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L’Europe centrale à l’heure du Corona : entre résilience sanitaire et défaillance démocratique

Politiste

Le Parlement hongrois a approuvé ce mardi 16 juin la fin de l’état d’urgence qui permettait à Viktor Orban de gouverner par décrets depuis plus de deux mois. Si les États ont dû partout prendre des mesures coercitives pour endiguer l’épidémie de Covid-19, les « démocraties illibérales » y ont trouvé une nouvelle occasion de restreindre la liberté de la presse et des institutions parlementaires. L’épidémie laissera des traces politiques, particulièrement en Hongrie et en Pologne, et un affaiblissement de l’Etat de droit.

La crise du Covid-19 a servi dans toute l’Europe de révélateur et d’accélérateur de tendances préexistantes. Cela vaut pour l’UE qui dans les crises a d’abord montré son impréparation avant d’étaler ses divisions pour enfin trouver des solutions de compromis. C’est vrai aussi pour le clivage Nord-Sud dans la zone euro, retrouvé une décennie après la crise financière.

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En Europe centrale aussi, l’effet Corona a accentué une dérive autoritaire déjà engagée en Hongrie et en Pologne, alors même que les pays du Groupe de Visegrád étaient en train de montrer une meilleure capacité à faire face à la pandémie que ceux de l’Europe occidentale. Pas de lien entre les deux, même si c’est ce que voudraient nous faire croire les adeptes d’une certaine idée de l’état d’urgence sanitaire.

L’Europe Centrale a mieux résisté au Covid-19

Un premier constat s’impose : les pays d’Europe centrale sont beaucoup moins touchés par la pandémie que certains pays d’Europe occidentale comme la France, l’Italie ou l’Espagne. C’est clair au vu des chiffres de personnes contaminées par rapport à la population, mais aussi et surtout quand on compare la létalité du virus (plus de trois fois supérieure en France qu’en République tchèque).

Il n’existe pas d’explication unique à cette situation, mais nous pouvons avancer plusieurs éléments de réponse. D’abord et surtout : face à la pandémie, arrivée avec un léger retard sur l’Europe occidentale, les pays d’Europe centrale (Autriche comprise) ont appliqué très tôt des mesures très restrictives avant même que n’apparaissent début mars des foyers de contamination sur leurs territoires : fermeture des frontières y compris avec les pays de l’Union européenne, rassemblements interdits, port du masque obligatoire. On observe plus généralement une graduation entre un relatif laxisme qui va des pays de l’Ouest libéraux (Pays-Bas, Grande-Bretagne) aux pays « rigoristes » d’Europe centrale avec des situations intermédiaires (France, Allemagne). Ces différences, importantes dans la phase initiale de l’épidémie, se sont progressivement atténuées.

Une deuxième hypothèse a été avancée par Lyubima Despotova, présidente de la Société bulgare de médecine palliative : les disparités que l’on peut observer sur la carte de la diffusion du Covid-19 correspondent à celles que l’on constate lorsqu’on regarde le nombre de personnes vaccinées par le BCG contre la tuberculose. Les pays ayant abandonné ce vaccin sont beaucoup plus touchés et la différence vaut aussi entre l’Allemagne de l’Est et celle de l’Ouest. Troisième hypothèse : l’exposition relativement moindre des pays d’Europe centrale aux mouvements de population en provenance de Chine par rapport aux pays d’Europe occidentale.

Les pays d’Europe centrale peuvent être satisfaits d’avoir dans l’ensemble mieux résisté à la pandémie que les pays plus à l’ouest qui, en d’autres circonstances, ne sont pas avares de leçons à destination de ceux que l’on appelle encore les  « nouveaux membres » de l’UE. Après de longues années consacrées à imiter l’Europe occidentale, ils découvrent que face à la crise du coronavirus, comme lors de crises précédentes, économique ou migratoire, l’Europe en tant que telle est absente et les pays d’Europe centrale ont su chaque fois faire face plus efficacement que leurs partenaires occidentaux. L’Allemagne seule, et pas l’Europe, garde sur la gestion de la pandémie comme sur la sortie de crise économique l’image du pays de référence.

Du bon usage de l’état d’urgence

Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a fait adopter le 30 mars par le parlement une Loi sur la protection contre le coronavirus qui lui donne de fait les pleins pouvoirs. En effet, il peut désormais gouverner par décrets, abroger ou suspendre une législation existante, et cela sans limite dans le temps. La nouvelle loi s’en prend aussi au peu qui restait de l’indépendance des médias en menaçant d’une peine allant jusqu’à cinq ans de prison ceux qui diffuseraient des informations « fausses » ou susceptibles d’entraver l’action du gouvernement face au coronavirus.

L’absence de limite dans le temps de l’état d’urgence suscita le plus d’inquiétude et semblait singulariser l’approche hongroise, mais à vrai dire elle n’est pas cruciale dans le dispositif. Il suffit simplement que le parlement où Orban dispose de la majorité constitutionnelle des 2/3 adopte certaines mesures provisoires (média, transfert de finances municipales, rôle de l’armée dans l’économie) pour en faire la nouvelle ‘normalité’. On peut alors lever l’état d’urgence et même demander des excuses aux critiques! Il y a dix ans Boris Nemtsov, homme politique russe assassiné à Moscou en 2015 avait dit: « Autrefois nous étions l’opposition. Nous sommes devenus la dissidence ». On pourrait demain dire cela de l’opposition hongroise.

Avec la « loi contre le coronavirus » Orbán a franchi un seuil dans la dérive autoritaire du régime : l’opposition s’y est opposée mais le Fidesz dispose de la majorité des deux tiers suffisante pour faire adopter le texte. Le dispositif d’exception ne peut être révoqué que par un vote improbable du Parlement. L’opposition a protesté, crié au « coup d’état » ; le parlement, a dit un ancien ministre de la Justice, « n’est plus qu’une fiction ». La député Ágnes Vadai de la Coalition démocratique (parti de gauche) a déclaré : « Il n’y a rien qui puisse justifier de donner des pouvoirs illimités au gouvernement, à n’importe quel gouvernement, dans n’importe quel pays ». La réponse d’Orbán au parlement était prévisible : « Le temps est à l’unité nationale, pas aux querelles partisanes ». L’opposition se voit ainsi accusée de briser l’unité nationale face à la menace.

Élément important dans la réponse à la crise sanitaire : le gouvernement Orbán a réduit ces dernières années la capacité fiscale des municipalités (la moitié des 100 plus grandes villes sont administrées par l’opposition depuis les municipales de 2019), c’est-à-dire aussi leur capacité à agir efficacement face à la crise du Covid-19. Le maire de Budapest peut faire distribuer des masques dans le métro mais lorsque le virus touche les établissements pour personnes âgées, la Fidesz peut accuser l’inefficacité des services de la ville.

La disposition de la loi qui a sans doute le plus retenu l’attention concerne une forme de censure d’État (la « diffusion de fausses informations »). Elle intervient dans un pays où le pouvoir contrôle déjà l’audiovisuel public et, indirectement, la plupart des médias privés. Le dernier classement du World Press Freedom Index plaçait la Hongrie à la 87ème place dans le monde derrière le Kirghizstan et la Sierra Leone. C’était avant l’adoption de la nouvelle loi.

Mais la mesure qui mérite l’attention est l’appel fait aux militaires pour prendre le contrôle de plus d’une centaine d’entreprises dites « stratégiques » afin d’assurer leur capacité à fonctionner. Il semble que cela vaille pour les sociétés hongroises comme pour les firmes étrangères. Cet appel aux militaires à la rescousse de l’économie dans le cadre d’un « état d’urgence » ne va rassurer ni les entrepreneurs du secteur privé ni les salariés.

Cela suggère que le gouvernement hongrois se prépare à des lendemains post-Covid-19 très difficiles sur le plan économique et social, alors qu’une forte récession est annoncée en Europe et particulièrement en Allemagne, partenaire économique privilégié de la Hongrie. Il s’agit de prendre les devants avant que celle-ci ne déstabilise l’assise du pouvoir en place. C’est donc moins dans l’immédiat et dans la gestion de l’épidémie que les pleins pouvoirs peuvent s’avérer décisifs, que dans les semaines qui suivront lorsqu’il faudra faire face aux conséquences économiques de la pandémie.

Viktor Orbán était aussi peu préparé à faire face à la pandémie que les autres dirigeants européens. Par ailleurs, le système de santé hongrois a été très dégradé par les coupes budgétaires. Certes, l’état d’urgence sanitaire a été décrété dans de nombreux pays mais ce dispositif est généralement encadré sur le plan institutionnel et surtout dans la durée. À Budapest, Viktor Orbán a profité du contexte pour, dans l’urgence, franchir un pas supplémentaire dans la captation de tous les pouvoirs.

C’est le prolongement d’une démarche qui remonte à son arrivée au pouvoir en 2010. Orbán s’était alors présenté comme le défenseur des citoyens ordinaires face aux banques internationales dont les prêts (en euros ou en francs suisses) étaient devenus impossibles à rembourser par des Hongrois payés en forints. En 2015, Orbán devient le protecteur de la nation menacée par une « invasion » de migrants venus d’un autre continent. Il fait construire une clôture à la frontière avec la Serbie et utilise sa campagne contre les réfugiés pour se faire réélire. Le dirigeant hongrois se sert aujourd’hui de la pandémie du coronavirus de la même façon : le protecteur de la nation ne doit pas être entravé dans sa mission. À chaque nouvelle crise, le récit sur la nation en danger permet au pouvoir de se renforcer.

Pourquoi avoir franchi ce pas supplémentaire alors qu’il contrôlait déjà les principaux leviers du pouvoir et qu’il n’était nullement menacé ? Il y a d’abord l’idée ancienne, formulée par Machiavel et revisitée récemment par Agamben, de l’urgence (sanitaire ou sécuritaire) comme opportunité pour établir un pouvoir politique fort. La frontière entre démocratie et régime autoritaire devient floue et d’autres que Victor Orbán tentent aussi de renforcer les traits autoritaires de leur pouvoir dans le contexte de pandémie.

On connaît aussi a contrario l’idée développée par Naomi Klein du choc politique ou du coup d’État pour introduire des changements radicaux dans l’ordre économique et social, baptisés « thérapie de choc ». Orbán emprunte aux deux concepts : il utilise la crise du coronavirus comme accélérateur de sa conquête de l’ensemble des leviers du pouvoir et anticipe, par les pouvoirs qui lui sont octroyés dans l’urgence, la phase 2 à savoir la plus grave crise économique depuis celle de 1929 que redoutent tous les gouvernements européens.

Comme nous le savons, la réponse à cette dernière a débouché sur le New Deal de Roosevelt dans une partie du monde mais également sur le fascisme dans une autre. Les populistes nationalistes actuellement dans l’opposition (Salvini, Le Pen, etc.) ont été marginalisés pendant l’épidémie du coronavirus qui a partout favorisé le soutien aux efforts déployés par les gouvernements en place. Mais les populistes au pouvoir, comme en Hongrie, ont également profité de ce réflexe unitaire et défensif considérant par ailleurs que les lendemains de pandémie, marqués par l’effondrement économique, seront peu favorables aux libéraux pro-européens.

Reste la difficulté à qualifier le régime de Viktor Orbán. Selon Andras Bozoki, professeur à la Central European University (CEU) de Budapest qui en septembre 2019 aura été contraint à déménager à Vienne : « Au cours des dix dernières années, beaucoup de gens disaient que les choses ne pouvaient pas être pire et c’est pourtant ce qui s’est toujours passé. On peut ne pas être à même de tracer une frontière entre la démocratie et la dictature. Mais il est clair que vers cette dernière que nous nous dirigeons ».

Avec la « démocratie illibérale » (Viktor Orbán dixit 2014), on est passé d’abord à un régime hybride avec des élections libres, mais dont le déroulement était faussé par les différences d’accès à une sphère publique de plus en plus restreinte. Avec la loi du 30 mars 2020 qui donne les pleins pouvoirs au gouvernement de Viktor Orbán, on a donc franchi un nouveau seuil vers un régime « d’autoritarisme électoral ».

Selon le dernier rapport de Freedom House il s’agit de la plus radicale régression de la démocratie au plan international recensée au cours de la dernière décennie, et la Hongrie n’y est plus classée parmi les démocraties. D’où la question dérangeante à l’Union européenne : dans quelle mesure celle-ci peut-elle s’accommoder en son sein d’un régime qui ne serait plus une démocratie ?

Les pays du groupe de Visegrád ont tous adopté l’équivalent d’un  « état d’urgence » sanitaire entre le 11 et 12 mars, mais sans suivre la voie esquissée par la loi anti-coronavirus votée en Hongrie. Le groupe de Visegrád ne constitue pas un bloc : on n’imite pas la Hongrie d’Orbán, on évite seulement de la pointer du doigt.

La Pologne affiche une autre variante de l’usage de la crise à des fins politiques et agit à front renversé en quelque sorte : alors qu’en Hongrie, le pouvoir fait dans l’urgence adopter une loi d’exception, en Pologne, c’est l’opposition au gouvernement de Droit et justice (PiS) qui réclame que soit décrété un « état d’urgence » afin de permettre le report de l’élection présidentielle prévue pour le 10 mai. Les sondages prévoyaient la réélection du président Duda, ce qui a incité le pouvoir à passer en force et faire adopter le 7 avril par le parlement une modification de la loi électorale pour autoriser la généralisation du vote par correspondance pour le scrutin. Il s’agissait d’éviter un report à l’automne, par crainte d’une détérioration annoncée de la situation économique. Finalement, quatre jours avant l’élection, Kaczynski a dû reculer et souhaite reporter à la fin juin.

En tout état de cause, le PiS de Jaroslaw Kaczynski reste un partenaire privilégié de la Fidesz de Viktor Orbán et il n’est pas surprenant qu’il n’ait exprimé aucune réserve vis à vis de la loi sur la protection contre le coronavirus votée à Budapest.

Il en va de même du côté de la République tchèque : pas de critique ni de réserve vis à vis de Viktor Orbán. Babiš, qui fait l’objet d’une procédure judiciaire concernant l’usage présumé frauduleux de fonds européens par Agrofert (société dont il est le propriétaire indirect), a été très contesté tout au long de l’année passée. Il a grâce à sa gestion de la crise du coronavirus (confiance à 84%), retourné la situation en prenant très tôt des mesures draconiennes. La fermeture des brasseries a suscité plus de débats que celle des frontières. Contesté il y a un an par une foule de plus d’un quart de million de personnes dans la rue, Babiš a su profiter de la crise pour appeler à l’unité face à une opposition parlementaire fragmentée et face à une société civile, confinée et mobilisée… à fabriquer des masques.

La Slovaquie est, avec 14 décès, le pays d’Europe le plus épargné par l’épidémie. L’arrivée du Covid a coïncidé avec celle d’un nouveau gouvernement issu des élections législatives du 29 février. Il est dirigé par Igor Matovič, dirigeant du mouvement Les Gens ordinaires qui gouverne avec un autre rassemblement au profil politique indéfini Nous sommes une famille, avec pour programme la promesse de lutter contre la corruption et « nettoyer les écuries d’Augias ». Ce gouvernement cohabite avec une présidente de la République, Zuzana Čaputová, ancienne avocate issue de la société civile, élue en 2019 sur un programme libéral pro-européen. C’est probablement sous son influence que, sans se joindre à la déclaration visant Orbán sans le nommer de 13 ministres des Affaires étrangères de l’Union Européenne le 1er avril 2020, le chef de la diplomatie slovaque a néanmoins fait une courte déclaration reflétant des préoccupations similaires.

Les réponses européennes

Les réactions politiques à la loi donnant les pleins pouvoirs à Viktor Orbán ont plutôt montré une différence entre l’est et l’ouest du vieux continent. Orbán était sans doute persuadé que, dans l’urgence de la  « guerre sanitaire », les Européens ne prêteraient pas trop attention à la politique intérieure de leurs membres. Les réactions ont été prudentes, pas de quoi inquiéter à Budapest.

Dès le lendemain de l’adoption de la Loi sur la protection contre le coronavirus à Budapest, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen rappelait à tous, sans mentionner la Hongrie, le devoir de préserver les droits fondamentaux et les valeurs démocratiques. La déclaration des ministres des Affaires étrangères de 13 pays membres de l’UE, auxquels se sont joints les trois Pays baltes, va dans le même sens – mais toujours sans mentionner la Hongrie. Plus explicite, le président du Parlement européen, David Sassoli, a demandé le 1er avril à la Commission d’évaluer la compatibilité de la nouvelle loi hongroise avec l’article 2 du traité de l’Union. Il a affirmé : « Pour nous, les parlements doivent rester ouverts et la presse doit rester libre. Personne ne peut s’autoriser à utiliser la pandémie pour saper nos libertés ».

La « question hongroise » en Europe est posée explicitement depuis le vote du parlement européen en septembre 2018 du rapport Sargentini, qui affirme que Budapest viole les valeurs de l’Union européenne et demande l’activation de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, pouvant aboutir à la suspension du droit de vote de la Hongrie au sein des institutions communautaires. Comme celle-ci requiert l’unanimité, sa mise en application reste virtuelle. Aucun des membres du Groupe de Visegrád ne votera cette activation, non parce qu’ils approuvent nécessairement toutes les initiatives de Viktor Orbán, mais parce qu’ils n’aiment pas l’intrusion de l’Union européenne dans les politiques nationales et qu’ils se disent que pareille démarche pourrait un jour être invoquée à leur égard.

Dans ces conditions, il ne reste que la voix de la Commissaire européenne chargée de veiller aux valeurs européennes et à l’État de droit, et le PPE auquel appartient le Fidesz. Pas d’inquiétudes du côté de la Commissaire Věra Jourová (nommée par Andrej Babiš) qui déclarait à la télévision tchèque le 19 avril que la Hongrie ne risquait rien du côté de l’UE puisqu’elle « n’a pas adopté de décrets qui contredisse les normes juridiques européennes ». Elle récidive le 29 avril en disant qu’en lisant la loi elle ne « voyait pas de raison de lancer une procédure d’infraction ». Aussitôt Viktor Orbán et sa ministre de la justice demandent des excuses à ceux qui avaient osé critiqué la loi sur l’état d’urgence !

La mollesse de la réaction européenne est une chose, l’encouragement en est une autre. Le jour même où Viktor Orbán faisait adopter la Loi sur la protection contre le coronavirus, l’Union européenne adoptait la Coronavirus Response Investment Initiative, dotée de 37 milliards d’euros répartis non selon les besoins des pays les plus affectés, mais selon la répartition en vigueur pour les fonds structurels. Ainsi, l’Italie s’est vue attribuer 0,1% de son PIB, l’Espagne 0,3% de son PIB et la Hongrie 3,9 % de son PNB. Tandis que l’Italie, pays le plus touché par le Covid-19, reçoit 2,3 milliards d’euros, la Hongrie, peu touchée avec une population six fois moindre reçoit 5,6 milliards d’euros. Absurdité d’un système européen où même un fond créé pour gérer une crise spécifique n’arrive pas à cibler la dépense. Plus généralement, cela pointe la question du lien entre solidarité budgétaire et respect des normes de l’État de droit.

Dans ces conditions, c’est le Parti populaire européen (PPE), auquel appartient la Fidesz, qui devient le lieu privilégié où le « cas Orbán » fait l’objet de débats. Le PPE est divisé entre partisans de la suspension (en vigueur depuis l’an dernier) et partisans de l’expulsion de la Fidesz. Au lendemain de l’adoption par Budapest de la Loi contre le coronavirus, le chef du PPE au parlement européen, Manfred Weber (CSU), est resté muet. Une lettre signée par 13 partis dont, à l’initiative de Donald Tusk, la Plateforme civique polonaise, préconisait l’adoption d’une ligne dure. La CDU/CSU allemande, les Républicains français et Forza Italia, parti de Sylvio Berlusconi, considéraient qu’il était urgent d’attendre. « Je n’ai pas le temps de m’occuper de vos fantaisies… Votre discussion, en pleine pandémie, est un luxe que je ne peux me permettre » a réagi Viktor Orbán.

*

En guise de conclusion, on observe premièrement une différence dans la façon dont les populistes-nationalistes ont exploité la crise sanitaire actuelle. Ceux qui sont arrivés au pouvoir récemment (Donald Trump ou Jair Bolsonaro) ont sous-estimé la pandémie et donc la possibilité de l’exploiter politiquement. Les populistes plus établis (Viktor Orbán ou Narendra Modi) ont été plus rapides pour renforcer les traits autoritaires de leur régime. La question se pose, bien entendu, de savoir comment distinguer les mesures d’urgences légitimes adoptées par la plupart des gouvernements démocratiques en Europe de celles qui relèvent d’une dérive autoritaire. Les restrictions imposées à la liberté et l’indépendance des médias constituent un premier élément important à observer, de même que ce qui restreint les forces d’opposition et des institutions parlementaires. Autrement dit, le caractère inclusif (ou pas) des mesures d’urgence est à prendre en compte dans la réponse européenne à apporter à la situation hongroise ou polonaise.

Ensuite, l’absence de l’Europe, puis sa division dans la crise du Covid-19 aura des prolongements durables sur le plan interne comme géopolitique. Orbán, partant de ce constat, pouvait déclarer le 27 mars : « En ce qui concerne l’aide liée à la crise du coronavirus, la Hongrie a reçu le soutien de la Chine et du Conseil turc (association des pays turcophones) ». La « diplomatie des masques » de la Chine s’affirme dans toute l’Europe centrale et dans les Balkans.

Enfin, la cohésion de l’Europe lors du passage de la crise sanitaire à la crise économique sera aussi importante que sa position de défense des valeurs de l’État de droit. Car Viktor Orbán, comme les autres dirigeants national-populistes européens peu audibles pendant la pandémie, répète qu’en période de crise sanitaire (ou autre), l’État-nation et la solidarité nationale constituent les remparts les plus efficaces. Ils parient sur un affaiblissement des démocraties libérales et de l’Union européenne pour rebondir après la crise. L’Union européenne devra impérativement être en mesure de défendre ses valeurs et les principes de l’État de droit qui la constituent dans les mois (et les années) à venir, dans un contexte probable de grave récession économique, avec les tentations du repli qu’elle risque de favoriser.

 


Jacques Rupnik

Politiste, Professeur à Sciences Po