Trump, Biden et la crise du coronavirus
Trump avait raison, bien avant le début de la saison des primaires. Joe Biden était le candidat à abattre, le plus dangereux pour sa réélection, celui qu’il fallait traîner dans la boue en révélant son népotisme et les intrigues ukrainiennes de son fils, Hunter Biden. Ce dernier, nommé grâce à l’influence paternelle au conseil d’administration de Burisma (une compagnie gazière et pétrolière ukrainienne) était grassement rémunéré pour un travail peu exigeant, sans être manifestement corrompu.
C’est d’ailleurs en partie à cause de Hunter Biden que Trump fut mis en accusation (impeached) devant le Congrès. Le président avait commis un « abus de pouvoir » selon le premier article de mise en accusation voté par la Chambre des représentants. Il était, en effet, accusé d’avoir fait pression sur un leader étranger pour l’obliger à enquêter sur le fils Biden en menaçant de retirer l’aide militaire octroyée par le Congrès à l’Ukraine.
La mise en accusation, votée par la majorité des membres de la Chambre des représentants, menait nécessairement à un procès en destitution devant le Sénat où chacun des élus agirait comme un juge. L’extrême polarisation politique du Sénat, érigé en tribunal pour l’occasion, interdisait tout jugement objectif et impartial. 53 sénateurs républicains votaient pour l’acquittement contre 46 démocrates et un seul dissident républicain, le sénateur Mitt Romney, candidat malheureux aux présidentielles de 2012. La majorité des deux tiers, nécessaire pour une condamnation, était loin d’être atteinte.
Trump, comme l’on pouvait s’y attendre, avait facilement tourné la page de l’abus de pouvoir. Il pouvait désormais se consacrer entièrement à la relance de sa campagne présidentielle. Celle-ci se présentait sous les meilleurs augures. Les adversaires du président étaient nombreux et profondément divisés. Les deux candidats démocrates en tête des primaires, Bernie Sanders et Elisabeth Warren étaient des « socialistes » que Trump, le moment venu, n’aurait aucune difficulté à décrédibiliser au nom d’un libéralisme de bon escient, fondé sur le libre marché, le démantèlement partiel du système d’assurance maladie mis en place par Obama, la diminution des impôts pour les plus riches, et l’appui inconditionnel des travailleurs des États de la ceinture de la rouille qui avaient facilité son élection en 2016 (Ohio, Michigan, Wisconsin, Pennsylvanie).
Par ailleurs, Donald Trump multipliait les avantages : il était le président sortant, or seulement trois présidents sortants sur les neuf présidents élus depuis 1972 avaient manqué leur réélection : Gerald Ford, Jimmy Carter et George H. W. Bush. Mais Trump bénéficiait surtout d’un immense avantage conjoncturel : une rare coïncidence entre le cycle politique de l’élection présidentielle et la phase de croissance d’une économie plus prospère que jamais, avec un taux de croissance annuel du PIB supérieur à 2%, un taux de chômage réduit à 3,5% et une exceptionnelle progression des valeurs du Dow Jones.
Dans ces circonstances, la réélection de Trump pouvait être raisonnablement envisagée. La gauchisation de l’électorat démocrate, confirmée par les résultats des caucus et des primaires de l’Iowa, du New Hampshire et du super-Tuesday ne pouvait que lui faciliter la tâche.
Face aux questions critiques, il manie la contre-attaque avec aplomb, tout en multipliant les mensonges et l’à-peu-près.
Un tel scénario optimiste n’est plus aujourd’hui de mise. La bourse s’est effondrée de 35% en l’espace d’une semaine, 26 millions d’Américains sont au chômage, et la récession annoncée sera bien pire que celle de 2008-2009. L’avenir est bloqué et la sortie du confinement (lockdown) reste encore incertaine. Joe Biden s’est enfin imposé comme le seul candidat incontesté du parti démocrate après la démission de Sanders au moment des primaires du Wisconsin. Les tournées populistes de Donald Trump, de stade en stade et d’État en État, réunissant des milliers de supporters inconditionnels, ont été cassées dans leur élan par les progrès du coronavirus.
Le président en est réduit à se livrer à de pénibles conférences de presse quotidiennes, circonscrites au seul sujet de la crise du Covid-19. C’est dans le cadre restreint de la salle de presse de la Maison Blanche, que le président admoneste la presse d’opposition, fait étalage de ses engouements du moment, annonce des mesures rarement appliquées, et défend son autorité et son image de « président en guerre », disposant d’une autorité politique « totale » ou « absolue », selon ses propres dires. Aucune critique n’est admise de la part des journalistes représentant les « médias du mensonge » (fake news): le New York Times, le Washington Post, CNN, CBS, CNBC, etc.
L’impression générale pour celui qui suit de près ces conférences de presse, est une extrême confusion mentale. Le président est en général mal préparé, condescendant à l’égard des médecins ou des conseillers scientifiques qui l’entourent, obsédé par son image et toujours prompt à déclarer qu’il est le meilleur et le plus capable de prendre des décisions difficiles, alors même qu’il ne cesse de tergiverser. Face aux questions critiques, il manie la contre-attaque avec aplomb, tout en multipliant les mensonges et l’à-peu-près.
L’annonce officielle d’un confinement applicable à tous les États, formulée le 16 mars, était bien trop tardive, d’autant que le président avait été informé des risques de pandémie dès le 14 février dans un document co-rédigé par le Conseil National de Sécurité et le ministère de la Santé. Entre temps, d’après une enquête très fouillée du New York Times parue le 12 avril, le nombre de malades infectés par le virus n’avait pas cessé d’augmenter, pour passer de 15 à 4 224 en l’espace de trois semaines (du 26 février au 16 mars).
L’annonce d’un confinement général est donc venue trop tard. Plus d’un mois avait déjà été perdu pour l’organisation de tests de dépistage et les commandes urgentes de ventilateurs, de masques et de tenues protectrices. Les atermoiements de l’administration Trump, selon Anthony Fauci, le directeur de l’Institut national des maladies infectieuses ont sans doute empêché de sauver des vies. Interrogé par une journaliste de CBS, sur ce « mois perdu », Trump s’est contenté de noyer le poisson en se moquant comme à l’accoutumée des « mensonges » de son interlocutrice, en évoquant des mesures modestes mais antérieures au mois perdu (l’interdiction limitée de vols en provenance de Chine annoncée le 31 janvier) et en blâmant Joe Biden pour des propos sans lien avec l’inaction présidentielle.
Le bouc émissaire n’était plus la Chine, mais des gouverneurs trop timorés, agissant contre l’économie pour sauver quelques vies.
Un observateur objectif pourrait penser que l’incohérence des propos du président, ses lubies et son enthousiasme enfantin pour l’hydroxychloroquine (encouragé par une émission de Fox News) ou des « injections de désinfectants », ses propos inconsidérés sur les effets du beau temps pour la disparition « miraculeuse » du virus au mois d’avril… porteraient atteinte à sa crédibilité, au point de fortement diminuer ses chances de réélection.
Pourtant, ce serait oublier que Trump dispose d’un avantage décisif sur Joe Biden : l’accès gratuit aux chaînes de télévision américaines pour la retransmission quotidienne d’une conférence de presse destinée à magnifier les progrès de son administration dans la lutte contre le coronavirus. Ces conférences sont accompagnées, depuis le 13 avril, de vidéos de pure propagande politique (sans doute contraires au droit électoral du pays), projetant des extraits d’émission de Fox News destinées à déconsidérer les activités des dirigeants du parti démocrate.
Face au pouvoir des médias si habilement mobilisé par Trump, Biden et son équipe offrent le spectacle ingrat d’un gouvernement en exil disposant de faibles moyens de communication. Biden donne ainsi, périodiquement, des conférences de presse organisées dans le sous-sol de sa maison du Delaware réaménagée pour l’occasion en studio de fortune avec quelques rayons de bibliothèque et des photos de famille. Ses commentaires sur l’actualité sont peu imaginatifs, mais respirent l’équilibre et le bon sens. Son leitmotiv est qu’il est temps de mettre fin à la division de l’opinion pour mieux servir l’intérêt général. Biden prenait les devants en annonçant au début du mois d’avril un plan ambitieux, « pour redémarrer l’Amérique ».
Pris de court, Trump a proposé à son tour, le 16 avril, un plan graduel de « réouverture de l’Amérique » dont les modalités imprécises restaient aux mains des seuls gouverneurs des États. Mais révélant sa vraie couleur, Trump multipliait, dès le lendemain, des tweets vengeurs incitant ses supporters à exiger la « libération » (comprendre : le déconfinement) du Minnesota, du Michigan et de la Virginie. Le bouc émissaire n’était plus la Chine, mais des gouverneurs trop timorés, agissant contre l’économie pour sauver quelques vies, au nom d’une science médicale récusée par les trumpistes.
L’issue de l’élection de novembre dépendra en bonne partie des capacités de Trump à gérer la sortie de crise. Si elle est trop précoce et chaotique, doublée d’un sursaut de contagion du virus, les démocrates pourront lui reprocher de servir les grandes entreprises et les milliardaires au détriment de la santé des travailleurs. Si elle est trop tardive, le marasme économique, aggravé par la fragilité de l’État-Providence américain et le spectacle de millions de chômeurs confinés dans des villes désertifiées risquent de donner du président l’image d’un dirigeant aussi désemparé que le président Hoover au moment de la crise de 1929. Ce dernier, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, n’avait-il pas proclamé, selon la légende : « la prospérité est juste au coin de la rue » ?
Les avantages tant vantés du système de checks and balances, propre au système politique américain, n’ont pas fonctionné en 2020. Ni le Congrès, avec l’échec du procès de Trump pour abus de pouvoir, ni la Cour suprême, droitisée par les nominations des juges Gorsuch et Kavanaugh n’ont réussi à freiner les excès d’une présidence de plus en plus populiste et impériale.
Mais n’oublions pas que de véritables « freins et contrepoids » existent toujours. On les trouve au sein des États de l’Union avec les parlements locaux et les gouverneurs de ces « petites nations », qui comme le rappelle Tocqueville dans le premier volume de la Démocratie en Amérique, expriment avec bonheur le « patriotisme provincial » de citoyens cherchant d’abord à défendre les intérêts de leurs petites républiques contre les projets de gloire d’une grande nation malmenée par une présidence tyrannique.
Si Biden l’emporte en novembre 2020, ce sera aussi en bonne partie grâce aux qualités de gestion de crise de gouverneurs aussi entreprenants et persuasifs que Andrew Cuomo (New York), Gavin Newsom (Californie), et Gretchen Whitmer (Michigan). Ces gouverneurs, bien mieux que Trump, ne cessent de rappeler que la compétence, la transparence, le parler-vrai sont des vertus qui restent solidement ancrées dans le camp démocrate.
L’alliance de ces « petites nations » et la recherche d’un intérêt commun bien compris, plus empathique et plus équitable, devraient augmenter les chances de succès d’un candidat plus discret, plus pâlot et plus « normal » que son adversaire républicain. Un gentil Soliveau, injustement rejeté par les grenouilles de la fable (« Les Grenouilles qui demandent un roi », La Fontaine) vaudrait sans doute mieux qu’une Grue irrationnelle et abusive, « qui les croque, qui les tue, qui les gobe à son plaisir. »