les anthropologues ont pris l’habitude d’appeler « ethnocentrisme ».
Face à la bouteille de parfum dans l’appartement d’une étudiante précaire, nous agissons comme face à une coutume mystérieuse, postulant l’étrangeté radicale de l’autre. On pense qu’un individu rationnel, intelligent comme nous, n’achèterait pas cet objet s’il était pauvre, alors on se demande « comment peut-on être pauvre ? » comme à une autre époque on se demandait « comment peut-on être persan ? ». Et l’on se retrouve facilement à invoquer la « culture des pauvres » ou plus simplement un manque d’éducation qui « abrutirait » les classes populaires, quand ce ne sont pas des explications plus biologisantes qui pointent le bout de leur nez…
Cet ethnocentrisme est d’abord un ethnocentrisme de classe : c’est la certitude que les façons de faire et les dispositions économiques des classes moyennes et supérieures sont à ce point universelle qu’elles devraient s’appliquer également au bas de l’échelle sociale. Le rapport à l’argent en est un bon exemple. Il est facile de regarder avec mépris la préférence des classes populaires pour l’argent liquide et leurs inquiétudes face à l’idée d’une dématérialisation totale de la monnaie.
On pourra y voir une survivance dépassée d’une culture d’un autre temps ou bien le signe d’une incompétence face à la gestion qu’impose l’usage d’une carte bancaire. De la même façon, le fait de dépenser intégralement ses revenus dès le moment où on les reçoit sera généralement interprété comme une erreur, surtout en l’absence d’épargne. Face à cette situation, on sera prompt à prôner la (ré)éducation économique comme moyen de sortir de la pauvreté.
Pourtant, les ethnographies des classes populaires montrent que ces façons de faire sont d’abord des stratégies efficaces lorsque l’on est confronté à la pauvreté, comme les montraient les chercheurs Jean-François Laé et Numa Murard dès les années 1980[3]. Lorsque les ressources sont limitées, les dépenser dès l’instant où elles arrivent évite qu’elles ne disparaissent autrement, notamment que l’argent que l’on destinait à l’alimentation ne soit emporté par une facture imprévue, une dette que l’on n’a pas encore payée… ou même une envie que l’on ne parviendrait pas à contrôler, laquelle guette n’importe qui, riche comme pauvre, qui navigue dans un monde où la publicité et les vitrines invitent sans cesse à l’achat compulsif.
C’est aussi la menace de frais bancaires incontrôlable qui peut expliquer la préférence pour les pièces et les billets, d’autant que ceux-ci sont plus pratiques que des comptes difficiles à contrôler lorsque l’on n’a pas forcément accès à Internet… Lorsque l’on y regarde de près, ce qui apparaissait comme l’expression d’une faiblesse de la part des pauvres s’avère être un comportement économique tout ce qu’il y a de plus rationnel : une façon de s’assurer que les besoins les plus importants, telle que l’alimentation, seront effectivement satisfaits, une façon, aussi, de résister aux tentations que l’on sait inévitables…
Les notions qui sont au cœur des représentations économiques des classes moyennes et supérieures s’avèrent en fait bien limitées pour comprendre les comportements économiques des pauvres. Il en va ainsi de l’épargne, que l’on ne conçoit souvent que sous sa forme monétaire et plus spécifiquement sur des comptes bancaires dédiées. La sociologue Ana Perrin-Heredia[4] montre pourtant que, dans les classes populaires, l’épargne prend plutôt la forme de stocks de biens dans des congélateurs, placards, cagibis ou même balcons : accumuler des réserves de nourriture est une façon beaucoup plus efficace de se prémunir contre le risque lorsque les ressources sont incertaines – l’argent va et vient, mais les armoires pleines, elles, garantissent que pour les mois à venir, on n’aura pas faim.
La pauvreté, c’est la pauvreté
Sortir de cet ethnocentrisme économique est difficile, mais pas impossible. C’est ce que s’emploie à faire depuis longtemps la sociologie. Les enquêtes telles que celles de Jean-François Laé et Numa Murard ou d’Ana Perrin-Heredia, mais aussi de Matthew Desmond, Kathryn Edin[5] ou encore du Collectif Rosa Bonheur permettent de voir, de façon fine, les logiques qui sous-tendent la gestion et la consommation en situation de pauvreté. À leur lecture, une conclusion générale s’impose : les pauvres consomment comme ils le font… parce qu’ils sont pauvres – et si ceux qui sont, aujourd’hui, protégés de la misère venaient à s’y trouver demain, il n’y a pas à douter qu’ils en viendraient à agir de la même façon.
Contrairement à ce que l’on peut s’imaginer, lorsque l’on tombe dans la pauvreté, on n’abandonne pas les consommations « inutiles », que ce soit le tabac ou les parfums, simplement parce que ceux-ci permettent de tenir le coup face aux privations ou de résister au stigmate de la misère… et parce que, bien souvent, même en économisant sur ces dépenses, on ne sortira pas pour autant de la pauvreté.
Ces consommations « symboliques » sont en fait peut-être d’autant plus importantes quand on est confronté à la misère, et qu’il n’y a de toutes façons pas d’autres opportunités pour utiliser d’une « épargne » si faible qu’elle n’en est pas vraiment une… On peut même se demander si un homo oeconomicus parfaitement rationnel ne ferait pas la même chose…
Ainsi, loin d’être de mauvais gestionnaires, les pauvres apparaissent, à la lumière de la sociologie, comme faisant des efforts de gestion et de contrôle plus important que les autres – et s’ils y échouent plus souvent, c’est moins du fait de caractères individuels moins affirmés que parce qu’ils sont confrontés à plus de difficultés.
Ils sont, en fait, des consommateurs comme les autres, ni plus ni moins vertueux que les autres classes sociales. La seule chose qui les différencie véritablement des autres, c’est qu’ils ont moins d’argent… Cela peut paraître trivial, mais c’est justement ce que le regard généralement porté sur la pauvreté essaye d’éviter : à y chercher la conséquence d’un manque, d’une tare, d’une inconséquence ou d’une incapacité, on en vient à simplement oublier que la pauvreté, c’est tout simplement la pauvreté.
La double peine de la pauvreté
Rappeler ce fait simple est d’autant moins trivial qu’il est une condition essentielle de la lutte contre la misère. La disqualification des capacités économiques des pauvres ne se résume pas à une forme dommageable d’incompréhension : à quoi bon donner de l’argent aux pauvres si on les pense fondamentalement incapables de l’utiliser correctement ? Ce raisonnement repose pourtant sur une observation biaisée : on suppose que les pauvres sont pauvres à cause de la façon dont ils consomment, alors qu’ils consomment comme ils le font à cause de la pauvreté. Et dans la mesure où il sera toujours possible de trouver un « vice » dans les consommations des pauvres, même une simple bouteille de parfum posée sur un bureau, il y aura toujours une bonne raison de ne pas leur venir en aide…
La défiance vis-à-vis des politiques de solidarité se nourrit de ces représentations faussées. Les pauvres subissent ici une véritable « double peine » (Ana Perrin-Heredia) : non seulement ils connaissent la privation matérielle, mais en outre, le stigmate qu’ils subissent quant à leurs pratiques économiques disqualifie les politiques qui pourraient leur être les plus favorables. La sociologie a ici un rôle important à jouer : en nous aidant à changer notre regard sur la pauvreté, elle peut contribuer à nous permettre de lutter contre celle-ci.
NDLR : Denis Colombi fait paraître Où va l’argent des pauvres ? le 15 janvier 2020 aux Éditions Payot.