Psychiatrie : gestion de la violence ou violence gestionnaire
L’hôpital psychiatrique du Rouvray, près de Rouen, fut à deux reprises au cœur de l’attention médiatique au cours des 18 derniers mois. Comme souvent, la dernière actualité est plus présente dans les mémoires que la première. Il faut les rapprocher. La lecture révèle alors une situation bien énigmatique.
L’événement le plus récent date du 26 novembre 2019. Ce jour, une instance de surveillance publique des Droits individuels et du respect des conventions internationales, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, émettait une alerte sur l’hôpital psychiatrique du Rouvray, près de Rouen.
Constatant des « violations graves des droits fondamentaux », cette instance dénonçait les conditions d’accueil très dégradées des patients, reçus dans des unités surpeuplées, parfois enfermés dans des chambres d’isolement équipées d’un simple seau hygiénique. Mais le Contrôleur mettait également en cause les pratiques des professionnels, peu respectueuses des droits et de l’autonomie des malades : privation systématique de la liberté de se déplacer ou de choisir ses vêtements, mesures de contraintes utilisées sans contrôle, de manière abusive et banalisée. Les patients ne recevaient pas d’informations suffisantes sur leurs recours possibles. Le sort des « enfants », âgés de 12 ans et plus, faisait l’objet d’un point spécifique des rapporteurs. Ils dénonçaient leur placement en unité pour adultes, l’exposition à des menaces de la part des autres malades et l’utilisation de mesures d’isolement contraignantes.
En mars 2018, ce même établissement avait déjà été l’objet d’une attention médiatique, dans des circonstances quelques peu différentes. Plusieurs professionnels avaient entamé une grève de la faim, pour mettre un terme à la surpopulation des services et réclamer la création de postes de soignants supplémentaires. Ce mouvement social et la réponse des pouvoirs publics ont suscité des tensions locales. Une partie de l’établissement jugeait que le cœur du problème était le manque de ressources financières, l’autre critiquait le défaut d’organisation des services et leurs valeurs professionnelles aujourd’hui dépassées.
À cet égard, le cas particulier de l’hôpital du Rouvray illustre parfaitement la « crise » des institutions françaises pour l’enfance. S’y opposent deux lignes de lecture : celle de la pénurie de moyens et celle du défaut de management. Pourtant ce qui est critique est ici particulièrement illisible. Les agents institutionnels semblent dévoués à la protection de leurs usagers au point de mettre en jeu leur vie par une grève de la faim. Mais dans le même temps, ils sont désignés comme des détenteurs abusifs d’un pouvoir de contrainte peu régulé, dépersonnalisant et archaïque.
Le contexte ne rend lisible qu’une partie de la réalité en amplifiant singulièrement l’intolérance à la « violence institutionnelle ». Le trentième anniversaire de la Déclaration internationale des droits de l’enfant élaborée en 1989 nous a donné plusieurs échos de la « crise » des institutions françaises pour l’enfance. Justice des mineurs, services médico-sociaux destinés au handicap, dispositifs pédopsychiatriques et établissements de la protection de l’enfance ont été passés au crible du Défenseur des droits qui les a jugées « violentes à l’égard des enfants ». Le rapport, publié le 18 novembre, s’ouvre par une définition de la violence institutionnelle proposée en 1982 par le psychiatre Stanislaw Tomkiewicz.
Tout au long de ses 101 pages, l’autorité publique indépendante signale différentes formes de violence. Des enfants placés dans le cadre d’une mesure de protection de l’enfance manquent de sécurité affective. L’usage de la force dans les lieux d’enfermement psychiatriques et judiciaires est trop fréquent et mal encadré. Les enfants sont excessivement considérés comme des « objets » de l’intervention par les professionnels. Face à ces problèmes, le Défenseur des droits avance un liste de recommandations, visant entre autre à « contenir sans violence ».
Un diagnostic anthropologique de la situation
Grâce aux savoirs cliniques, les institutions françaises n’ont cessé de s’interroger depuis cinquante ans sur leur violence. Elles ont produit une critique de leur pouvoir et un souci très personnalisé de l’enfant. Mais la façon dont le problème a été posé initialement par cette tradition clinique n’a pu que très difficilement prendre en considération les nouvelles valeurs dominant l’action publique contemporaine : l’autonomie individuelle et le traitement ambulatoire.
Dans les années 1960, Tomkiewicz (1925-2003) fut une figure emblématique d’un mouvement critique qui prend le nom de psychothérapie institutionnelle. Il a fait partie d’un groupe de cliniciens, psychiatres et psychologues, qui se sont efforcés d’identifier et de porter à la connaissance collective la violence des institutions pour la jeunesse. Influencés par la psychanalyse et marqués par l’expérience concentrationnaire nazie, ces cliniciens ont poursuivi un mouvement d’ouverture des espaces de réclusion débuté entre les deux guerres. La « des-institutionnalisation » désigne alors un idéal, celui du traitement « en milieu ouvert » sans contrainte ni châtiment corporel.
Ces cliniciens utilisent des concepts relatifs au contre-transfert pour repérer la violence institutionnelle. Selon leur élaboration, les professionnels sont animés par les mouvements inconscients que suscitent chez eux les enfants accueillis. Ils risquent de ce fait de développer des contre-attitudes violentes telles que l’agressivité, la séduction sexuelle ou encore la négligence. Cette façon (clinique) de poser le problème de la violence contient également une solution : la supervision psychanalytique. Dans les foyers, les services d’hospitalisation ou les établissements rééducatifs, les cliniciens œuvrent à développer des groupes d’analyse de la pratique et des « réunions communautaires » associant jeunes et professionnels, temps forts de la psychothérapie institutionnelle.
Les savoirs cliniques sortent ainsi peu à peu des murs de l’asile et pénètrent le champs de la rééducation, de la justice des mineurs et de la protection de l’enfance. Ils offrent un outil de régulation des conduites professionnelles et favorisent la création de collectifs de réflexivité au sein des institutions publiques. Dans le cadre de l’Éducation surveillée pour les jeunes délinquants ou encore dans les asiles psychiatriques, ces savoirs « psy » rencontrent des acteurs affiliés au marxisme. Ceux-ci reprochent à la psychanalyse de masquer les faits politiques et d’occulter la lutte des classes. En dialogue avec ces contradicteurs, modelés largement par les discours critiques contemporains de Michel Foucault ou d’Erving Goffman, les savoirs cliniques se voient disputés, appropriés, contestés.
À partir des années 1980, ils ne sont plus la propriété exclusive des cliniciens. Ils forment peu à peu la grammaire avec laquelle les institutions parlent de leur travail, analysent leurs limites et œuvrent à corriger leurs écarts. Les professionnels identifient comment les enfants « rejouent leur problématique » dans l’institution. Les moments les plus banals et la vie quotidienne deviennent un moyen d’action thérapeutique : jardiner, faire un trajet en voiture, cuisiner un plat pour le groupe aident le jeune délinquant à « faire un travail » ou l’enfant perturbé à s’approprier son histoire. Ainsi se forme l’idée que le lieu de vie et « les murs soignent ».
C’est à cette période qu’émerge dans les pratiques institutionnelles le concept de « contenance ». Citée par le Défenseur des droits dans son récent rapport, cette notion a été initialement proposée par les psychanalystes britanniques au début des années 1960. Elle servait alors à décrire la disposition interne de la mère, nécessaire au développement affectif harmonieux du très jeune enfant. À partir des années 1990, à l’issue d’une série d’inflexions successives dans son usage, la contenance en est arrivée à décrire des dispositifs concrets. Les psychologues et psychiatres, mais également les rééducateurs et les travailleurs sociaux explorent comment un foyer éducatif, une unité d’hospitalisation ou encore un service de détention peuvent être contenants pour les enfants et adolescents.
La contenance décrit une aptitude des professionnels à tolérer et apaiser la tourmente émotionnelle de l’enfant. Au cours de réunions d’élaboration clinique, souvent assistés par un psychologue ou un psychiatre, les professionnels conçoivent ainsi un « projet contenant ». Ils coordonnent un ensemble d’interventions, en les ajustant de très près au parcours biographique de l’enfant. Ce maillage « sur mesure » cherche à assurer la continuité des liens et « mettre au travail » la psychopathologie personnelle que l’enfant projette sur ses accompagnants.
Depuis une quinzaine d’années pourtant, ce système critique semble s’enrayer. Deux évolutions sont venues compromettre le modèle clinique de régulation de la violence. La première est la place de plus en plus prépondérante attribuée à l’autonomie de l’individu dans l’intervention publique. Le « faire pour autrui » se transforme peu à peu en « faire avec autrui ».
Le travail institutionnel vise à développer les capacités des individus à se gouverner par eux-mêmes. L’« empowerment », terme initialement descriptif servant une analyse politique, devient un slogan prescriptif en vogue.
La responsabilisation va de pair avec cet accent mis sur l’autonomie individuelle. Or si la valeur portée à l’individu est centrale pour les savoirs cliniques, ceux-ci ont mis l’accent sur les déterminismes biographiques et familiaux plutôt que sur les capacités. La seconde évolution est le « virage ambulatoire », c’est-à-dire la préférence donnée aux actions institutionnelles n’incluant pas un hébergement et si possible réalisées au domicile de l’enfant. Les Instituts pour jeunes handicapés par leur troubles du comportement ont fermé progressivement leurs internats puis se sont intégrés aux écoles « ordinaires ».
Les services de soins à domicile sont préférés aux hôpitaux de jour pour enfants autistes. Les placements externalisés apparaissent comme des alternatives intéressantes aux Maisons d’enfants. Cette délocalisation des interventions met à mal le modèle issu de la psychothérapie institutionnelle. Le groupe de soignants qui était le support de la thérapie s’est défait avec la démultiplication des lieux d’intervention.
Ces évolutions sont intimement liées au recul de l’État social. L’action publique se transfère de plus en plus vers la sphère privée et les familles. Les dispositifs faisant appel à l’autonomie et évitant l’hébergement sont, bien évidemment, moins onéreux que les institutions telles que Tomkiewcz et les cliniciens des années 1970 les avaient connues. Mais ce sont également des changements sociaux et culturels profonds qui sont ici à l’œuvre.
Démunis pour les appréhender, les psy, et tout particulièrement certains psychanalystes lacaniens, donnent un nouveau sens au terme de des-institutionnalisation. Cette expression ne désigne plus l’ouverture de lieux fermés et l’idéal d’un traitement dans la cité, mais plutôt le recul de l’Institution dans son sens symbolique, reliant les individus et les structurant par un Interdit fondamental. Ce déclin de l’Institution exposerait la société au risque de la montée des individualismes et d’une culture sans limite, recherchant la satisfaction immédiate.
Pour compenser la mise en péril moral de leur travail institutionnel, les cliniciens soulignent la nécessité de protéger les populations les plus dépendantes. Les adolescents dit « difficiles » sont exemplaires de cette évolution. Alors que les établissements médico-sociaux ou éducatifs sont devenus de plus en plus soucieux du respect de l’autonomie et de la responsabilisation des jeunes, une population d’adolescents non conformes à ces valeurs se crée.
Leur vulnérabilité, leur insoumission et leurs conduites dangereuses, mais également leurs caractéristiques sociales ont contribué à créer une chaine successive d’exclusion et les a placés en situation interstitielle, ni malades, ni délinquants, ni cas sociaux. Pour ces cas « difficiles », se sont organisés implicitement des lieux exerçant une contrainte parfois extrême, souvent peu visible, tels que les Centres éducatifs fermés ou les unités d’hospitalisation psychiatriques pour adolescents.
Bien que les jugeant « souffrant mais pas particulièrement malades », les psychiatres se voient parfois eux-mêmes contraints d’y accueillir ces jeunes « qui se font rejeter de partout ». Avec ces transformations, la notion de contenance prend un sens nouveau et participe à donner une légitimité à l’enfermement. L’idée que les « murs soignent » s’est transformée, au début des années 2000 : la contrainte était devenu thérapeutique.
Traitement
Ce sont ces éléments de déstabilisation culturelle profonde, combinés à la longue évolution de rationnement et de rationalisation des dépenses publiques pour l’enfance, qui ont conduits à des situations telles que celles des enfants à l’hôpital du Rouvray. Les professionnels « de première ligne », éducateurs spécialisés, moniteurs, infirmiers se battent, au risque de leur vie, pour défendre un modèle de protection faisant « asile » aux jeunes les plus difficiles. Pourtant, leurs discours et leurs pratiques sont devenus inaudibles face à la montée d’un modèle responsabilisant et valorisant l’autonomie.
Trois propositions pourraient aider à une sortie de crise et un réaménagement de l’autocritique institutionnelle. Tout d’abord, il semble nécessaire de bien prendre la mesure que, si l’hébergement recule, l’institution n’a jamais été aussi présente dans la vie des individus. Dans le cas des adolescents difficiles, l’agenda bien rempli, sans « trous » dans la prise en charge, est venu remplacer l’institution dépersonnalisante décrite par Goffman, avec ses crânes rasés et ses uniformes.
De nouvelles formes de « totalisation » du traitement apparaissent avec la personnalisation du « projet contenant ». Elles appellent de nouvelles formes de critiques. La surveillance des libertés individuelle ne doit pas passer que par le contrôle, nécessaire mais trop convenu, des lieux de réclusion.
Ensuite, il est nécessaire de maintenir la tradition délibérative et le travail collectif de réflexivité introduit par les cliniciens. L’enjeu est de la métisser avec les outils managériaux et statistiques. Les accompagnants du quotidien ont assimilé ces outils à leur utilisation par le pouvoir administratif qui n’a cessé d’enfler dans les hôpitaux, les services médico-sociaux ou les établissements éducatifs. Or, ces outils permettent d’expliciter les missions sécuritaires attribuées à certains lieux. Ils offrent des moyens de mise en relation avec des réseaux transnationaux et procèdent, eux aussi, d’une régulation critique du travail.
Enfin, le plus grand défi qui s’offre pour la décennie à venir aux institutions pour l’enfance est celui d’intégrer les usagers dans leurs instances de pouvoir. Historiquement, nombres d’institutions pour l’enfance se sont construites sur une disqualification des familles.
Comment soutenir et faire entendre les collectifs, peu nombreux, de parents d’enfants placés ou délinquants ? Là où une partie des familles d’autistes a pu se faire entendre, nombre d’usagers plus défavorisés socialement restent silencieux.
NDLR : Yannis Gansel a publié il y a quelques mois Vulnérables ou dangereux ? Une anthropologie des adolescents difficiles aux éditions de l’ENS.