International

Michael Bloomberg ou le philanthrocapitalisme en campagne

Politiste, Journaliste

Le Super Tuesday du 3 mars, où quatorze États votent simultanément, marque un tournant pour la primaire démocrate. C’est le moment qu’a choisi l’ancien maire de New-York, milliardaire et philanthrope Michael Bloomberg pour entrer en lice, avec une mission : au-delà de la conquête de la Maison Blanche, il s’agit de sauver le « philanthrocapitalisme », l’idée selon laquelle la poursuite du profit individuel et le bien-être de la société se renforcent mutuellement.

Mais que vient-il faire dans cette galère ? C’est la première question qui nous est venue à l’esprit en visionnant les images de Michael Bloomberg lors du débat télévisé de la primaire démocrate (19 février 2020). Deux heures durant et devant 19,3 millions de téléspectateurs – un record pour un débat de primaire démocrate –, le milliardaire philanthrope s’est fait étriller par les cinq autres candidats. Dans une tirade qui a fait le tour des réseaux sociaux, Elizabeth Warren a fait sensation lorsqu’elle s’est mise à « parler de celui contre lequel on fait campagne – un milliardaire qui traite les femmes de « fat broads » [grosses femmes] et de « horse-faced lesbians » [lesbiennes à tête de cheval]. Et non, poursuit-elle, je ne parle de Donald Trump. Je vous parle de Michael Bloomberg. »

Pour une première participation à un débat présidentiel, Bloomberg et son armée de conseillers en communication auraient sans doute préféré autre chose. Il n’a clairement pas marqué de points ce soir-là. Mais au fond, l’essentiel était ailleurs. Sa simple présence sur l’estrade était une victoire. C’était la preuve que sa stratégie de campagne, à grands renforts de millions de dollars et de matraquage publicitaire, commençait à porter ses fruits.

Car soyons clair, Bloomberg est en mission : au-delà de la conquête de la Maison Blanche, il s’agit aussi – et surtout ? – de sauver le « philanthrocapitalisme », l’idée selon laquelle la poursuite du profit individuel et le bien-être de la société se renforcent mutuellement. Face à la double menace Trump/Sanders, il s’agit d’entretenir l’idée que les entrepreneurs-milliardaires-philanthropes « vous veulent du bien » et, compte tenu de leur parcours personnels et professionnels, de leur extraordinaire « sens des affaires, leur ambition, et leur mentalité « stratégique » », ils sont les mieux placés pour résoudre les grands défis sociaux, démocratiques et environnementaux de notre époque.

En politique comme en affaires ou en philanthropie, ce qui compte ce sont les réseaux d’élites haut placées, « l’intransigeance en matière stratégique [et] les indicateurs de performance ». Comme Bloomberg le répète à l’envi, « in God we trust. Everyone else, bring data » (nous croyons en Dieu, les autres montrez-nous les données). Pour les « philanthrocapitalistes », il n’y a pas de frontière entre vie publique et vie privée, entre business et charité. Leur légitimé provient précisément de ce mélange des genres persistant.

C’est précisément le fait que Bloomberg ne fasse aucune distinction entre ses activités de dirigeant d’entreprise – Bloomberg L.P. –, de philanthrope – notamment à travers sa fondation, Bloomberg Philanthropies – et d’homme public – ancien maire de New York, Envoyé Spécial des Nations Unies à l’action climatique – qui font de lui le candidat parfait pour la Maison Blanche. D’ailleurs, lors du débat télévisé, il a revendiqué haut et fort son statut de candidat entrepreneur. Se tournant vers ses adversaires, il leur a lancé :  « je crois être le seul ici à avoir jamais lancé sa propre entreprise. C’est juste ? »

Dès lors, et comme l’écrit Lindsey McGoey, « il n’est plus nécessaire de « déguiser » ou minimiser l’intérêt personnel (self interest), mais [bien de le célébrer] comme le meilleur moyen de venir en aide aux autres ». L’intérêt personnel n’est plus simplement compatible avec l’altruisme, mais un prérequis de ce dernier. L’enrichissement personnel sert l’intérêt général – une sorte de « théorie du ruissellement » à l’Américaine.

« Mike will get it done ».

Le philanthrocapitalisme est à la fois une méthode et un modèle de société, un instrument pour résoudre les grands problèmes du monde, et en même temps normaliser – voir naturaliser – l’existence de ceux qui s’estiment les mieux placés pour les résoudre. Car au fond, ce qui se joue dans la primaire démocrate c’est l’acceptabilité sociale des plutocrates. Ce qui compte c’est moins l’efficacité réelle de leur méthode, que de répandre et imposer l’idée qu’il s’agit de la seule voie possible. Il est essentiel d’orienter et contrôler le discours dominant (narrative) autour des ultra-riches, et d’entretenir l’idée, comme l’écrit Mikkel Thorup, « que le marché et les acteurs du marché sont […] les principaux moteurs de la good society ».

C’est là où l’arme philanthropique devient centrale. Elle sert non seulement – voire moins ? – à résoudre les grands problèmes sociaux et environnementaux, mais également – surtout ? – à entretenir une forme d’acceptabilité sociale des ultra-riches. Comme l’écrit Pierre-Louis Mayaux, cette construction de l’acceptabilité sociale, est indissociable d’un processus de dépolitisation.

Il n’est ainsi pas étonnant de voir Bloomberg insister à longueur de spots publicitaires et de slogans de campagne – « Mike will get it done » – sur son « bi-partisanship » (bipartisanisme), sa foi dans les data (supposé objectives), son pragmatisme et ses qualités de manager. L’idée c’est au mieux de produire le respect, au pire l’indifférence. De promouvoir l’idée que les très grandes fortunes et une certaine idée de la modération vont de pair.

Pour ce qui est de Bloomberg, son engagement en faveur de l’action climatique et des villes est particulièrement révélatrice de cela. Sur le plan international, il s’est bâti une image de « sauveur » de l’Accord de Paris face à Trump. Au-delà de Trump et de l’Accord de Paris, il s’agit plus largement de s’imposer comme défenseur de ce que Steven Bernstein appelle le « compromise of liberal environmentalism », le compromis normatif dominant en gouvernance internationale selon lequel la protection de l’environnement passe par la promotion et le maintien d’un ordre économique libéral. Historiquement, c’est une approche des problèmes environnementaux qui tient peu compte des enjeux sociaux, qui favorise une approche « gradualiste » (incremental), centrée sur le compromis, pas toujours à la hauteur de l’urgence des enjeux.

À grands renforts de financements ciblés et d’experts en communication, il a – notamment par le biais de sa fondation Bloomberg Philanthropies – orchestré la riposte face à Trump. C’est lui qui, au lendemain de l’annonce de Trump, a co-organisé une conférence de presse à l’Élysée en présence d’Emmanuel Macron et la maire de Paris, Anne Hidalgo. Au-delà de sa dimension symbolique – un homme d’affaires milliardaire philanthrope partageant l’estrade avec un chef d’État et la maire de la ville où l’Accord de Paris a été conclu – le contenu de la conférence de presse offre un aperçu de sa vision et de ses objectifs.

Comme Bloomberg l’explique, « la réalité c’est que les Américains n’ont pas besoin de Washington pour atteindre notre engagement dans le cadre de l’Accord de Paris […] Alors aujourd’hui, je veux que le monde sache que les États-Unis vont respecter leur engagement fait à Paris. Et à travers un partenariat entre villes, États et entreprises, nous resterons dans le processus de l’Accord de Paris. »

Sur le dos de la conférence de presse, Bloomberg et d’autres philanthropes du climat financèrent une série d’initiatives et d’évènements climatiques dont le but était certes de « sauver » l’Accord de Paris – un Accord qui est parfaitement en phase avec leur approche – mais aussi, et peut-être surtout, d’asseoir le pouvoir des grandes entreprises, des investisseurs et, bien sûr, des philanthropes.

En juillet 2017, Bloomberg et le gouverneur de Californie, Jerry Brown, lancèrent l’initiative America’s Pledge pour « agréger et quantifier les actions des États, villes et entreprises, et d’auteurs acteurs non-étatiques aux États-Unis pour réduire leurs émissions. »  Quatre mois plus tard, à quelques dizaines de mètres de la conférence climat officielle (COP23) à Bonn, ils lancèrent officiellement la coalition We Are Still In, coalition d’entreprises, ONG, gouverneurs et maires des États-Unis, engagés à respecter – voir même surpasser – les engagements pris à Paris en 2015.

L’image de héros de l’anthropocène est aussi entretenue lors de raouts climatiques comme les One Planet Summits à Paris (2017) et New York (2018), le Climate Week à New York, ou le Global Climate Action Summit (GCAS) à San Francisco (2018) – tous financés par des fondations philanthropiques. Au-delà de leur impact somme toute discutable en matières de réductions d’émissions, ces grands-messes du climat ancrent toujours plus les milliardaires philanthropes au cœur du débat climatique international et entretiennent l’idée que seule leur approche non-contraignante, gagnant-gagnant, gradualiste et centrée sur le bon vouloir des acteurs privés nous permettra d’atteindre les objectifs fixés dans l’Accord de Paris.

Cette image de sauveurs du climat – et donc du monde – fut confortée par les très nombreuses organisations et réseaux qui dépendent de leur soutien financier. Comme l’expliquent Lucien Bruggeman et Soo Rink Kim, en parlant de la campagne actuelle, même s’ils ne sont pas forcément d’accord avec lui, il est très compliqué pour les organisations, personnes et collectivités qui ont été financées par Bloomberg d’ouvertement critiquer sa candidature.

Bien qu’elle affaiblisse le système de gouvernance climatique internationale, l’annonce de Trump a donc renforcé la position de Bloomberg et consorts. En effet, elle valide leur discours critique à l’égard des gouvernements – et notamment Washington – qu’ils accusent d’inaction et de manque d’ambition en matière climatique. « À l’abri des cycles politiques qui interrompent la continuité en matière de politiques » ils s’imposent comme les seuls réellement capables de « bâtir les ponts sur les eaux troublées que les gouvernements et les entreprises hésitent parfois à traverser. »

« Moi. Pas eux. »

C’est le projet de société incarné par Bloomberg qui est actuellement en jeu dans la campagne démocrate. Qu’il s’agisse des activistes qui manifestent aux abords des grandes messes climatiques de type GCAS, ou de la montée en force de la tendance « démocrate socialiste » au sein du Parti Démocrate, nombreux sont ceux qui n’acceptent plus l’idée que les milliardaires philanthropes sont les mieux à mêmes de résoudre les grands défis de notre époque. Sur le front climatique, l’approche pro-marché et non-interventionniste de Bloomberg est en train d’être éclipsée par une jeune génération d’activistes – notamment le Sunrise Movement – porteurs d’un projet ambitieux de transition bas carbone centré sur la justice sociale et la redistribution des richesses : le Green New Deal.

Porté par Sanders et soutenu par Alexandria Ocasio Cortez, figure montante de l’aile gauche du parti, le Green New Deal repose sur une mobilisation sans précédent de l’appareil étatique en faveur de l’action climatique – notamment par le biais d’investissements massifs dans les infrastructures, le logement et l’énergie. Le Green New Deal c’est le contraire du projet Bloomberg. Il n’a d’ailleurs pas tardé à réagir en traitant le projet de « pie in the sky » (« chimère ») et en annonçant, à grands renforts de millions de dollars et de communicants, sa propre initiative – Beyond Carbon – qui inclut des aides financières aux maires et candidats aux élections locales qui s’alignent ses positions.

« Pas moi. Nous. » (« Not me. Us. »). Voilà le slogan électoral choisi par Sanders. C’est un peu l’antithèse du projet électoral Bloomberg, centré sur sa personne et ses qualités personnelles supposées hors du commun. C’est face à la montée en puissance de Sanders – mais également de Warren – et des idées qu’il incarnent, que Bloomberg se lance dans la course à la présidentielle – après, il faut le rappeler, avoir une première fois renoncé car, et en s’appuyant ses des « analyses de données », il estimait que ses chances de victoire étaient trop minces.

Il ne l’a pas fait de gaieté de cœur mais par obligation. C’est le pouvoir qui l’intéresse, pas la Maison Blanche. Au-delà de son mépris affiché pour Trump – avec lequel il a tout de même partagé une partie de golf –, Bloomberg est là pour empêcher une victoire d’un candidat de gauche dans la primaire. Car la vraie menace à son pouvoir, elle est à gauche. Sous la présidence Trump, « little Mike » – comme l’appelle le Président – est un modéré, et un fer de lance de la cause climatique. Sous une présidence Sanders, il n’est qu’un ploutocrate parmi d’autres.

 


Edouard Morena

Politiste, Enseignant-chercheur à la University of London Institute in Paris (ULIP)

Tate Williams

Journaliste