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Municipales : impasse ou laboratoire de l’union de la gauche ?

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Les élections municipales sont l’occasion d’un véritable foisonnement d’alliances à gauche. Des alliances à géométrie variables et selon des logiques locales qui plaideraient plutôt pour une dénationalisation des enjeux du scrutin. Pourtant, entre pétrification des logiques partisanes, fragmentation durables de partis qui perdurent dans leur être d’un côté, et début de dépassement et de rassemblement de l’autre, difficile de trancher. Le débat est ouvert.

Depuis longtemps, on n’avait pas observé à gauche aux élections municipales un paysage politique aussi fragmenté et des alliances aussi labiles. Les partis de gauche en lice sont nombreux, issus du « vieux monde » (PS, PCF, PRG, NPA) comme du « nouveau » (LFI, Génération.s, Place Publique…). Ici et là, ils font alliance et commerce électoral selon des combinatoires très variables. Dans les villes, on a pris langue, discuté, négocié et parfois on a convergé alors qu’au niveau national, les blocages et les incompréhensions sont toujours globalement de mise. La vieille formule de l’union de la gauche (PS-PCF), déjà affaiblie en 2008 et 2014, a éclaté, laissant place à une extrême variété de situations et de configurations.

Elle s’explique largement par l’affaiblissement des partis et leur balkanisation. Les partis nationaux ne semblent plus avoir guère de prise sur des alliances qui s’opèrent essentiellement en fonction de logiques locales et des spécificités territoriales. Localement, les organisations sont trop faibles et anémiées pour constituer des listes seules. Les alliances à gauche ont aussi été fertilisées et dynamisées par deux phénomènes assez inédits : l’écologisation des agendas électoraux et l’ouverture régénératrice des listes « citoyennes ».

Un consensus s’est dégagé le plus souvent localement autour de la centralité de la transition écologique qui est devenue LE thème programmatique incontournable. Même si le citoyennisme peut être un habillage et relève souvent d’une forme d’instrumentalisation, les « citoyens » (au sens de non écartés…) viennent perturber l’entre soi partisan, le cénacle des petits arrangements ou forcent les appareils à l’union.

Un brouillage des repères et des réflexes traditionnels s’opère ainsi. Une forme de dénationalisation de la vie politique est à l’œuvre. De quelles dynamiques plus larges est-elle annonciatrice ? Répond-elle qu’à des logiques purement électorales et locales ou peut-elle être le creuset d’une redéfinition des frontières partisanes ?

Après les élections municipales, la grande question à gauche sera celle de l’union. Impérieuse, incontournable mais improbable… Les élections régionales (mars 2021) en feront un enjeu central (dans beaucoup de régions, la gauche n’aura aucun élu si elle n’est unie dès le premier tour). Pour l’emporter face à Emmanuel Macron, la gauche ne peut se permettre de présenter plusieurs candidats au premier tour de l’élection présidentielle car la barre de qualification pour le deuxième tour sera élevée. Le président de la République est toujours à l’évidence fort des faiblesses du camp de gauche. Il envisage d’accentuer la droitisation de son électorat pour sa réélection notamment parce que la gauche, inexorablement émiettée, n’apparaît pas comme une alternative.

Le morcellement n’est donc pas une option viable. Reste à définir la question épineuse de la méthode à adopter pour parvenir à une candidature unique : recompositions partisanes d’ampleur ? Naissance d’une confédération de la gauche ? Primaires ouvertes de tous ses partis après la négociation d’une plate-forme programmatique commune engageant les candidats ? Primaires darwiniennes « par les sondages » (un candidat se détache dans les enquêtes d’opinion et rallie le « vote utile » du rassemblement) ?

Des pistes existent mais, dans l’attente, qu’annonce ce foisonnement des alliances au niveau municipal ? Une pétrification des logiques partisanes, chaque formation partisane cherchant avant tout de manière pragmatique à avoir le maximum d’élus locaux pour se maintenir en vie ? Ou leur dépassement, les convergences réalisées étant le prélude à des recompositions et des alliances plus larges ? On présentera ici les deux lectures possibles de la séquence des élections municipales. On laissera le débat ouvert : entre l’hypothèse pessimiste de l’éclatement durable et le scénario de prémisses d’un rassemblement, il est bien difficile à ce stade de trancher…

Des alliances plurielles

Revenons d’abord sur le paysage politique municipal à gauche et le périmètre des alliances, à géométrie particulièrement variable lors de ce scrutin. Dans les villes de plus de 30 000 habitants (268), le PS est allié au PCF dans 120 communes, aux Verts dans 92 communes, à Génération.s dans 80 communes. Des rapprochements inédits EELV-PCF ont vu le jour (Strasbourg, Villeneuve d’Ascq, Nevers, Rouen, Saint-Denis…). À Nevers, ville perdue par le PS en 2014, Europe écologie-les Verts et le Parti Communiste sont alliés contre une liste Nevers en Commun (La France Insoumise, Génération.s, Place Publique, Nouvelle Donne et PS).

À Saint-Denis, le maire sortant communiste se représente avec le soutien de EELV tandis qu’à Rouen, communistes et écologistes font alliance contre le candidat du PS (dont le maire sortant est issu). À Besançon, Bordeaux ou Marseille, des socialistes se sont effacés au nom du rassemblement, derrière des têtes de listes écologistes, jugées plus porteuses électoralement.

Les alliances de La France Insoumise sont elles aussi très diversifiées selon les villes. Alors que la ligne officielle du mouvement n’est pas celle de l’union de la gauche (le concept de « fédération populaire » est assez nébuleux…), LFI se trouve dans des alliances avec le Parti Socialiste à Marseille (une partie des Insoumis), Amiens, Bourges, Valenciennes, Fâches-Thumesnil (59)… Les relations avec le PCF sont variables. À Ivry, une coalition EELV, PS, LFI défie le maire communiste sortant.

La situation en Seine-Saint-Denis est particulièrement confuse (les relations entre les deux organisations ont été exécrables en 2017). À Saint-Denis et Saint-Ouen, les Insoumis et le PCF sont concurrents. Ailleurs, les anciens frères ennemis font liste commune. À Bagnolet, Montreuil, Pantin ou Aubervilliers, le comité électoral de LFI a validé les accords de premier tour avec le PCF selon une logique d’union de la gauche traditionnelle qui suscite une opposition très forte chez les adhérents insoumis (nombre d’entre eux dénoncent « la trahison de la révolution citoyenne »). LFI fait alliance avec le NPA à Bordeaux, avec EELV et Eric Piolle à Grenoble.

Les alliances de Génération.s sont très variables ici et là : à 25% le parti figure sur une liste dirigée par un candidat PS, à 22% par une tête de liste EELV, à 17% par le PC, 11% par des personnalités engagées, 6% par la LFI, 4% par la Gauche Républicaine et Sociale. Un candidat de Génération.s est tête de liste dans 15% des listes où le mouvement est engagé. Ce dernier soutient à Marseille le Printemps Marseillais, à Paris, Lyon et Nantes le PS, à Strasbourg LFI, à Bordeaux EELV…. À Toulouse, l’ancien maire Pierre Cohen dirige une liste.

Des alliances parfois larges et « citoyennes » ont été réalisées. À Amiens, à l’initiative forte de François Ruffin, une liste « citoyenne » (50% d’encartés) fédère EELV, la France Insoumise, le PS et le PCF. Dans la cité phocéenne, là encore autour d’une forte dynamique citoyenne, la liste issue du Printemps Marseillais rassemble au final le PS, le PCF, une partie des Insoumis (l’assistante parlementaire de Jean-Luc Mélenchon, Sophie Camart, est candidate dans un secteur). La tête de liste est une conseillère départementale dissidente EELV, Michèle Rubiola (EELV présente des listes de son côté).

À Toulouse, l’Archipel Citoyen qui revendique aussi le label de listes citoyennes est soutenu par EELV (qui a obtenu la tête de liste), la France Insoumise et des dissidents socialistes. Dans des villes moyennes comme Bourges ou Fâches Thumesnil, tous les partis de gauche sont réunis.

Mais dans d’autres villes, la désunion totale est au rendez-vous. À Roubaix, ville sociologiquement de gauche, perdue par le PS en 2014, sept listes à gauche se présentent contre le maire sortant UDI, soutenu par LREM. À Montpellier, où Jean-Luc Mélenchon a fait le plus haut score de toutes les villes de plus de 100 000 habitants au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 (31,5%), la gauche est lancée dans un suicide collectif. Face à un maire sortant « apolitique », et alors que la première candidate écologiste était en tête en janvier dans les sondages, trois listes candidates se disent « écologistes » (la bataille de l’investiture EELV a été rocambolesque) et on dénombre cinq listes de gauche.

Lecture 1. Luttes des places et bataille à gauche pour le leadership : les partis de gauche se perpétuent dans leur être.

On peut proposer une première interprétation, pessimiste, de ce foisonnement de l’offre à gauche et de cette prolifération d’alliances aux contours différenciés. Chaque parti essaie avant tout de jouer au mieux sa partition et de défendre ses intérêts locaux, laissant aux cadres et responsables de terrain, selon les affinités locales, le soin de défendre les meilleures combinaisons possibles. Au niveau national, l’objectif des partis est d’investir le plus grand nombre de candidats. Les élections municipales revêtent pour l’ensemble des partis une importance majeure[1].

Les partis de gauche cherchent à obtenir le maximum d’élus car leur implantation mais aussi leurs ressources financières en découlent très largement. Le Parti Socialiste, qui a perdu beaucoup de villes en 2014, a l’ambition avant tout de préserver son réseau d’élus qui constitue désormais ses ressources essentielles. Le PCF se trouve dans une situation similaire même si le nombre de ses élus est moins conséquent (600 maires, 7000 élus municipaux). Sa survie est indexée depuis des années sur la persistance d’un communisme municipal, vital quoique de plus en plus rabougri territorialement. Prenons l’exemple de la fédération du Nord qui peut s’appuyer sur 40 communes communistes. Ses six permanents sont largement financés par les contributions au parti de ces élus municipaux.

Les élections municipales constituent aussi un enjeu primordial pour les « petits » partis ou les jeunes organisations qui cherchent à s’installer dans la vie politique. Génération.s, mouvement né dans le sillage de la candidature présidentielle de Benoît Hamon, cherche à présenter le maximum de candidats (il s’appuie déjà sur 300 élus sortants). L’objectif est de tripler le nombre d’élus, pensés comme « des cadres du mouvement », condition de sa pérennité.

Dans les communes de plus de 9 000 habitants, le parti est présent dans 400 communes (40 têtes de liste dans 25 départements). Nouvelle Donne présente des candidats dans une soixantaine de villes tout comme Place Publique, mouvement apparu au moment des élections européennes autour de Raphaël Glucksmann. La Gauche Républicaine et Socialiste que Marie-Noëlle Lienemann et Emmanuel Maurel ont fondée après leur départ du PS en 2018, cherche aussi à peser à gauche et se compte (elle recense près de 400 candidats aux élections municipales). Ce qui est donc en jeu au niveau des élections municipales, c’est le maillage d’organisations à gauche, largement municipalisées. La permanence de ces réseaux territorialisées risque de pérenniser le patriotisme de parti et les intérêts électoraux qui en sont au principe.

Ce qui se joue aussi dans le scrutin, c’est la bataille du leadership à gauche. LFI, peu implantée localement, a décidé de l’enjamber (le mouvement ne présente officiellement que des listes citoyennes et cherche à éviter de se compter). Dans les faits, Jean-Luc Mélenchon est assez pragmatique, adaptant sa stratégie au gré des situations locales. A contrario, EELV est engagée dans une bataille de leadership depuis les élections européennes (et pas seulement à gauche…) en vue de la prochaine élection présidentielle. Il s’agit de « sortir de l’imaginaire du sympathique supplétif » selon Yannick Jadot.

Le parti cherche à présenter le maximum de têtes listes : 105 dans les villes de plus de 30 000 habitants. Dans cette strate de ville, les écologistes participent dans 28 cas à des listes emmenées par un socialiste. Dans les villes de moins de 30 000 habitants, la direction recense 52 têtes de listes EELV. Dans 42 des 53 villes de plus de 100 000 habitants, on dénombre une tête de liste EELV. Le parti écologiste joue l’union quand elle est conforme à ces intérêts. A Toulouse (Archipel Citoyen), les membres d’EELV ont fait clairement entendre qu’ils quitteraient l’aventure si la tête de liste ne revenait pas à un écologiste. La France Insoumise souhaitait quant à elle la désignation d’un profil citoyen mais s’est ralliée finalement à cette option.

Lecture 2 : le rassemblement est en marche

On peut néanmoins mobiliser une autre analyse, plus optimiste et plus prometteuse en termes d’union pour l’avenir. D’abord, l’évolution du PS et son affaiblissement sont une chance et une opportunité. Défait, déclassé, l’ex-parti gouvernemental est moins arrogant, moins hégémonique, jouant souvent le rôle du facilitateur de l’union. L’alliance à gauche est facilitée quand le PS renonce à la tête de liste (Marseille, Nîmes…). L’inventaire du pouvoir par Olivier Faure et son opposition vigoureuse à la réforme des retraites ont rendu moins infréquentable le parti. Des dynamiques locales, au-delà des intérêts partidaires bien compris, se jouent peut-être à gauche.

Rappelons qu’historiquement, l’union de la gauche s’est souvent construite localement et aux élections municipales. Les élections de 1977 ont été un creuset et un levier essentiels. On observe une forme de re-politisation de la question locale. Certes, elle demeure limitée. Dans la plupart des villes, l’apolitisme est de mise. L’heure est au « pragmatisme », aux « bonnes volontés », loin de toute symbolique partisane ou conflictuelle. Les valeurs avancées sont le plus souvent consensuelles : proximité, solidarité, progrès, vivre ensemble, confiance, ville durable…De ce point de vue, même si ces élections sont très difficiles pour la République en Marche, une forme de macronisme municipal s’est généralisée (les maires se définissent comme des gestionnaires dépolitisés et des partisans du « en même temps »).

On observe pourtant des ferments de politisation de la sphère locale avec la réapparition du municipalisme[2]. L’écologisation spectaculaire des agendas électoraux lors de ce scrutin municipal ouvre aussi une fenêtre possible de convergence idéologique à gauche. La transition écologique est la matrice de la gauche en devenir : le doute n’est plus permis désormais. Le dogme de l’attractivité et de la métropolisation est remis en cause ici et là avec une certaine vigueur.

Le thème des communs locaux fait souche. Les militants peuvent mesurer localement que ce qui les rapproche est bien plus important que ce qui les divise. Ils font campagne parfois ensemble et prennent peut-être de nouvelles habitudes de travail politique. Ces rapprochements par le bas se coaguleront-ils ? Dans les futures municipalités, les militants de divers partis qui travailleront ensemble seront-ils les artisans de convergences plus globales ? Reste à savoir aussi combien la gauche rassemblée gagnera de villes (les négociations de second tour s’annoncent âpres et complexes) ?

Enfin, une forme de pression citoyenne au rassemblement s’est expérimentée lors de ce scrutin qui pourrait être un modèle pour la suite. Dans les grandes villes, les listes citoyennes sont de fait le plus souvent hybrides (mi-citoyennes, mi-partisanes). Le principe du « 50-50 » s’impose : moitié de citoyens engagés (hors des partis) ou profanes, moitié issus des partis selon un dosage complexe et objets de longues négociations. C’est le cas à Toulouse (Archipel Citoyen), Amiens (Amiens c’est l’tien), Marseille (Printemps Marseillais), Poitiers, Mulhouse, Chambery, Annecy…

Sur le plan stratégique, une forme de donnant-donnant pragmatique est au principe de ces assemblages politiques hétérogènes, très majoritairement de gauche. Aux partis, les « citoyens » apportent une forme de virginité, de fraîcheur, de diversité sociale, de garantie démocratique, de nouvelles inspirations politiques (municipalisme, participationnisme…). Mais les « citoyens » visent aussi l’efficacité électorale et rejettent le principe d’une candidature de « témoignage ». Le réalisme électoral impose de s’appuyer sur les partis pour rassembler, être crédible, bénéficier de certaines ressources (savoir-faire électoraux, financement, notoriété, expérience…).

Les citoyens ont exercé une forme de pression à l’unité et au rassemblement sur les partis, surtout lorsque la logique centrifuge des intérêts partisans particuliers reprenait ses droits. La question de savoir désormais comment elle pourrait se déployer à l’échelle nationale pour contraindre les partis politiques à l’union lors de la prochaine élection présidentielle (initiatives de la société civile engagée pour imposer des primaires, un dialogue politique, une confrontation programmatique…). Tout n’est peut-être pas perdu…

 


[1] Rémi Lefebvre, « Des partis en apesanteur sociale ? » in Igor Martinache, Frédéric Sawicki, dir., Politique : fin de partis ?, Paris, Le Seuil, La vie des idées, 2020

[2] Rémi Lefebvre, « Quelles leçons historiques et politiques tirer du municipalisme ouvrier ? », Mouvements, 2020/1

Rémi Lefebvre

Politiste, Professeur à l'Université de Lille 2

Mots-clés

Gauche

Notes

[1] Rémi Lefebvre, « Des partis en apesanteur sociale ? » in Igor Martinache, Frédéric Sawicki, dir., Politique : fin de partis ?, Paris, Le Seuil, La vie des idées, 2020

[2] Rémi Lefebvre, « Quelles leçons historiques et politiques tirer du municipalisme ouvrier ? », Mouvements, 2020/1