Capitalisme : le pari sur un avenir inconnu
« Le capitalisme est essentiellement un système financier », notait, il y a plusieurs décennies, l’économiste américain Hyman Minsky. Ce système économique vit et respire en faisant des paris sur un avenir – un avenir incertain voire fondamentalement imprévisible mais qui pourrait quand même s’avérer meilleur que le présent. Investir, c’est faire un pari sur l’avenir ; un pari fondé sur l’espoir que le retour sur investissement couvrira le coût du projet et dégagera en outre un profit digne de ce nom.
La pandémie de COVID-19 a jeté un froid sur le capitalisme tel que nous le connaissons. Sans grand préavis, et pour une durée de plusieurs semaines qui se transforment en mois, les économies nationales du monde entier ont été plongées dans la paralysie. Malgré toutes les discussions concernant les stratégies pour sortir du confinement et relancer l’économie, nous ne savons pas quelles modalités pourraient fonctionner, ni même s’il en existe une capable de fonctionner, et encore moins si une sortie peut être programmée sans déclencher une seconde vague de contamination, laquelle pourrait nécessiter un nouveau confinement.
Pire encore, la crise économique induite par le COVID-19 n’est sans doute que la première d’une série de crises à venir. Le changement climatique est là, un fait que seuls les plus farouches sceptiques en la matière contestent. Qui plus est, les scientifiques ont établi un lien entre le COVID-19 et le changement climatique. Ils ont identifié deux facteurs : la destruction des habitats des animaux, notamment des chauves-souris (qui ont transmis le SRAS aux humains, et peut-être aussi le COVID-19) ; et la pollution atmosphérique qui aurait affaibli le système immunitaire des citadins des grandes villes du monde.
La crise actuelle doit nous servir de signal d’alarme pour nous inciter à changer de direction et à redonner à l’humanité une assise plus solide sur cette planète. Malheureusement, il est peu probable que cela se produise de sitôt, et ce pour deux raisons principales. Un, les responsables politiques feront tout pour un retour le plus rapide et complet possible à la normale. Ils veulent relancer l’économie à tous prix et, à cette fin, beaucoup sont prêts à mettre l’environnement en danger, notamment grâce à la levée de certaines restrictions. Deux, le capitalisme est, par essence, fondé sur le fait de parier sur un avenir inconnu.
N’importe qui peut faire une promesse de paiement, mais il n’est pas dit qu’il trouvera preneur. Pour augmenter les chances que de telles promesses trouvent effectivement preneurs, elles ont été gonflées aux stéroïdes juridiques, encodées par la loi afin que l’acquéreur potentiel soit assuré d’un traitement préférentiel. De nombreux dispositifs juridiques (rattachés au droit de la propriété, au droit des garanties, au droit des sociétés et des faillites, au common law trust et au droit des contrats) sont désormais utilisés pour transformer les promesses en actifs, lesquelles ont dès lors des rendements futurs suffisamment sûrs pour être monétisées.
L’idée de base est toujours la même : une promesse de paiement futur n’est que cela, une promesse, laquelle peut s’avérer vide.
Une promesse de paiement peut ainsi être transformée en un actif pouvant être détenu, acheté et vendu sur le marché, tandis que des garanties ou des collatéraux peuvent cautionner cet actif : le créancier a alors la possibilité de faire valoir ses droits contre le garant, ou de saisir et de vendre le collatéral pour couvrir toute perte en cas de défaillance du débiteur. Un actif utilisé comme garantie d’une promesse peut même être utilisé pour plusieurs promesses et être transmis par le créancier à ses propres débiteurs, une pratique connue sous le nom de « réhypothécation ». En outre, certaines promesses peuvent être assorties d’options permettant de les convertir en espèces à la demande du propriétaire, lequel peut ainsi transférer le risque de perte de valeur à d’autres. Enfin et surtout, certaines promesses peuvent bénéficier d’un traitement préférentiel en cas de faillite, permettant au détenteur de recouvrir son dû avant les autres, imposant ainsi invariablement des pertes aux autres.
De nombreux termes ont été inventés pour qualifier les différents habillages juridiques des promesses de paiement : billets, obligations, débentures, lettres de change, conventions de rachat (Repos), titres adossés à des actifs, et toute une série de produits dérivés, c’est-à-dire des promesses qui ont été construites sur la première promesse mais qui peuvent être transférées séparément. Toutefois, l’idée de base est toujours la même : une promesse de paiement futur n’est que cela, une promesse, laquelle peut s’avérer vide. Les investisseurs, en particulier les investisseurs sur les marchés anonymes qui ne connaissent pas le débiteur final, n’achèteront de telles promesses que s’ils ont le droit de faire valoir cette promesse contre le débiteur lui-même ou, si le débiteur ne paie pas à temps, contre le garant ou l’actif.
De son côté, le débiteur est libre de faire toutes ces promesses et de souscrire aux obligations légales imposées, et d’espérer trouver quelqu’un d’autre qui lui accordera un autre prêt pour refinancer la première promesse, au cas où il viendrait à manquer d’argent. Tant que la possibilité de refinancement reste ouverte, le débiteur est libre de faire de nombreuses de promesses même s’il sait ne pouvoir les tenir. De même, les créanciers (ou les investisseurs) continueront d’acheter ces promesses, même s’ils savent que le débiteur ne pourra peut-être pas les tenir, tant qu’ils estiment disposer des droits légaux garantissant qu’ils auront, au final, gain de cause.
Mais lorsque la musique s’arrête, le désastre menace. Tous les acteurs de la chaîne d’engagements de dettes imbriqués se précipitent vers la sortie, en essayant de vendre des actifs dont la valeur s’effondre du fait que d’autres, aussi, tentent de se débarrasser d’actifs similaires ; ou bien ils essaient de faire valoir leurs droits auprès des garants, qui verront leurs propres réserves de liquidités s’épuiser, ou contre les actifs promis en garantie, lesquels pourraient connaître le même sort que la promesse initiale et voir leur valeur chuter avant même que le créancier puisse mettre la main dessus.
Sans doute est-il possible d’avancer que les chocs importants subis par le système financier sont relativement rares et que, compte tenu du potentiel de hausse, ils valent la peine d’être endurés. Cependant, il est essentiel de comprendre que jamais un système financier n’a été aussi fragile que l’actuel. Depuis les années 1970, un système de crédit fondé sur le marché a été mis en place, en grande partie pour éviter les coûts associés à l’activité bancaire. Les intermédiaires financiers non bancaires, selon l’argument avancé, doivent être en mesure de prendre des risques que les banques, en raison de leur rôle en tant qu’institutions de dépôt pour les citoyens ordinaires, ne peuvent pas prendre.
Les effets secondaires de ce système qui pousse à la croissance et à la rentabilité n’ont pas été pris en compte.
Toutefois, cet argument ne tient pas compte du fait que les banques jouent un autre rôle essentiel en fournissant au système financier dans son ensemble des liquidités. Et si elles peuvent jouer ce rôle, c’est en partie parce qu’elles acceptent des dépôts, certes, mais surtout parce qu’elles ont accès aux banques centrales, lesquelles contrôlent le seul actif qui restera liquide en cas de crise : les espèces. Les banques peuvent puiser dans les réserves qu’elles sont tenues de détenir auprès de la banque centrale, ou accéder à son guichet d’escompte ou à d’autres dispositifs de liquidité. En outre, les banques réglementées ont l’obligation de conserver un capital suffisant sous forme de fonds propres, ce qui limite leur capacité à financer des investissements uniquement par le crédit. Ces réglementations apportent la garantie que les banques, soutenues par leur banque centrale respective, sont capables d’amortir les chocs de liquidité.
Les intermédiaires financiers non réglementés tout autant que les établissements non financiers ordinaires, qui n’ont cessé de participer de manière croissante à la manne du crédit, ne peuvent se substituer à elles. La plupart sont soumis à des exigences bien moins strictes, voire à aucune permettant de supporter même les chocs de liquidité les plus modérés ; et, en temps normal, aucun de ces intermédiaires ou établissement n’a d’accès direct aux liquidités de la banque centrale. Tout au plus peuvent-ils espérer qu’une banque centrale acceptera leurs actifs en échange d’espèces lorsqu’ils ne trouveront plus d’acheteurs privés.
Le système de crédit fondé sur le marché, qui a également été baptisé shadow-banking, ou système bancaire parallèle, connaît la même instabilité inhérente que le système financier fondé sur les banques. Toutefois, comme il ne dispose pas d’une capacité d’absorption des chocs, il est nettement plus volatile. Cela s’est déjà manifesté de façon éclatante lors de la crise de 2008, lorsque les banques centrales se sont senties obligées d’étendre les dispositions d’urgence en matière de liquidités à des fonds du marché monétaire (money market funds) et à d’autres intermédiaires financiers non bancaires. Lors de la crise financière actuelle induite par le Covid-19, nous assistons à présent à une Banque de la Réserve fédérale américaine qui propose d’acheter des obligations d’entreprises en quantités illimitées. La Banque centrale européenne, qui avait mis en place dès 2016 un dispositif d’émission d’obligations d’entreprises (corporate bond facilities), vient de le réactiver dans le contexte actuel.
Ces interventions ont été présentées comme des mesures d’urgence justifiées par le ralentissement économique et par le risque d’une crise financière profonde et prolongée. Toutefois, même si cela est vrai, cela ne doit pas faire oublier qu’un système construit sur du sable – dans le cas présent, des hypothèses erronées – est voué, à terme, à l’échec. L’hypothèse fondamentale sur laquelle s’est construit le système économique que nous appelons capitalisme est que l’avenir, aussi incertain soit-il, offre, comme l’ont suggéré Frank Knight et John Maynard Keynes, un potentiel de croissance suffisant pour que cela vaille la peine de miser sur lui. Au fur et à mesure que le capitalisme s’est transformé en capitalisme financier, les paris sur l’avenir se sont intensifiés. Les gains se récoltent sur une échelle de temps de plus en plus courte : d’années, de mois et de semaines nous sommes passés à des jours, minutes, secondes, voire à des fractions de secondes.
Les effets secondaires de ce système qui pousse à la croissance et à la rentabilité n’ont, dans une large mesure, pas été pris en compte. Les dommages causés à l’environnement ou à la santé humaine sont devenus un effet secondaire calculé de la quête d’une richesse toujours plus grande. Les sceptiques se sont entendus dire que les innovations futures permettraient d’atténuer ce coût. Mais en réalité, les effets secondaires sont toujours là, car la pression auto-imposée pour que les engagements pris dans le passé dégagent un rendement laisse peu de place aux stratégies visant à trouver des solutions viables. Si seulement certains refusent ou sont incapables de performer, le système se déstabilise. Craignant de devoir faire face à un effondrement financier, les banques centrales sont intervenues. Ce faisant, elles ont encore plus socialisé les coûts d’un système intenable. Et les investisseurs, pour leur part, ont appris à parier sur les actions futures des banques centrales, comme l’indiquent les rallyes boursiers en pleine crise du coronavirus.
Le temps de la véritable prise de conscience reste encore à venir. La principale leçon à tirer est que le capitalisme tel que nous le connaissons ne survivra pas sans un avenir qui semble plus radieux que le présent. À mesure que l’horizon s’assombrit, les détenteurs de capitaux se préparent à une nouvelle montagne russe afin d’accroître leur richesse. Nous avons besoin de toute urgence d’une alternative pour, si ce n’est empêcher cela, du moins créer les bases d’un avenir plus viable.
traduit de l’anglais par Hélène Borraz