Santé

Principes médicaux ou critères économiques : quand le système de soins choisit ses morts

Sociologue

Le ministre de la Santé Olivier Véran a dessiné dimanche 17 mai les contours du très attendu plan pour l’hôpital public, et annoncé le lancement le 25 mai d’un « Ségur de la santé ». C’est que l’épidémie a rendu visible les choix économiques ayant conduit au démantèlement progressif d’un système de santé qui doit aujourd’hui « choisir ses morts ». Les morts dont il est question ici procèdent ainsi moins de choix fondés sur des critères ou principes médicaux, que de choix reposant sur des principes économiques.

Dès le 27 mars, dans l’émission de Jean-Jacques Bourdin, Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France (FHF), l’affirmait : « Oui, il y a des témoignages qui effectivement nous racontent que oui, parfois, il y a des patients qui sont prioritairement pris et d’autres à qui on ne peut pas offrir une prise en charge identique. Donc aujourd’hui, il y a des choix douloureux parfois qui sont faits. » Depuis quelques jours, on pouvait en effet lire sur les réseaux sociaux le témoignage de soignant·e·s qui nous alertaient de la décision qui avait été prise dans certains hôpitaux de ne pas réanimer (« sauver ») certain·e·s patient·e·s.

publicité

On y apprend plus précisément que, face à la pénurie de lits de réanimation (7 000 en France contre 25 000 en Allemagne par exemple), de gel hydroalcoolique, de masques, de tests de dépistage, de surblouses, mais aussi de personnels soignants dont les effectifs, faut-il le rappeler, ont été drastiquement réduits ces dernières décennies, des médecins ont été contraints de faire un choix difficile, intolérable, entre les patient·e·s pouvant accéder aux soins de réanimation et ceux qui n’y auront pas accès. Christophe Prudhomme, médecin urgentiste et porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France, s’en indigne en direct sur BFM TV le 29 mars à 19h40 : « Nous choisissons les patients aujourd’hui qu’on va mettre en réanimation », concluant, après avoir souligné l’existence d’un manque chronique de lits de réanimation en France, sur le caractère prévisible de la catastrophe.

L’état d’urgence sanitaire dans lequel nous sommes plongé·e·s depuis plusieurs semaines invite ainsi à lire ou relire les analyses menées par le médecin et anthropologue Didier Fassin, titulaire de la chaire annuelle de santé publique (2019-2020) au Collège de France, qui dans La Vie, mode d’emploi critique (Seuil, 2018), revient sur un paradoxe : « Jamais la vie n’a été aussi sacralisée dans nos sociétés occidentales. Mais rarement les vies n’ont paru si inégales. » Il montre que les inégalités sociales révèlent des « hiérarchies morales » qui accordent plus de valeur à certaines vies qu’à d’autres, soulignant ainsi les écarts entre « la démocratie emphatiquement proclamée et la démocratie réellement observée ».

Une dimension de ces inégalités est aujourd’hui rendue visible par la crise alors qu’elle demeure généralement impensée car sans nul doute difficilement pensable pour chacun·e d’entre nous : il s’agit des inégalités sociales dans l’accès aux soins d’urgence sanitaire en France. Dans un contexte de pénurie de lits de réanimation et, au plus fort de l’épidémie, de médicaments de réanimation comme le curare qui a pour fonction de détendre les muscles pour permettre l’intubation, ces inégalités constituent l’un des problèmes centraux posés par la crise.

Les inégalités sociales d’accès aux soins d’urgence sanitaire

La visibilité nouvelle de ce problème de santé publique ne doit pas pour autant nous faire croire qu’il est nouveau voire inédit, c’est-à-dire essentiellement lié à la « guerre sanitaire ». En effet, dans les années 1990, des recherches sociologiques mettent en exergue la situation de « porte-à-faux » dans laquelle se trouvent les services d’urgence, communément qualifiés « d’engorgés », confrontés à une double contrainte. D’un côté, ils doivent répondre à l’obligation d’accueillir le « tout-venant » des patients dont une part croissante est constituée d’urgences dites « sociales » ; de l’autre, ils doivent composer avec le travail de sélection des patients opéré, en aval, par les services de spécialités médicales qui, depuis le début des années 1980, segmentent et rationalisent leur activité pour répondre aux contraintes gestionnaires engendrées par le « nouveau management public ».

Dans ce contexte, les soignant·e·s des services de spécialité sont contraint·e·s d’admettre les patient·e·s sur l’appréciation de différents critères non-médicaux. En premier la charge de soins : anticipation des limites dans l’autonomie du malade, faire les toilettes et donner à manger n’étant pas des activités rentables. Puis en numéro deux la valeur budgétaire : anticipation de longues durées de séjour pour respecter la « DMS », durée moyenne de séjour imposée par la politique gestionnaire. En trois, le potentiel d’inédit : évitement des problèmes peu clairs, au carrefour des spécialités, peu intéressants pour la recherche d’innovations biomédicales. Enfin quatrième et dernier critère non-médical : l’âge, qui rassemble bien souvent les trois critères précédents.

Au regard de ces critères gestionnaires, une partie non négligeable du flux de patients drainé par les services d’urgences tend à peu intéresser les services de spécialité : les malades chroniques vieillissant, les alcooliques, les toxicomanes, les sans domicile fixe, les malades dits « psy », les migrants en situation irrégulière, les personnes âgées. Les services de réanimation médicale comptent parmi ces services de spécialité qui opèrent une sélection des patients à leur entrée comme l’a montré le travail de Christophe Andréo.

Dans la lignée de ses travaux, les analyses que j’ai menées montrent qu’il existe en matière d’urgence sanitaire en France des pratiques de sélection sociale. Plus précisément, cette étude montre que les intérêts médicaux et ceux des établissements de soins, qu’ils soient public ou privé, conduisent à produire des filières d’accès aux soins d’urgence socialement différenciées. Quatre filières ont été repérées : la première est composée de services d’urgence hébergés dans des cliniques privées à but lucratif ; une seconde est constituée de services d’urgences publics hospitaliers ; la troisième est une filière de « contournement » des services d’urgences ; la dernière enfin, réunit les structures d’assistance socio-sanitaire.

L’adressage médical vers l’une ou l’autre filière se fait sur la base du profil socio-sanitaire des personnes (âge, type de couverture sanitaire, type de pathologie). Or, l’analyse révèle que l’accès aux soins de spécialité (que Pierre Lombrail nomme « l’accès secondaire aux soins ») appropriés à l’état de santé, sera plus rapide selon la filière de soins d’urgence sanitaire empruntée par le patient. Comme le soulignait, un médecin infectiologue, « le problème, c’est d’arriver au médecin spécialiste ». En portant dans l’espace public la question des « choix douloureux » faits par les soignant·e·s au détriment de personnes âgées concernant l’accès aux soins de spécialité qu’est la réanimation et ce, en raison d’une pénurie de lits et de médicaments dans ces services, la crise sanitaire opère aujourd’hui comme un véritable révélateur d’un problème de santé publique souterrain.

« Pourquoi de telles inégalités de traitement ? En tout cas, pas pour raisons médicales »

Le Parisien titre dès le 17 mars : « Coronavirus : “Il va falloir choisir” entre les malades, admettent des soignants », et une infirmière épuisée confie au journaliste : « Oui, on commence à trier les patients ». Il est certes précisé que ce sont des patients de 70 ans, déjà malades, qui ont été privés de ces soins mais aussi, que ces choix ont été contraints par une pénurie de places en réanimation. Autrement dit, ils n’ont pas été guidé par l’état de santé du patient et le principe hippocratique du primum non nocere [en premier lieu, ne pas nuire], qui peut conduire les médecins, dans certains cas, à décider collégialement et en accord avec les directives anticipées du patients et les familles, de ne pas réanimer.

Parallèlement, les nombreux décès survenus dans les EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) mais aussi à domicile, n’ont d’abord pas été comptabilisés dans la liste des morts annoncés chaque jour par Jérôme Salomon, directeur générale de la santé. De toute façon, l’absence de tests ne permet pas d’associer certains de ces décès au COVID-19. Tout ceci conduit à une invisibilisation du nombre de ces morts et contribue à masquer le traitement sanitaire réservé à ces patient·e·s durant la pandémie. Il convient également de préciser que la stratégie du confinement total est, de l’avis des soignant·e·s, dangereuse pour ces personnes. Outre l’isolement social qui entraîne une forme de « mort sociale » précipitant la « mort biologique », je citerai ici l’exemple des repas qui doivent être désormais pris seul·e·s, dans les chambres.

Le manque structurel de soignant·e·s dans les EHPAD et la dégradation de leurs conditions de travail, engendrés là aussi par des années de politiques de restriction budgétaire, ne leur permettent pas d’être présents et d’éviter les « fausses-routes » fréquentes et bien connues des professionnel·le·s de santé. Des études publiées en 2009 avaient d’ores et déjà montré que la stagnation voire la régression du nombre de lits de réanimation associées à un vieillissement de la population contraint les réanimateurs à faire de l’âge un critère de sélection à l’accès aux soins d’urgence sanitaire :

« Plus prosaïquement, s’il ne reste qu’un lit pour deux patients, le jeune a une longueur d’avance. Pourquoi de telles inégalités de traitement ? En tout cas, pas pour raisons médicales. Tous les réanimateurs sont d’accord sur ce point : “L’âge en tant que tel ne constitue pas, à lui seul, un facteur de mauvais pronostic”, insiste le Pr Béloucif. […] Si l’admission des personnes âgées en réanimation fait débat, c’est donc bien parce que la pression économique s’accentue ».

Il semblerait donc pour reprendre une phrase qu’on attribue généralement à Arnold Allan Lazarus, psychologue clinicien et chercheur américain, que « chaque pays, en fonction de son système de soins, choisit ses morts ». Car oui, les morts dont il est question ici procèdent moins de choix fondés sur des critères ou principes médicaux, que de choix reposant sur des principes économiques ayant conduit à « la casse du siècle » dénoncée par les soignant·e·s depuis des années et plus particulièrement, durant les mois qui ont précédé le début de cette pandémie. En visibilisant les inégalités sociales d’accès aux soins d’urgence sanitaire, la crise met ainsi en lumière l’existence d’une hiérarchisation sociale des vies ou dit autrement, pour paraphraser Didier Fassin, l’existence de vies inégales.

Et les personnes âgées ne sont pas les seules à occuper une mauvaise place dans cet ordre social hiérarchique, en témoigne le traitement sanitaire réservé aux personnes migrantes confinées par centaine dans des gymnases, aux personnes incarcérées ou encore aux malades psychiatriques. Sur ce dernier point, le 21 mars, le psychiatre Mathieu Bellahsen nous faisait d’ailleurs part de sa crainte concernant l’importance des morts qu’il risque d’y avoir en psychiatrie pour les personnes infectées présentant des complications : « Mes pires craintes, c’est le tri des patients. Qu’on nous dise “non, on ne les prend plus”. Nous n’avons aucun lit de réanimation. Les malades mentaux, comme on dit, passeront en dernier ». Il ne s’agit certes là encore que de craintes mais l’inquiétude des professionnel·le·s exerçant en psychiatrie est à prendre très au sérieux au regard de la vulnérabilité particulière des personnes avec des troubles psychiatriques et de la stigmatisation sociale dont elles sont souvent l’objet.

« Sauver le capitalisme sanitaire »

Au regard de l’ampleur de la crise sanitaire, le président de la République a semblé un instant remettre en question la politique d’austérité budgétaire en réaffirmant, à l’occasion de son discours le 12 mars, l’importance de l’hôpital public, précisant même que la santé ne devait pas être un bien soumis aux lois du marché. Cependant, le 26 mars, le langage présidentiel employé dans un discours prononcé devant l’hôpital militaire récemment installé à Mulhouse, laisse à penser que cette politique n’est nullement remise en question : les termes « plan massif d’investissement et de revalorisation de l’ensemble des carrières » ainsi que « prime exceptionnelle » destinée aux soignant·e·s, puisent indéniablement dans la « novlangue managériale ».

Il convient de noter par ailleurs qu’il ne répond aucunement aux revendications fortes des soignant·e·s à savoir plus de matériels (la réouverture de lits notamment) et de moyens humains (recrutements pérennes de personnels médical et médico-social), ces derniers ayant été sapés dans les services au moyen d’outils gestionnaires comme la M.A.P, comprendre « Mise à Plat des Effectifs ». Dans cette configuration sémantique, la promesse faite par E. Macron d’une « rupture » me paraît ainsi plus que trompeuse : il s’agirait moins de sauver l’hôpital que de « sauver le capitalisme sanitaire » comme l’explique le sociologue Pierre-André Juven. Et sur ce point, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury n’est d’ailleurs guère plus optimiste : « Et on va aussi devoir combattre ceux qui vont nous raconter demain qu’il va falloir continuer à faire comme avant ».

Face à cette situation que pouvons-nous faire ? Prendre de la distance avec la rhétorique guerrière et son corollaire, l’héroïsation des soignant·e·s qui, d’une part, tend implicitement à faire croire que les milliers de morts sont principalement dus à un ennemi commun invisible et d’autre part, à rendre légitime, presque naturel, le « sacrifice » (nouvelle morale ?) des soignant·e·s et de tous les autres travailleur·euse·s qui s’exposent au virus malgré le manque de matériel de protection. Ce faisant, cette métaphore de la « guerre sanitaire » occulte les raisons structurelles à l’origine de l’ampleur du nombre de morts, à savoir les choix économiques ayant conduit au démantèlement progressif d’un système de santé qui doit aujourd’hui « choisir ses morts ».

Face à cette situation, il est temps de s’indigner collectivement aux côtés des soignant·e·s, de refuser collectivement de s’adapter à une idéologie néolibérale qui nous conduit à des situations absurdes et à faire des choix inacceptables. Pour Isabelle Stengers, philosophe belge : « Il faut que cela devienne une culture de “pas d’impunité pour ceux qui font passer des situations cruelles et anormales pour ce qu’il faut bien accepter”. Plus de “il faut bien”. C’est quelque chose qui ne peut se faire que collectivement ». En ce sens, cet article peut être considéré comme une pierre à cet édifice collectif et un outil, je l’espère, permettant de lutter collectivement contre les inégalités sociales devant la mort/la vie et pour une société plus équitable.

 

NDLA : L’auteure souhaite remercier Delphine Moreau, sociologue, professeure à l’EHESP (laboratoire ARENES UMR 6051, Université Rennes 1) et Anne-Cécile Hoyez, géographe, chargée de recherche au CNRS (laboratoire ESO UMR 6590, Université Rennes 2) pour leur relecture et leurs précieux conseils.


Sylvie Morel

Sociologue, chercheuse à l'EHESP et associée au CENS

Mots-clés

Covid-19

Ô bobos et logés

Par

En répondant à l’appel d’une organisation sans but lucratif qui s’occupe de distribuer les repas aux SDF – repas payés par l’État –, Régis Jauffret a découvert comment sans proposer de les dépister on... lire plus

Confino avec Francesco Rosi

Par

Le confinement a pu aussi être l’occasion de se plonger, entièrement, dans l’œuvre d’un artiste et passer quelques jours, confino, en compagnie de Francesco Rosi, de ses vies et de ses films. De Main basse sur... lire plus