Les mondes criminels face à la pandémie
La criminalité n’est pas une réalité séparée du monde social, elle en est l’une des expressions. Cette réalité est encastrée, interdépendante et prend des formes variées selon le temps et l’espace. En 1895, Émile Durkheim affirmait avec aplomb et réalisme que le fait de « classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n’est pas seulement dire qu’il est un phénomène inévitable quoi que regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes ; c’est affirmer qu’il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine[1]». La métaphore sanitaire renvoie au fait que le crime permet de définir et de renforcer les frontières morales d’une société. La transgression est indissociable de la norme.
Il est possible de concevoir autrement cette dimension de normalité de la criminalité en s’intéressant à ses aspects infrastructurels et sociétaux. C’est ce qui est synthétisé par Henk Van De Bunt, Dina Siegel et Damian Zaitch à travers l’idée – déjà ancienne – « d’ancrage social » qu’ils appliquent au crime organisé (social embeddedness of organized crime). Ces derniers rappellent que les formes prises par les activités criminelles des groupes dépendent des relations et des structures sociales où elles émergent[2]. Il est donc nécessaire que la réflexion porte autant sur les structures permanentes que sur la conjoncture.
La dimension structurelle renvoie à la manière dont est fixée la norme pénale, le coût des transgressions et la manière d’y réagir, mais également au cadre socio-économique, géographique et infrastructurel qui détermine le champ des possibles criminels. La pandémie que nous traversons met parfaitement en lumière cette encastrement du crime dans la société. Pour l’illustrer, au moins de manière provisoire et nécessairement partielle, on mobilise des informations récentes essentiellement issues de la presse et des autorités publiques ainsi que des données émanant de chercheurs, d’officiels et d’observateurs de la société civile dont une partie est centralisée par le Global Initiative Against Transnational Organized Crime[3].
Les opportunités criminelles contaminées
Il n’y a en effet pas un secteur de la délinquance, des formes les plus spontanées aux plus organisées, qui ne soit affecté par la crise majeure provoquée par l’apparition, la diffusion et les effets du virus SARS Covid-19. L’effondrement des flux locaux, nationaux et internationaux de population, la mise en suspens de pans entiers de l’économie, le chamboulement du secteur des transports et le confinement d’une majeure partie des habitants de la planète sont historiques. Ils affectent autant les modalités du passage à l’acte délinquant que la réponse pénale soumise à des mesures d’exception qui inquiètent les défenseurs des libertés et de l’État de droit dans de nombreux pays.
Concernant la délinquance de voie publique, la moins organisée, elle semble sérieusement ralentie si l’on se fie à l’activité des services de police. En France par exemple, la plupart des infractions violentes sont en baisse par rapport à la même période en 2019. Entre les mois de février et mars 2020, l’activité des services de police et de gendarmerie a été marquée par une diminution spectaculaire des vols sans violence (- 51 %) et des vols avec violence (- 45 %). Le confinement a eu des effets contradictoires avec une baisse des cambriolages (- 44 %) mais une hausse des violences conjugales (+ 32 %). Toutes ces données sont évidemment à interpréter avec prudence, notamment parce que le dépôt de plainte est loin d’être facilité par les mesures de confinement.
Mais la tendance semble globale, y compris dans des pays profondément imprégnés par la réalité des gangs et un niveau élevé de violence. Au Salvador, le taux d’homicide a chuté depuis l’introduction de mesures de distanciation sociale. Dans les Balkans, la baisse des atteintes aux biens et des homicides est également très nette, comme en Bosnie par exemple où le vol de voiture est un problème récurrent. Ici comme ailleurs, la délinquance de voie publique semble s’affaisser par le double effet de la réduction des opportunités et de la densité de population (et l’anonymat relatif qu’elle offre). Les chances de commettre un délit ou un crime se réduisent autant que celles de s’échapper.
En France, plusieurs journalistes se sont rapidement intéressés aux modalités d’adaptation du marché des drogues illégales. Un rapport de l’OFAST, l’office anti-stupéfiants, qui a été largement commenté, a pointé les difficultés d’approvisionnement, le tarissement des stocks et l’augmentation des prix au détail sur le marché français. Une tendance qui m’a été confirmée par plusieurs importateurs et distributeurs rencontrés lors d’une précédente recherche et que j’ai contacté pour cet article. Selon eux, l’acheminement n’est pas rompu mais très fortement perturbé et certains vendeurs au détail auraient également décidé de geler une partie de leur stock afin de tirer profit de la hausse des prix. La distribution au détail est également perturbée par les mesures de confinement qui surexposent davantage les clients et les acteurs du trafic dans l’espace public, accélérant probablement la transition amorcée depuis des années maintenant entre vente postée et vente mobile, y compris pour de l’herbe ou de la résine de cannabis habituellement moins concernées par la livraison.
Cette évolution est observable à tous les échelons de la chaîne. Dans les pays exportateurs, notamment le Mexique, la situation s’est particulièrement dégradée. Tout d’abord, la réduction de l’activité industrielle et des exportations chinoises vers le reste du monde affecte de nombreuses organisations criminelles[4]. Les cartels mexicains qui sont à la pointe de l’approvisionnement des marchés américains et canadiens en opioïdes et drogues de synthèse, notamment le très rentable et dévastateur fentanyl, dépendent principalement de la Chine concernant leur approvisionnement en matières premières. La région de Wuhan, la plus touchée en Chine, est d’ailleurs l’un des principaux pôles de production et d’exportation de ces substances. Quant aux autres drogues, notamment la cocaïne et la marijuana, leur production ou leur acheminement au Mexique ne posent, pour le moment, pas de problèmes majeurs. Par contre, la fermeture de la frontière avec les États-Unis a entraîné la mise en pause de plusieurs infrastructures de production ou de transformation et une forte contraction des exportations et des revenus des cartels.
Une forme de darwinisme structure ce marché concurrentiel lorsqu’il se tend. La fermeture des frontières et le renforcement du contrôle des marchandises entre le Mexique et les États-Unis impactent en premier lieu les milliers de revendeurs et de transporteurs de petite ou moyenne envergure. Comme l’avait déjà analysé Patricia A. Adler à partir de sa recherche importante sur les grossistes californiens du début des 1980, l’intensification de la répression et du contrôle des frontières par les autorités américaines (opérations Intercept et Cooperation) avaient immédiatement bénéficié aux poids-lourds du secteur, à ceux dont les capacités logistiques, financières et relationnelles permettaient d’ouvrir ou d’utiliser des routes alternatives pour importer les cargaisons de drogue. Le capitalisme criminel reste un capitalisme qui, en temps de crise, sacrifie les plus fragiles.
Le marché des drogues n’est pas le seul à être impacté. D’autres secteurs sont en partie paralysés. Concernant le trafic des êtres humains, il apparaît que les populations migrantes et les passeurs sont exposés à un fort risque sanitaire en l’absence de protection. Dans certains lieux, les trafiquants répercutent leur manque à gagner et la hausse des dépenses de corruption sur les sommes demandées aux candidats à l’émigration vers l’Europe. Toutefois, cette tendance n’est pas confirmée partout. Dans d’autres territoires faisant face à l’afflux de migrants, notamment en Afrique de l’Ouest et du Nord, le risque de contamination peut prendre l’ascendant sur l’appât du gain des fonctionnaires corrompus ou des passeurs. Certains sont sensibilisés – ou contraints de l’être par les autorités locales – à la nécessité de protéger leur communauté des ravages du Covid-19.
Dans un autre registre, le marché du racket et de l’extorsion souffre également de la fermeture des commerces, des restaurants, des bars et des établissements de nuit ainsi que des chantiers de construction. Certains racketters ont reporté leur collecte, d’autres ont réduit le montant dû par leurs victimes, d’autres encore profitent de la situation pour tenter de prendre des parts ou de s’approprier les entreprises qu’ils visent. Le recul manque pour mesurer les effets de la crise. En Amérique centrale où l’extorsion est une ressource clé pour de nombreux gangs, les autorités ont enregistré une baisse statistique du nombre d’affaires, même si certains groupes se réorganisent pour collecter l’argent tout en respectant les mesures barrières (par l’utilisation de chauffeurs Uber par exemple).
Plus accessoirement, la pandémie a également coûté la liberté ou la vie à des criminels d’envergure. En Italie, Cesare Cordi, un chef présumé de la Ndrangheta, recherché par la police, a été interpellé pour avoir enfreint les règles de confinement. Aux États-Unis, des figures connues de la mafia italo-américaine telles que Ronald Carlucci (affilié au clan Bonanno), Joseph Zito (clan Genovese) ou Augustine Guido (clan Gambino) sont décédés du Covid-19. Dans le même temps, des dizaines de membres importants affiliés à différents clans mafieux vont être libérés par anticipation en raison de la pandémie et du risque qu’elle fait peser sur les prisons.
La pandémie comme aubaine
Toutefois, la longue et riche histoire du crime organisé nous apprend que ses organisations et ses opérateurs sont résilients. Ce qui les caractérise, c’est leur capacité à muter, à innover, à se réinventer et à s’adapter à une « structure des opportunités » en perpétuel mouvement. Et l’horizon immédiat est loin d’être sombre pour l’ensemble des secteurs du crime, notamment le plus organisé. En Albanie par exemple, les forces de police sont actuellement débordées et principalement focalisées sur la mise en œuvre des mesure de confinement. Or, les mois de mars et avril sont des temps forts de la semence du cannabis, une activité qui a moins de chance d’être contrariée pendant la pandémie. Au moment des récoltes de l’été, il est probable que le volume de la production augmente et que les prix en gros (et au détail) s’envolent en raison de la baisse globale de l’offre. En Colombie, certaines zones frontalières sont contrôlées par des groupes criminels dont les activités dans le trafic de drogue, de matériaux précieux et des êtres humains se voient renforcées.
Il est d’autres domaines dans lesquels la pandémie représente une opportunité sérieusement investie par différents opérateurs criminels. Le premier est lié à l’explosion de la demande en fournitures médicales chez les professionnels de santé ainsi que dans la population. Le vol et le trafic de telles marchandises ont fortement cru depuis quelques semaines. Sur le Darknet, ce sont parfois les revendeurs habituels de drogue qui se positionnent sur ce marché. Dans de nombreux pays, les autorités ont mis la main sur des stocks de masques de protection ou de produits désinfectants qui ont été immédiatement distribués vers les hôpitaux.
Le marché est également inondé de produits contrefaits. En Italie, la police a saisi des contrefaçons de masques dans différentes régions. Et le terrain pour de tels trafics est si fertile que ceux-ci passent par les grandes plateformes de commerce en ligne ou bien par des sites indépendants créés pour l’occasion. Une étude réalisée en 2018 par le Government Accountability Office (GAO) aux États-Unis a mis en lumière l’ampleur du phénomène : 43 % des articles achetés de manière aléatoire pour l’étude de la GAO étaient des contrefaçons.
Le secteur de l’escroquerie est probablement le plus grand bénéficiaire de la crise. Le FBI a récemment publié une alerte publique en raison de l’explosion du nombre de cas reportés. Le Web est assailli de publicités postées par des revendeurs proposant masques et matériel de protection. Les arnaques prolifèrent et permettent à des entrepreneurs criminels de tirer profit des peurs, des angoisses et l’incapacité de nombreux gouvernements et autorités publiques à mobiliser des stocks stratégiques inexistants.
Les particuliers ne sont pas les seuls à tomber dans le piège des publicités mensongères qui arrivent sur les pages Web qu’ils consultent grâce à la complicité des outils du digital marketing dont les algorithmes sont plus efficaces pour cibler les contours de la demande que la légalité de l’offre. Plusieurs entreprises et collectivités françaises ont également été ciblées ou trompées. À la mi-mars, le procureur de Rouen a par exemple ouvert une enquête préliminaire pour escroquerie, faux et usage de faux pour une commande de 6,6 millions d’euros de masques et de gel hydro-alcoolique effectuée par une société française à une entreprise fictive. Plusieurs interpellations de franco-israéliens ont eu lieu en Israël dans le cadre de tentatives d’escroqueries équivalentes.
Le caractère massif de ces escroqueries a poussé plusieurs gouvernements à intensifier l’opération « Pangea » dont la coordination est assurée par INTERPOL. D’ores et déjà, la répression de la vente illicite en ligne de médicaments et de produits médicaux (matériel de protection, médicaments), a donné lieu à plus de cent arrestations dans plusieurs pays et à la saisie de produits pharmaceutiques potentiellement dangereux d’une valeur de près de 15 millions de dollars. Ce n’est probablement qu’un début.
L’implication d’opérateurs criminels dans le marché des fournitures médicales n’a rien d’une nouveauté. Par contre, leur potentiel de nuisance est décuplé par la pandémie. Il est en effet des pays où ces groupes ont infiltré les systèmes d’approvisionnement et de gestion des établissements de santé. En Italie par exemple, l’un des pays les plus touchés par le Covid-19, des organisations mafieuses comme la « Ndrangheta » ont pénétré les systèmes public et privée de santé depuis des années. Ils y ont par exemple placé des mafiosi à des postes décisionnels dans certains hôpitaux et dans les groupes pharmaceutiques qui les fournissent. Actuellement, le risque est élevé que les investissements destinés au renforcement des ressources financières et matérielles du système de santé, durant et après la crise actuelle, soient détournés. Les emprunts massifs des États pour soutenir le tissu économique posent plus largement la question de l’usage et des mésusages des aides publiques en cours et à venir.
La période est également très favorable pour les cybercriminels, notamment ceux qui maîtrisent l’art du vol de données, les arnaques aux faux ordres de virement, l’hameçonnage (phishing) ou l’utilisation de rançongiciels (ransomwares[5]). Ils exploitent un contexte dans lequel les capacités d’évaluation des risques numériques sont fragilisées ou très faibles. La pandémie génère une profonde inquiétude dans la population ainsi que dans les institutions. Une angoisse liée à la peur du virus, au manque d’information et de protection, amplifiée par un sentiment d’urgence. Les mesures de confinement accroissent le temps d’écran, attirent de nouveaux publics vers Internet, notamment pour la recherche d’information ou de fournitures médicales dans un contexte de pénurie. Ces dynamiques peuvent impliquer une moindre vigilance et une exposition plus élevée aux risques. Enfin, le développement du télétravail tend à amplifier cet enjeu de cyber-sécurité. L’accès à distance aux serveurs fragilise la sécurité informatique des entreprises, ce qui peut bénéficier – à des fins d’espionnage ou de recherche de profits – à de nombreuses entités criminelles ou étatiques[6].
Ce tableau des effets potentiels de la pandémie sur les espaces sociaux du crime est rapide et partiel, il charrie néanmoins des questionnements essentiels sur notre futur proche. L’une des corrélations les mieux établies en sociologie de la délinquance est celle qui relie le niveau de pauvreté et le chômage aux taux de délinquance. Or, la crise économique majeure découlant de cette pandémie va avoir des effets considérables et durables dans de nombreuses sociétés. Le volume des candidats à une délinquance d’exclusion ou de survie va inévitablement croître, notamment dans les pays sans filet social ni système de solidarité. Depuis le début de la pandémie aux États-Unis, ce sont près de 30 millions de nouveaux chômeurs qui ont été enregistrés.
La seconde question concerne les enseignements que les opérateurs criminels les mieux organisés vont tirer de cette crise. Il est probable qu’un plus grand nombre d’entre eux investisse le secteur de la cybercriminalité, notamment les acteurs traditionnels du crime organisé dont les activités sont principalement centrées sur le contrôle des territoires et l’extorsion ainsi que la vente de biens et de services illicites. De même, comment le manque à gagner de nombreux délinquants va-t-il être compensé ? Il est une croyance collective, notamment en France que, sans l’argent du trafic, les vols violents, les cambriolages et les braquages seraient probablement plus nombreux. Qu’en sera-t-il les prochains mois sachant que le marché des drogues illégales, comme n’importe quel secteur marchand (« non essentiel ») aura besoin de temps pour reprendre son rythme de croisière (si la demande revient au même niveau) ?
Par ailleurs, les nombreuses défaillances des autorités publiques dans la gestion de cette pandémie est une occasion, pour de nombreuses organisations criminelles, d’étendre leur pouvoir territorial. Au Brésil, des gangs ont imposé des mesures strictes de confinement aux habitants de certaines favelas pendant que le gouvernement fédéral refusait d’agir pour protéger sa population. Au Mexique, plusieurs cartels ont organisé des distributions de vivre et de masques aux populations défavorisées dans différentes régions. Certains groupes mafieux ne sont pas en reste en Italie. Le pouvoir territorial de telles organisations n’a jamais uniquement reposé sur l’usage de la violence et de l’intimidation : des manifestations d’altruisme plus ou moins intéressées et de solidarité constituent le second pilier de leur capacité de domination.
Il faudra probablement des années pour réellement prendre la mesure des effets de cette pandémie sur le crime à travers le monde. Un examen particulier de la manière dont les mondes de la délinquance financière et économique subissent ou tirent profit de la crise sera nécessaire. Moins visible, moins réprimée et plus complexe, cette criminalité à l’abri n’est probablement pas en reste malgré une moindre médiatisation à l’heure actuelle. Pour la recherche, la pandémie va faire apparaître ou permettre d’approfondir certains questionnements tels que les enjeux de gestion de crise, d’innovation et de recomposition des mondes criminels.