Séparations conjugales : qui paie (ou pas) pour les enfants ?
Dans un contexte marqué par le recul des services publics sur l’ensemble du territoire, l’annonce a de quoi surprendre : à compter de juin 2020, sera créé un nouveau « service public de versement des pensions alimentaires », présenté comme la réponse gouvernementale aux revendications des mères modestes élevant seules leurs enfants, très présentes parmi les « gilets jaunes ».
L’inscription de cette réforme dans l’actualité politique immédiate est une deuxième source d’étonnement : le non-paiement des pensions alimentaires est loin d’être un enjeu récent et les dispositifs publics visant à lutter contre ce phénomène ne sont pas nouveaux. Le premier d’entre eux, permettant le recouvrement des pensions par huissier, date de 1973, il y a près de cinquante ans ! Ce nouveau dispositif serait-il rendu nécessaire par l’inefficacité de ceux qui l’ont précédé ? Peut-on raisonnablement penser qu’il sera plus effectif que ces derniers ?
Il existe de longue date deux grands mécanismes de prise en charge économique des enfants dont les parents sont séparés. Le premier relève de la solidarité privée : il prévoit qu’un des parents verse à l’autre une contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant (CEEE), couramment appelée pension alimentaire. « Chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de ses ressources, de celles de l’autre parent, ainsi que des besoins de l’enfant », dispose le Code civil dans son article 371-2. Environ un million de familles en bénéficient. Parce que les mères ont en moyenne des revenus nettement inférieurs à ceux des pères, et parce qu’elles sont plus nombreuses que ces derniers à s’occuper des enfants au quotidien, elles en sont les principales destinataires.
Le second type de mécanisme est inscrit dans la solidarité publique et dans le système socio-fiscal : ce sont les dispositifs de redistribution à destination des 2,4 millions de ménages dits monoparentaux (dont le parent est une femme, dans 84 % des cas). Parmi ces dispositifs, l’allocation de soutien familial (ASF), issue de l’allocation orphelin née en 1970, vient directement compenser l’absence de pension alimentaire : de l’ordre de 115 € par enfant, elle est versée à condition de prouver que le parent chez qui l’enfant ne vit pas ne peut contribuer à son entretien, mais aussi que l’autre parent vit seul avec l’enfant (autrement qu’il, ou plus souvent elle, n’a pas de nouvelle·eau conjoint). Pour les mêmes raisons d’inégalités de revenus et de prise en charge différentielle des enfants, cette redistribution publique bénéficie principalement aux mères séparées.
Ces transferts publics et privés sont étroitement liés, puisque l’absence ou l’insuffisance de la pension alimentaire peut conduire à l’augmentation des allocations perçues par le parent isolé – et inversement, que l’amélioration du paiement des pensions peut diminuer les montants des prestations sociales et familiales versées. D’un point de vue institutionnel, leur articulation est tout aussi manifeste, puisque les caisses d’allocation familiale (CAF), opératrices de la redistribution à destination des familles, interviennent également dans les transferts privés entre ex-conjoints : depuis 1975, elles peuvent verser des avances sur pension alimentaire et elles sont impliquées dans leur recouvrement. Dans les tribunaux, les juges aux affaires familiales sont d’ailleurs bien conscient·es qu’une partie de leur travail est suscité par les besoins de ces organismes sociaux. Mais du point de vue des femmes, des hommes et des enfants concernés, quel bilan tirer de cette accumulation de dispositifs ?
Les pensions sont rares ; elles sont basses et sont loin d’être toujours versées au parent qui y a droit.
Du fait des inégalités de genre sur le marché du travail et dans la sphère domestique, les femmes s’appauvrissent bien plus que les hommes à l’issue des séparations. Selon les données fiscales, le divorce conduit à une perte de niveau de vie moyenne de 19% pour elles, contre 2,5 % pour eux. Une famille monoparentale sur cinq est pauvre au seuil de 50 % du revenu médian, et une sur trois au seuil de 60 %. L’état actuel des transferts publics et privés est donc loin de compenser les inégalités économiques entre femmes et hommes, même s’il les limite notablement. Plus de neuf familles monoparentales sur dix bénéficient de prestations sociales qui réduisent leur risque de pauvreté monétaire : avant redistribution, celui-ci est de 60 % pour celles qui comptent deux enfants ; il passe à 40% après redistribution.
Les pensions alimentaires jouent elles aussi un rôle dans la réduction de ces inégalités, puisqu’elles représentent 18 % du revenu médian déclaré par les mères divorcées. Il n’est pas question de tenir ces transferts privés pour seuls responsables de l’appauvrissement des mères séparées. Nombre de pères de classes populaires sont dans des situations professionnelles précaires ; ils ont, eux aussi, des revenus modestes voire insuffisants et certains rencontrent des difficultés pour se loger et donc pour héberger leurs enfants. Toutefois, les recherches collectives que nous menons depuis dix ans dans les tribunaux et les cabinets d’avocat·es montrent que les dispositions du Code civil relativement à l’obligation alimentaire parentale sont insuffisamment mises en œuvre. Pour le dire en une phrase : les pensions sont relativement rares ; elles sont structurellement basses, et elles sont loin d’être toujours versées au parent qui y a droit.
La proportion de procédures judiciaires dans lesquels une pension est fixée a diminué entre 2003 et 2012, pour s’établir à deux tiers des dossiers. Ceux qui sont dispensés de payer une pension sont d’abord les pères ayant des revenus modestes. Parce que les juges aux affaires familiales valorisent le travail masculin (plus que celui des femmes) ; parce qu’ils/elles estiment important que ces pères bénéficient des fruits de leur travail, et parce qu’ils/elles savent que les mères pourront se tourner vers l’ASF, ces magistrat·es ont longtemps été réticent·es à fixer de « petites » pensions, donnant de facto la priorité à la solidarité publique. Aussi l’ASF compte-t-elle près de 800 000 bénéficiaires, pour une dépense de 1,7 milliards d’euros.
La raréfaction des pensions s’explique aussi par la montée en puissance de la résidence alternée. Celle-ci concerne à présent 17 % des décisions judiciaires ; elle est surtout utilisée par les parents des classes moyennes et supérieures. Rien dans le Code civil ni dans le barème diffusé par le ministère de la Justice depuis 2010 ne suggère que la résidence alternée implique l’absence de pension. Si l’on suit ces dispositions, seule la situation dans laquelle les parents auraient des revenus égaux devrait conduire à ne pas fixer de pension. Dans les faits, à peine une décision de résidence alternée sur quatre donne lieu à pension.
Même en situation d’inégalité économique entre père et mère, la pratique, validée par les tribunaux, est souvent celle du partage des frais par moitié. En 2013, dans un tribunal de l’Ouest, une vendeuse en boulangerie à temps partiel (gagnant 420 €) s’est vu refuser la pension qu’elle demandait au père (gagnant 3 000 € par mois) pour leur enfant de 9 ans dont ils se partageaient la garde… au motif que ses frais étaient réduits du fait de sa remise en couple et de l’engagement du père à payer les frais de scolarité en collège privé, deux ans plus tard.
Aussi le montant moyen des pensions a-t-il diminué entre 2005 et 2012, atteignant 170 € en moyenne par enfant et par mois. Il faut dire que leur calcul repose sur une conception restrictive du coût de l’enfant qui ne prend nullement en compte les effets négatifs de la charge quotidienne des enfants sur les carrières professionnelles féminines. Il faut dire aussi que cette opération est souvent approximative – le barème n’étant qu’indicatif et les professionnel·les se fiant, le plus souvent, aux accords trouvés entre les parents.
En 2016, dans le même tribunal, une juge a homologué une convention entre deux parents, chacun représenté par une avocate différente, qui fixait la pension d’une adolescente à 50 €, quand le barème recommandait 132 € : « C’est symbolique » commenta-t-elle, sans demander d’explication ni remettre en cause cet arrangement. La prise en compte des pensions par le système fiscal conduit de surcroît à alléger leur poids pour ceux qui les versent et à diminuer l’apport qu’il représente pour celles qui les reçoivent. En effet, les premiers peuvent déduire la pension de leurs revenus imposables, tandis que les secondes doivent au contraire l’ajouter. Autrement dit, les pères séparés imposables paient moins d’impôt, mais les mères davantage.
Le nouveau « service public de versement des pensions alimentaires » prévu pour juin 2020 vise quant à lui à améliorer le paiement des pensions alimentaires. Il permettra aux CAF de prélever la pension sur le salaire du parent débiteur et de la verser au parent créancier. Toutefois, cette intermédiation n’a rien d’automatique : elle suppose que le jugement ou la convention exécutoire la prévoie ou qu’un·e des parents la demande. En restant optionnel, ce nouveau dispositif aura-t-il vraiment plus de portée que ceux qui l’ont précédé ?
La réforme actuelle ne reconnaît toujours pas les mères comme des sujets politiques autonomes.
Aujourd’hui, l’arsenal de dispositifs visant à recouvrer les pensions (huissier, délit d’abandon de famille, action civile, CAF) est peu sollicité et peu efficace. D’abord parce que beaucoup de professionnel·les se désintéressent de cet enjeu souvent jugé mineur ; ensuite parce que nombre de parents peinent à faire valoir des droits qui leur sont incomplètement reconnus. Jusqu’en 2014, les débiteurs violents pouvaient être dispensés de payer la pension, et les personnes remises en couple n’avaient pas accès à l’aide au recouvrement proposée par les CAF. 60 % des créancières impayées n’engageaient aucune démarche.
En 2016, un rapport produit par trois inspections générales estimait que « le nombre de créanciers victimes d’impayés se situait autour de 315 000 personnes (correspondant à un taux d’impayé de 35 % sur 900 000 de parents créanciers d’aliments) ». Trois ans plus tard, de l’avis même de la Caisse Nationale des Allocations Familiales, « les procédures de recouvrement [dans les CAF] ne concernent que 10 à 20 % des cas d’impayés, ce qui peut être lié à la faible connaissance [du dispositif] ou à d’autres freins plus structurels (peur du conflit, impression de “quémander” des sommes qui ne seraient pas dues, réticences liées à la complexité des démarches) ».
Entre 2014 et 2017, pourtant, la redistribution publique à destination des familles monoparentales – revalorisation de l’ASF, versement d’une partie de l’ASF si la pension est basse – comme les dispositifs de lutte contre le non-paiement ont été renforcés, sous l’égide de l’agence de recouvrement des impayés de pension alimentaire (ARIPA) : le délai d’impayé permettant de demander l’avance d’ASF a été raccourci de deux à un mois ; la période de prélèvement de la pension recouvrée est passé de six à vingt-quatre mois. Alors que le système actuel réserve l’intermédiation par les CAF aux cas d’impayé, le futur « service public de versement des pensions » les autorisera à intervenir avant même un impayé. Ce prélèvement à la source des pensions existe dans plusieurs pays : il est temps que la France le mette en place.
Mais aujourd’hui, les CAF sont plus investies dans la lutte contre la fraude que dans la recherche de nouveaux bénéficiaires ; elles sont plus habituées à vérifier que les mères vivent bien seules qu’à réclamer de l’argent aux pères. On mesure les changements organisationnels qu’un tel dispositif exige ; les 450 emplois dédiés à cette nouvelle mission sont de bonne augure à cet égard.
Ainsi rien ne garantit que le non-recours actuellement observé diminue significativement dans un avenir proche. Les travaux sur les droits sociaux le montrent : seule leur automaticité protège véritablement contre ce phénomène. Or, le nouveau « service public » ne prévoit aucunement la « perception automatique » des pensions, à l’instar de celle qui existe au Québec et dont les réformateurs français disent s’inspirer. Là-bas, ce sont les services fiscaux qui prélèvent et reversent les pensions – des administrations qui sont autrement plus contraignantes que les organismes sociaux. Là-bas, l’intermédiation est la règle dans les décisions judiciaires, sauf à ce que les deux parents s’entendent pour ne pas l’utiliser.
En France, l’accumulation de dispositifs, accentuée au fil du temps, complique leur lisibilité, non seulement pour les parents, mais aussi pour les professionnel·les qui les accompagnent. Les parents seront-ils encouragés à opter pour l’intermédiation ? Dans quelles circonstances les juges l’ordonneront-ils ? En médiation familiale (pratique de plus en plus encouragée), que fera-t-on d’une demande d’intermédiation portée par un parent mais refusée par l’autre ?
Seule une mobilisation véritable des différentes catégories d’acteurs impliqués dans les séparations rendrait plausible la diminution significative du taux d’impayés. Faute de quoi, nous en serions réduits à « la proclamation d’objectifs dont on sait la réalisation improbable ». Cette configuration de plus en plus répandue selon le sociologue et politiste Vincent Dubois contribue à la défiance des citoyen·nes à l’égard des institutions. Dans ce cas précis, elle risque de rendre ineffective la politique d’égalité entre femmes et hommes.
Il est alors regrettable que ce nouveau « service public » perpétue un certain nombre d’impensés qui fragilisent la condition des mères séparées (et conséquemment de leurs enfants). Sans automaticité de l’intermédiation, ces femmes continuent d’être placées en position de demandeuses, devant les professionnel·les du droit comme devant les organismes sociaux : c’est à elles de faire des démarches multiples, de prouver les besoins de leurs enfants, et se faisant de douter de leurs droits, de craindre d’attiser les conflits, de voir leur mode de vie surveillé par les administrations.
Présente de longue date, la logique protectionniste d’assistance aux mères est d’autant moins favorable à leur émancipation que leur position économique demeure fragile. En refusant d’individualiser l’ASF (autrement dit d’y donner accès aux mères remises en couple), la réforme actuelle ne les reconnaît toujours pas comme des sujets politiques autonomes, qui ne dépendraient ni de leurs anciens ni de leurs nouveaux conjoints pour faire valoir leurs droits.