Politique

Municipales : le défi des listes citoyennes

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Survenant après les secousses politiques de ces dernières années, les municipales 2020 apparaissent particulièrement sensibles à la question de l’ouverture citoyenne. Dans une improbable union de la gauche, la liste « Amiens c’est l’tien » tente d’intégrer 85% de candidats n’ayant jamais exercé de mandat. Le doctorant en science politique Babak Taghavi a pris part au comité électoral et pu éprouver les failles et les bienfaits d’un dispositif expérimental de régénération démocratique.

À bien y réfléchir, le fait électoral municipal se caractérise par un mode de scrutin pour le moins baroque : c’est sur une liste de noms que se portent les voix. Élection à deux degrés (on élit un conseil municipal qui distribue ensuite les rôles en autonomie), la municipale cache en réalité un troisième niveau de sélection bien antérieur, informel, et très opaque. Dans la ville, les futurs élus du peuple sont en effet avant tout des colistiers cooptés en amont. Au fond, le choix des édiles relève d’un suffrage (très) indirect des électeurs. Il était jusqu’alors admis que le tri préliminaire passe sous les radars citoyens. Mais cette fois, il vaudrait mieux s’y prendre autrement.

La demande sociale de participation politique se montre ces derniers temps plus difficile à ignorer. Le sujet est rebattu mais il n’y a qu’à voir le bond (à couper le souffle) opéré l’an passé entre la contestation d’une taxe et la revendication généralisée d’une citoyenneté dorénavant à l’initiative (celle du RIC). Se proposer comme alternative à l’occasion de la toute première élection post-Gilets-Jaunes contraint alors à l’innovation. La constitution d’une liste à la hauteur de l’impératif citoyen du moment réclame des procédures de sélection toujours plus sophistiquées, quoique jamais infaillibles. À Amiens, la liste des gauches unies « Amiens c’est l’tien » prête l’oreille à cette demande ambiante d’intervention citoyenne et joue volontiers le jeu de l’expérimentation pour relever le défi (épineux) de la citoyennisation.

Depuis la désorientation idéologique consécutive au mandat présidentiel de 2012, être de gauche ne suffirait plus, et depuis le « dégagisme » de 2017, l’union des partis non plus. Lutte Ouvrière et dissidences diverses et variées mises de côté, il n’en reste pas moins vrai que l’alliance des organisations politiques de gauche constitue toujours un bien politique de valeur. Parmi les quarante-deux villes françaises de plus de 100 000 habitants, la coalition maximaliste d’« Amiens c’est l’tien » – France Insoumise, EELV, Ensemble, PCF, PS, Génération.s, Place Publique, et Picardie Debout, le mouvement du député François Ruffin – fait à ce titre clairement figure d’exception[1]. Et c’est après quasiment une année entière de négociations et la réunion sur le fil de deux chantiers parallèles de convergence qu’une union au sein de laquelle aucun ne manque à l’appel aboutit à la fin de l’automne 2019.

Une alliance aussi fragile qu’étendue comme celle d’« Amiens c’est l’tien » complique les opérations déjà délicates d’assemblage de la liste, s’agissant de la distribution équitable des quotas d’éligibles et de non-éligibles (en vertu de rapports de force politiques sans cesse réévalués), ou bien de l’attention accrue portée aux positions des uns et des autres (jusque dans leurs ressorts les plus purement symboliques). Si le recours à une tête de liste, Julien Pradat, éloignée de ces enjeux d’appareil intervient comme une aide au dépassement de l’imbroglio partisan, l’impératif citoyen auquel il s’agit de se soumettre apparente bien l’opération à la quadrature du cercle.

Il s’agit non seulement pour chaque colistier de trouver sa place mais de le faire désormais dans une tête d’épingle : parmi les cinquante-cinq noms que comporte la liste, il est prévu d’emblée que la moitié des candidats et des positions (y compris éligibles) demeure intouchable car réservée d’avance à des futurs citoyens dont on ne sait encore rien au moment de sceller l’union. Le nombre de parts était déjà anormalement élevé, voilà maintenant que le gâteau se réduit.

Pour autant, et malgré une contrainte partisane se voyant décuplée dans cette affaire, le cap citoyen initialement fixé est maintenu jusqu’à l’arrivée. C’est une ligne semi-citoyenniste qui est adoptée en vertu d’une double doctrine de « rassemblement et renouvellement » posée dès le début de l’année 2019 comme condition d’entrée dans la bataille municipale. Pas l’un sans l’autre. Le précepte théorique posé, il faut arrêter une méthode.

Citoyennisation : mode d’emploi

L’intervention citoyenne dans la confection de la liste est imaginée à trois niveaux : au travers (1) d’un appel public aux candidatures et d’un recrutement en marge des actions de campagne (de novembre au 31 janvier à 23h59),  en mobilisant (2) une plate-forme en ligne agrégeant des soutiens et constituant par la même occasion un corps électoral chargé de valider la liste (n=683 à la clôture de la votation le 6 février à 23h59), et enfin – jouant le rôle d’intermédiaire entre les premiers, citoyens prétendants, et les seconds, citoyens validateurs – (3) des citoyens sélectionneurs (tirés au sort parmi des volontaires inscrits) ainsi que des citoyens garants (« grands témoins » désignés par l’équipe de campagne) composant aux deux tiers environ le comité électoral faiseur de liste.

Plus concrètement, c’est un comité composé des trois têtes de liste déjà désignées, sept représentants de la coalition de partis, six femmes et cinq hommes désignés par le sort, le tout sous le regard d’une sportive, d’une artiste et de deux universitaires. Un pied dedans (ayant participé à chaque étape du processus, des réunions préparatoires à la proclamation finale de la liste) et un pied dehors (les grands témoins n’ont pas le droit de vote), je fus l’un d’entre eux.

Notre comité constitué, nous nous réunissons une première demi-journée pour plancher sur les modalités de sélection des citoyens aspirants candidats. On comprend que la rencontre doit avoir lieu le samedi 1e février, la délibération le dimanche 2 et pour le reste, tout est à trancher. Comment procéder ? En la matière, on n’est sûr d’à peu près rien, si ce n’est de quelques contre-modèles : pas de grand oral de l’ENA devant un jury en rang d’oignon, pas d’entretien d’embauche, pas de mise en situation faussement ludique, pas de sonde des personnalités façon RH, pas d’interrogatoire à la Pôle Emploi. On prend soin des mots aussi. Éviter les « compétences » ou les « motivations », et préférer les « attentes » ou les « désirs ». On prend soin des candidats, surtout. Auditionnés un par un ? Devant l’ensemble des vingt-cinq jurés ? Les uns à la suite des autres ? En déversant un discours préparé à l’avance ? De cela, on ne veut pas non plus.

On accommode finalement la bienveillance avec l’efficacité en s’accordant sur deux sessions, sept groupes de jurés et de candidats, et quatre items : le biographique, le rapport au quartier, les thèmes de prédilection, les possibilités d’investissement dans la campagne et le mandat. On divise le local en sept salles jusque dans l’espace cuisine (près de quatre-vingt personnes se sont enregistrées). Une fois les citoyens rencontrés et écoutés (une heure et demi à chaque fois), on se retrouve le lendemain pour délibérer. Chaque groupe de jurés présente ses poulains et fait son plaidoyer (mêlant propriétés objectives et impressions subjectives). On les soumet toutes et tous à un vote préférentiel avec chaque fois un nouveau tour de vote en cas d’égalité jusqu’au consensus. On sélectionne les citoyennes, puis les citoyens, on cherche le bon agencement, paritaire et conforme aux accords de parti. Du matin jusqu’en soirée et très peu de pauses.

Pour mettre en application l’ouverture citoyenne, on a dû ici ménager les partis, injecter une dose de tirage au sort, monter un dispositif spécifique pour départager les candidats et parvenir enfin à une liste légitimée une fois pour toutes. Mais alors, avec quels prétendants ? Il a en effet fallu se constituer un vivier de citoyens dans lequel puiser. « Les citoyens, c’est qui vous allez me dire ? Pour nous, c’est des personnes éloignées de la politique » (ici, lors de la première grande réunion publique à la salle Dewailly d’Amiens le 16 novembre dernier). On entend par là « des personnes qui n’ont jamais exercé de mandat politique et qui n’ont jamais travaillé pour des élus ou des organisations politiques » (comme précisé dans la Charte éthique et démocratique ou dans l’appel à candidatures).

Dans ce contexte de grande coalition partisane, le citoyen est d’abord défini en creux par son apolitisme. Mais la candidature citoyenne relève par la même occasion d’une catégorie opérationnelle ayant vocation, le moment venu, à bien distinguer les places des uns et des autres. Dans le casse-tête de la confection de la liste, est d’abord un candidat citoyen celui qui n’est pas un candidat politique au sens où il serait issu d’une désignation interne à l’une des organisations politiques de l’union.

Si l’apolitisme partisan reste le premier critère, la question de la définition du citoyen ne s’en trouve pas réglée. La qualité de citoyen telle qu’elle s’entend pour « Amiens c’est l’tien »  renvoie à la double (et possiblement contradictoire) propriété de celui qui est engagé dans la cité, tout autant qu’il en serait un cas typique. Cette dualité citoyenne n’est aucunement mise sous le tapis ici, bien au contraire. Reste à savoir de quel côté penche le curseur.

« Sans étiquette, mais pas sans parcours »

Si les profils citoyens qui se dégagent à l’arrivée se caractérisent par leur apolitisme, ils n’en demeurent pas moins militants pour la plupart, et parfois même bien aguerris. Que ce soit dans le cadre d’une activité professionnelle investie comme telle (animation socio-culturelle, éducation populaire, travail social, environnement, justice), ou plus classiquement dans le cadre d’engagements syndicaux ou associatifs parallèles, beaucoup ont déjà fait l’expérience de la défense d’une cause, et jusqu’au meneur de liste lui-même. « Sans étiquette, mais pas sans parcours » tient d’ailleurs à réaffirmer Julien Pradat à la première occasion, faisant volontiers valoir une vingtaine d’années d’engagement au service de projets culturels et d’urbanisme alternatifs.

Et sinon quoi ? Il n’a jamais été question non plus de fournir un certificat de virginité militante. Il est largement établi chez les politistes qu’un engagement en cache bien souvent un autre : pas de fumée politique sans un feu syndicaliste ou associatif. Or, c’est bien ce feu militant qu’il s’agit avant tout de détecter. Il y a bien une prime à l’engagement dans la sélection des candidats mais l’engagement est à entendre ici sous une forme extensive.

Quand les citoyens sont passés en revue, ce que l’on en vient vite à se demander, c’est s’ils mèneront campagne comme il se doit, s’ils sont du genre à « se bouger pour les autres » dans leur quartier ou ailleurs, s’ils sont capables de la jouer collectif et – plus encore – « ce qu’ils ont dans les tripes ». Autant de choses insondables, il est vrai, mais que l’on s’attache bel et bien à soupeser en priorité. Et comment ne pas le comprendre ? Quand Julien Pradat se demande ce qu’est un bon citoyen, il se demande avant tout si celui-ci fera un bon militant. Qui-plus-est, il mène campagne pour la première fois de sa vie. Il a besoin de bras, d’envies et de fermes intentions.

Pour autant, du côté d’« Amiens c’est l’tien », l’engagement ne fait pas le citoyen à lui seul. De bout en bout, l’irruption citoyenne y est aussi envisagée comme une opportunité de diversification sociale. De ce point de vue, l’ouverture est cette fois plus incertaine : sans représentants ouvriers, la liste ne manque pas de cadres et professions intellectuelles supérieures, de professions intermédiaires du travail social, et encore moins d’enseignants.

Et pourtant ! L’attachement manifeste à la non-violence dans la procédure de sélection des candidats témoigne du fait que dans cette affaire, on s’est préparé d’entrée de jeu à accueillir des personnes plus dominées socialement que d’ordinaire, et plus encore à leur donner toutes leurs chances. « Regardons-nous ! Vous voyez ce que je veux dire… ». Dès la réunion préparatoire du comité électoral, la tête de liste entend ainsi mettre en garde contre les travers habituels d’homogénéité sociale à gauche, et contre lesquels la citoyennisation doit aussi agir en remède. Comme grand témoin de cette aventure citoyenne, mon rôle (auto-attribué) a été de faire dévier les débats autant que possible vers la représentativité sociale : quelques notes en amont et des « petits points CSP » au fil de l’eau pendant les délibérations.

Mais ce ne serait pas « un peu réducteur » de se focaliser à ce point sur la profession, comme se le demande un militant du comité électoral ? Spontanément en effet, on ne peut pas lui donner tort. Face aux « tripes » que l’on cherche tant à sonder, on a pour le moins affaire à un indicateur bien froid. De son côté, Julien Pradat exprime après coup quelques regrets. Est-ce qu’il n’aurait pas été mieux de projeter les profils sociaux à l’écran pour mieux les avoir en tête ? Peut-être un peu trop de profs dans le comité électoral ? L’expérience est perfectible, à n’en pas douter. Mais en tous les cas, nulle intention ici de prétendre le contraire.

Parmi toutes les exigences à satisfaire, la marche de la représentativité sociale par la citoyennisation était sans doute trop haute pour un dispositif étalé sur quelques semaines à peine. Il ne faudrait cependant pas occulter les avancées dans le domaine, très directement imputables aux efforts consentis ici. À la faveur singulière des femmes citoyennes, la liste « Amiens c’est l’tien » fait la part belle à des profils plus atypiques en politique : employées précaires de quartiers populaires, AESH, ou secrétaires médicales, éloignées des réseaux militants conventionnels à gauche. Aurait-ce seulement été possible sans jouer ce jeu-là ? Rien n’est moins sûr.

Du citoyennisme électoral au citoyennisme partisan

Bien sûr, pour quiconque tient tant soit peu à l’idéal démocratique, fournir de si sincères efforts pour lever certains voiles du jeu électoral ne peut être que réjouissant. Mais pour salutaire qu’il soit, un tel dispositif montre également qu’aucune bonne volonté conjoncturelle ne saurait se substituer à une campagne permanente – et cette fois, extra-électorale – d’ouverture des organisations politiques sur la cité.

Aux côtés des enseignants habités, des éducateurs pugnaces, et des précieux ingénieurs, que l’on se décide enfin à conjurer le sort, contre vents politiques et marées sociologiques, en allant s’approvisionner en préparateurs de commande chez Amazon, livreurs à vélo, forçats de la grande distribution, aide-ménagères, -soignantes, -maternelles, chômeurs et chômeuses à durée indéterminée, étudiants (boursiers), intérimaires, stagiaires, vacataires, locataires à perpétuité, contractuels « de chantier » ou « de projet », précaires si artificiellement divers, privés d’avenir de toutes catégories, (provisoirement) résignés et (possiblement) combatifs.

Avec des partis franchement plus citoyens, nul besoin à l’avenir de couper les cheveux en quatre pour assurer l’ouverture, et nulle honte à la fin à porter le drapeau ou l’étiquette. Le moment serait d’ailleurs bien choisi : c’est sans doute à l’heure où les vieilles bâtisses partisanes se vident de leurs habitants qu’il serait plus que jamais temps d’en ouvrir les portes et les fenêtres. En attendant, l’audace est toujours la bienvenue, et la persévérance reste de mise. Athènes ne s’est pas faite en un jour et il y a de toute façon bien mieux à faire encore.


[1]   Seule parmi elles, la liste d’Emmanuel Denis à Tours se retrouve dans une configuration approchante.

Babak Taghavi

Politiste, Doctorant à l'Université de Picardie-Jules Verne

Notes

[1]   Seule parmi elles, la liste d’Emmanuel Denis à Tours se retrouve dans une configuration approchante.