À quelle époque vivons-nous ?
La parution récente de l’ouvrage collectif Les Noms d’époque. De « Restauration » à « Années de plomb » dans lequel 14 historiens et historiennes s’attachent à élucider 14 noms du temps contemporain, invite à s’interroger en contrepoint sur nos difficultés, voire notre incapacité, à donner un nom à notre propre temps. La chose n’est en soi pas très étonnante. « Ce n’est qu’en quittant une chose que nous la nommons », déclarait Gide dans une conversation avec Walter Benjamin[1]. L’ouvrage montre pourtant que certains chrononymes surgissent in medias res, dans l’effervescence des moments qu’ils entendent désigner. Ce fut le cas de « Restauration », enjeu de luttes et de pouvoir dans les années qui suivirent l’abdication de Napoléon, du Risorgimento italien, de l’âge victorien, de la fin de siècle ou encore des Années de plomb qui marquent la décennie 1970 en Italie.
Mais encore faut-il que l’expression soit utilisée et « prenne » dans le discours public. Mark Twain et Charles Dudley Warner eurent beau proposé la notion de Gilded Age pour qualifier les Etats-Unis de la fin du XIXème siècle – The Gilded Age : A Story of Today, 1873 –, ce n’est vraiment que cinquante ans plus tard que l’expression fit souche sous la plume d’historiens et d’intellectuels « progressistes ». C’est sans doute pourquoi le plus grand nombre des noms d’époque sont « exogènes » : forgés et diffusés après la séquence qu’ils désignent, porteurs de ce fait de lectures rétrospectives, parfois nostalgiques, parfois accusatrices, mais toujours anachroniques.
Ainsi des « Belle Époque », « Roaring Twenties », « entre-deux-guerres » ou « Trente Glorieuses ». Nommer son propre temps suppose en effet une assez vive intelligence de l’instant. Prendre la mesure des événements que l’on vit, en évaluer la portée, comprendre dans quelle séquence ils s’inscrivent, comme ils font et feront sens, voilà qui peut décourager l’observateur le plus avisé. La plupart préfèrent donc s’en remettre à demain.
On peut cependant s’en étonner compte tenu de la profusion actuelle des interventions, des avis, des paroles publiques, et de l’effervescence discursive qui caractérisent notre période. Au vrai, les tentatives ne manquent pas, mais la plupart se contentent de reprendre un terme ou un motif de saison sans prétendre que l’expression pourra caractériser autre chose qu’un bref moment vécu. C’est ainsi par exemple qu’Axel Kahn évoqua en février 2019 « les temps jaunes » que nous vivions.
Faute de pouvoir dénommer notre temps, sommes-nous au moins capables de le doter de quelques traits pertinents ? L’une des rares certitudes partagée est que nous sommes sortis du XXème siècle. Même si nous demeurons incapable d’en fixer précisément la date (ni la chute du mur de Berlin en novembre 1989, ni le lancement public d’Internet en 1993 , ni même le 11 septembre 2001 ne font vraiment consensus), la plupart d’entre nous sommes conscients de vivre dans un nouveau siècle. Mais prendre acte de l’épuisement d’un siècle n’équivaut pas à nommer son temps.
Le symptôme le plus flagrant de ces difficultés à nommer notre époque réside dans l’extraordinaire promotion de certains préfixes. La vogue des « néo » avait ouvert le bal.
Aucune dénomination consensuelle ou partagée n’a accompagné cette sortie proclamée du XXème siècle. Proposer un nom, c’est-à-dire une clé de lecture et d’interprétation, semble de plus en plus difficile à l’heure de l’extension des horizons géographiques et historiographiques. Le risque est grand en effet d’en rester à une approche « provinciale » quand le monde s’impose comme cadre pertinent de référence.
Un des symptômes de cette difficulté réside dans le multiplication des « jours », qui fragmentent le temps historique en autant de petites unités, de points isolés qu’aucune droite ne parvient à relier. Ces façons de faire ne sont évidemment pas inédites (les linguistes parlent d’héméronymes pour désigner ces noms, type Saint-Barthélemy ou 14 Juillet), mais elles se sont multipliées et ont envahi l’espace public depuis les attentats du 11 septembre 2011, « 9/11 » en anglais. Les Français ont leur 21 avril, leur 7 janvier et leur 13 novembre. Ce que nous appelons ici le « Mouvement des Indignés » est connu en Espagne comme 15-M, le 15 mai 2011, date de la première manifestation madrilène sur la Puerta del Sol. L’événementialité se fractionne et se diffracte, chaque jour pouvant faire sens, mais sans s’inscrire dans une chronologie continue ou globale. L’ère digitale accompagne et accentue sans doute cette fragmentation du temps vécu, qu’elle réduit en unités numériques autonomes. Elle altère le principe de linéarité au profit des à-coups, des discontinuités ou des discordances temporelles.
Mais le symptôme le plus flagrant de ces difficultés à nommer notre époque réside dans l’extraordinaire promotion de certains préfixes. La vogue des « néo » avait ouvert le bal, en faisant de larges séquences du XXème siècle des temps de néo-colonialisme, de néo-impérialisme, de néo-libéralisme. Mais c’est un autre préfixe – « post » – qui s’est imposé pour caractériser les quarante ou cinquante dernières années. Le « post-structuralisme » ouvrit la voie, mais c’est avec la notion de « post-modernité – que l’anthropologue britannique David Harvey voit naître en 1972 et que La Condition post-moderne de Jean-François Lyotard popularise cinq ans plus tard – que débute la généralisation du préfixe.
Beaucoup d’autres post- ont suivi dans la foulée : « post-fordisme », « post-colonialisme », puis « post-humanisme », censé caractériser les changements radicaux suscités dans nos sociétés par les techno-sciences et les biotechnologies. Dès 1990, Kristof Pomian s’interrogeait dans Le Débat (n° 60) sur les significations d’une telle vogue. Mais le processus ne s’est pas achevé là, favorisé par la circulation internationale du préfixe, compréhensible et traductible dans la plupart des langues. En 2016, l’Oxford Dictionnary fit de « post-vérité » le mot de l’année. Et pas seulement un mot : certains auteurs comme voulurent y voir le début d’une « ère » à la fois politique – fausses nouvelles et « faits alternatifs » sapant la sphère publique et le fonctionnement de la démocratie – mais aussi philosophique et anthropologique puisqu’elle serait révélatrice, par son indifférence à l’égard de la distinction entre mensonge et vérité, d’une remise en cause de la nature et de la valeur du vrai.
Nous savons d’où nous partons, ce que nous congédions, mais sommes incapables d’indiquer la direction dans laquelle nous nous projetons.
D’autres, comme Tom Turner ou Eric Gans, forgèrent même la notion de « post-postmodernisme » pour signifier le déclin d’un concept trop daté[2]. L’usage de tels préfixes n’est évidemment pas inédit. L’historiographie américaine fait de longue date usage des termes ante et post-bellum pour caractériser les périodes qui précédèrent et suivirent, surtout dans les États du sud, la guerre de Sécession. En France, Daniel Mornet imagina au début du XXème siècle la notion de « préromantisme » pour désigner une période historique autant que littéraire. Mais les usages contemporains du post- ne se limitent pas à indiquer un « avant » ou un « après », ils entendent signaler une rupture qualitative, qui a trait à nos expériences du temps.
Ils nous disent à la fois notre incapacité à dénommer le temps qui est le nôtre et notre incapacité à imaginer celui qui va suivre. C’est une perspective ouverte, mais aveugle, vers un aval incertain, sans repère et sans nom ; nous savons d’où nous partons, ce que nous congédions, mais sommes incapables d’indiquer la direction dans laquelle nous nous projetons.
Elle vient juste après, « post ». Un mot pour rien en quelque sorte, qui ne dit rien, ne définit rien sauf ce qui le précède, mais témoigne d’un sentiment malaisé à l’égard du futur, et donc du présent. On y retrouve pour partie ce règne du « présentisme » dont François Hartog diagnostiqua l’émergence vers le milieu des années 1970, mais aussi une forme d’incapacité à se focaliser vraiment sur le temps présent, puisque nous ne parvenons à imaginer qu’une nomination paradoxale, reposant sur le seul horizon que nous avons quitté. Sans doute faut-il voir dans cet « effacement de l’avenir » (Pierre André Taguieff) un des caractères les plus prégnants de ce tournant des XXème et XXIème siècles : non pas tant la certitude d’un futur chaotique et angoissant – en 1946, Lucien Febvre diagnostiquait déjà dans les Annales l’entrée du monde dans « un état d’instabilité définitive » – que l’inespoir, l’impuissance à imaginer les lendemains rêvées ou seulement souhaités.
À tout le moins à l’échelle de l’histoire des sociétés humaines. Car si l’on prend un peu plus de recul, si l’on s’attache à penser à l’aune de temporalités plus larges, de nature climatiques et géologiques, alors oui, un nom s’impose, celui d’anthropocène. Le terme, popularisé par le chimiste Paul Josef Crutzen vers le milieu des années 1990, vient bien désigner une période, la nôtre, celle où l’influence humaine est devenue capable de marquer biosphère et lithosphère. Un nom qui viendrait nous dire l’impossibilité de penser plus avant nos séquences historiques autrement que dans un rapport plus global à un temps planétaire, celui-là même que nos sociétés se sont acharnés à altérer.
NDLR : Dominique Kalifa a dirigé le volume collectif Les Noms d’époque. De « Restauration » à « Années de plomb », qui vient de paraître chez Gallimard.