Le virus et la Nation – regard historique sur la santé publique chinoise en temps de Covid-19
Dans son rapport publié le 28 février 2020, la mission conjointe OMS-Chine sur le Covid-19 étayait les conclusions suivantes : « La Chine a peut-être déployé les efforts de confinement des maladies les plus ambitieux, les plus agiles et les plus agressifs de l’histoire […] L’atteinte d’une couverture exceptionnelle par et en adhésion à ces mesures de confinement n’a été rendue possible que par l’attachement profond du peuple chinois à l’action collective face à cette menace commune ».
Le rapport décrit également une communauté internationale qui, en comparaison, ne serait « mentalement et matériellement pas prête à implanter les mesures employées en Chine ». Quelques jours plus tard, alors que le virus vient d’être déclaré urgence de santé publique de portée internationale, le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, disait se sentir « extrêmement concerné par l’accroissement du nombre de pays déclarant des cas, et plus particulièrement chez les pays disposant d’un système de santé plus faible ».
La pandémie du Covid-19 constituerait à ce titre un moment charnière pour tester la capacité de divers systèmes de santé à faire face à une telle crise. Un constat qui n’a pas échappé au neurologue de la Salpêtrière qui, le 27 février, interpelait déjà Emmanuel Macron sur le fait que cette crise sanitaire risquait, en France, de survenir sur un « hôpital fragilisé » par ses manques de moyens financiers et humains.
En comparaison, sous-entend-t-on, la Chine disposerait donc d’un système de santé robuste qui aurait prouvé son efficacité dans sa rencontre avec le virus. La capacité du pays à mettre entièrement en quarantaine une région de plusieurs millions de personnes, à y construire des hôpitaux en l’espace de dix jours et à développer un système de surveillance sanitaire à l’échelle nationale a en effet été particulièrement notée dans la presse.
La réactivité du pays et les moyens humains déployés auraient, à ce titre, constitué des facteurs essentiels dans le contrôle du virus et l’allocation d’un temps de manœuvre plus long à l’ensemble de la communauté internationale.
D’autres voient au contraire le virus comme le révélateur de la matrice totalitaire d’un système politique chinois corrompu, obsédé par la « stabilité sociale » et le contrôle de l’information. En témoigneraient le silence établi sur le nombre de cas et la communicabilité du virus d’humain à humain au début du mois de janvier ainsi que les intimidations et arrestations pour « diffusion de rumeurs » de lanceurs d’alerte (comme le médecin Li Wenliang) et de journalistes citoyens, ou encore la nature extrêmement coercitive et liberticide des mesures de confinement prises à l’échelle nationale.
L’approche du virus par le biais de la santé publique chinoise, est, elle, bien moins présente. La situation paraît certes inédite. Toutefois, les tensions qu’elle ravive et les réactions qu’elle suscite s’inscrivent dans une temporalité plus longue, allant de la politisation de la santé sous le maoïsme jusqu’aux réformes plus récentes du système de santé et de prévention. Cette histoire façonne les visages de la santé sur lesquels se sont construites les réactions chinoises au Covid-19.
Si la rhétorique et les usages paraissent familiers, la structure de santé publique et les acteurs d’aujourd’hui ont peu à voir avec ceux de la période maoïste.
L’idée d’une « guerre du peuple contre le virus » n’est pas récente en Chine. La métaphore filée ces dernières semaines par différents acteurs de l’État – à l’image de cette affiche déployée dans un village du Hubei déclarant que « Quiconque ne déclare pas sa fièvre est l’ennemi de classe du peuple » – ravive en effet une rhétorique et un rapport extrêmement politisé à la santé publique dont la Chine maoïste avait déjà posé les jalons.
L’arrivée des communistes au pouvoir a en effet été marquée, dès le début des années 1950, par la mise en œuvre d’une politique sanitaire populaire à bas coût et de proximité, structurée autour d’un dense maillon de Stations pour l’Hygiène et la Prévention des Épidémies instituées à chaque niveau administratif de l’État. Portée par des campagnes politiques de masse, l’amélioration de la santé de la population a très tôt constitué un pilier revendiqué et un instrument puissant de légitimation du pouvoir.
La Campagne Patriotique pour la Santé de 1952 décrivait ainsi la prévention et l’amélioration de la santé comme devoir patriotique dans un contexte de guerre froide et de suspicion d’attaque biologique menée par les États-Unis. Les aspects les plus explicitement positifs de ces politiques sanitaires populaires sont généralement les mieux retenus : chute de la mortalité infantile et doublement de l’espérance de vie entre 1949 et 1976 ; campagnes de vaccination de masse ; quasi-éradication de la schistosomiase qui touchaient près de dix millions d’individus dans les années 1950 ; contrôle du choléra, de la peste, de la malaria…
On oublie pourtant souvent les effets les plus désastreux de cette politisation radicale de la santé. La lutte contre les « Quatre Pestes » de 1958 participa à un déséquilibre écologique qui joua un rôle non négligeable dans la Grande famine ; les mesures pour endiguer la lèpre dès les années 1950 se firent au prix de la stigmatisation sociale et de la mise en quarantaine forcée des malades et de leurs médecins, contraints d’être envoyés au front de la maladie du fait de leur mauvaise étiquette de classe.
La Révolution culturelle signa, quant à elle, une déprofessionnalisation sans précédent du secteur médical par la fermeture des écoles de médecine et la persécution des médecins qualifiés. À ce même moment, les Gardes rouges censés porter la Révolution aux quatre coins du pays participaient à la diffusion d’une épidémie de méningite cérébro-spinale qui ne fit pas moins de 160 000 morts.
Pour autant, la santé publique s’affirme dès cette époque comme outil géopolitique pour la Chine. De 1963 à 1989, la RPC envoie des équipes médicales dans plus de quarante pays d’Afrique qui joueront en retour un grand rôle dans l’intégration de la Chine à l’ONU en 1971. Dans les années 1970, la campagne des « médecins aux pieds nus » s’impose à l’international comme alternative louable aux structures verticales des programmes américains ou soviétiques : le « modèle chinois de santé publique » inspire alors explicitement le nouvel objectif de « santé pour tous » adopté en 1977 par l’OMS et inclus dans la déclaration d’Alma l’année suivante.
Il serait tentant d’établir un parallèle direct entre l’approche politique de la santé sous Mao et la « guerre contre le virus » déclarée au niveau national depuis le Covid-19, remobilisant des logiques de « quarantinisation » et de stigmatisation politique. Si la rhétorique et les usages paraissent familiers, la structure de santé publique et les acteurs sur laquelle s’appuie aujourd’hui la lutte contre le virus ont pourtant peu à voir avec ceux de la période maoïste.
Le repli sur la protection individuelle s’inscrit aussi paradoxalement dans ce même mouvement de croyance ébranlée en la capacité des institutions à protéger les personnes.
L’adoption de la « santé pour tous » par l’OMS intervient, paradoxalement, au moment même où les politiques de santé chinoises s’écartent du modèle développé et prôné jusqu’alors. La mort de Mao et la mise en place de réformes économiques par Deng Xiaoping conduisent à une décentralisation, une baisse des financements et une privatisation partielle des institutions jusqu’alors garantes d’un suivi de proximité. Les coopératives médicales qui couvraient près de 80% des espaces ruraux en 1979 n’en touchent plus que 9,5% en 1986.
Les Stations locales pour l’Hygiène et la Prévention des Épidémies sont contraintes de rendre un plus grand nombre de services payants (comme les vaccinations) et de concentrer leurs activités sur l’inspection sanitaire de restaurants ou d’usines, transformant « le bras publiquement financé des campagnes sanitaires de masse en une police sanitaire autofinancée ». Les hôpitaux publics se mettent quant à eux à privilégier le soin plutôt que la prévention, et à prioriser les activités les plus lucratives, comme la vente de médicaments (dont les prix ne sont pas régulés).
Ce mouvement engendre, depuis les années 1980, une perte de confiance croissante envers les structures de santé. Un rapport du Conseil d’État chinois déplorait en 2005 que les hôpitaux – principaux espaces de consultation en l’absence de médecins de ville – étaient devenus « des clubs pour les riches », la consultation des meilleurs spécialistes supposant de disposer d’un certain capital social ou économique.
Cette méfiance est encore largement diffuse de nos jours, en témoigne l’augmentation des agressions de médecins depuis les années 2000 qui contribue à faire des hôpitaux des espaces de plus en plus policés. Les multiples scandales de corruption qui ont entaché la Croix Rouge chinoise au cours des années 2000 participent aussi de cette tendance : lors du Covid-19, on a ainsi vu la population préférer envoyer directement leurs dons aux hôpitaux plutôt que de passer par cet intermédiaire peu digne de confiance.
L’année 2003 constitue à ce titre un moment charnière. L’épidémie de Syndrome Respiratoire Aigüe Sévère (SRAS) signe en effet un accroissement des incertitudes sanitaires initiées dès les réformes. On assiste en réaction à une individualisation du rapport à la santé et à la prévention – une tendance qui fait notamment le jeu de pullulantes entreprises de produits de santé qui promettent aux individus de les prévenir de la fréquentation d’hôpitaux coûteux.
Ainsi, si certains voient dans la coopération des individus aux mesures récentes de confinement et dans le recours massif aux masques chirurgicaux le signe d’un sens diffus de la responsabilité collective initié depuis le SRAS, ce repli sur la protection individuelle s’inscrit aussi paradoxalement dans ce même mouvement de croyance ébranlée en la capacité des institutions à protéger les personnes.
L’arrivée du SRAS coïncide également avec la refonte plus large du système de gestion des épidémies hérité de la période maoïste. La privatisation des services de santé qui avait été initiée dans les années 1980, combinée à une plus grande mobilité de la population, avait en effet engendré un retour de maladies comme l’hépatite ou la typhoïde que l’on croyait essentiellement éradiquées, et une peur croissante de voir les maladies infectieuses s’étendre au-delà des frontières.
Peut-être y’a-t-il aujourd’hui un refus croissant, chez les acteurs de la santé publique et la population, de la primauté du politique sur un système de santé publique déjà fragilisé.
La grippe aviaire H5N1 qui touche Hong Kong en 1997 lance la sonnette d’alarme. Les Stations locales pour l’Hygiène et la Prévention des Épidémies sont alors transformées au début des années 2000 en Centres pour le Contrôle et la Prévention des Maladies (CDC), inspirés du modèle américain. Leur création initie un nouveau rapport à la politisation de la santé, fondé sur une structure institutionnelle bien différente de celle qui avait caractérisé la période maoïste.
Principalement orientées vers une recherche scientifique cosmopolite qui s’éloigne d’une approche sociale et de proximité de la prévention, ces institutions s’avèreront également largement assujetties au pouvoir en temps de crise. En 2003, les CDC chinois, tout neufs et aux missions encore mal définies, sont mal préparés à l’arrivée du SRAS, dont la gestion peu transparente est alors largement critiquée par la communauté internationale.
Les temporalités de développement de l’épidémie ne sont pas sans rappeler, à ce titre, celles du Covid-19 : remontée précoce des cas par les médecins ; absence de suivi des recommandations des experts par l’État ; censure médiatique de toute information relative au virus ; dénonciation de la sous-estimation du virus et appel à une enquête de l’OMS par le lanceur d’alerte de l’époque, le chirurgien militaire retraité Jiang Yanyong ; déclaration officielle d’une « guerre populaire contre le virus » et déploiement d’un programme ambitieux de quarantaine et d’isolation quelques jours plus tard ; mise à pied pour l’exemple, enfin, du ministre de la santé et du maire de Pékin.
Le flot de financements gouvernementaux et de soutien matériel qui est dirigé vers les CDC au lendemain du SRAS fait croire un temps en la possibilité d’inventer de nouvelles manières – plus préventives, plus scientifiques, et en accord avec les attentes internationales – d’anticiper et de réagir aux épidémies, prodiguant aux jeunes acteurs des CDC, souvent formés à l’étranger, une nouvelle raison d’être professionnelle. L’arrivée de l’épidémie de grippe A (H1N1) en 2009 met toutefois largement à mal ces ambitions, et renforce, chez les acteurs scientifiques, la conscience d’une primauté des intérêts de l’État sur celle de la santé publique en temps de crise sanitaire.
D’un côté, les mises en quarantaine d’étrangers appliquées avec forte conviction professionnelle pour contenir l’arrivée de ce virus identifié au Mexique, sont en effet critiquées par l’OMS comme sur-réaction et fustigées comme xénophobie par la presse étrangère, suscitant dans les CDC un sentiment d’injustice et une défense de l’efficacité du modèle autoritaire chinois qui refait aujourd’hui partiellement surface. De l’autre, les acteurs des CDC se heurtent eux-mêmes avec désillusion à la place tout à fait secondaire accordée par l’État à leurs recommandations : la satisfaction des supérieurs prime sur la véracité des données produites et la transparence ; les plans établis en amont sont largement ignorés.
On sait aujourd’hui que les CDC ont été mobilisés dès le mois de décembre pour identifier le virus du Covid-19 avec une rapidité surprenante. On sait aussi que l’État a strictement interdit, pendant plusieurs dizaines de jours, la diffusion de ces résultats et ignoré les recommandations des experts de la santé publique, préférant appliquer tardivement une mise en quarantaine massive qui, selon les témoignages, avait peu à voir avec un plan rationnellement coordonné et a sûrement eu des conséquences sanitaires importantes que l’on évalue encore mal.
La soumission forte de ces institutions scientifiques au pouvoir politique témoignerait en ce sens d’une certaine continuité dans la gestion de l’épidémie du SRAS, du H1N1 et du Covid-19, renforcée dans le contexte autoritaire de la présidence de Xi Jinping. Le rôle inédit que semblent avoir joué conjointement les médecins et les CDC dans l’émission de l’alerte sur le Covid-19 ainsi que le soutien populaire qui leur a été massivement exprimé signe peut-être toutefois un refus croissant, chez les acteurs de la santé publique chinois, de la primauté du politique sur un système de santé publique déjà largement fragilisé.