La « distance sociale » est-elle vraiment sociale ?
La « distance sociale » avec ce qu’elle est censée désigner – l’espacement minimum (1 ou 2 mètres, 3 ou 6 pieds par exemple) qu’il est jugé souhaitable, voire impératif, de conserver entre deux personnes, pour limiter le risque de contagion – a été sur toutes les lèvres durant la période de crise. Inventée par les épidémiologistes lors de la diffusion de la grippe espagnole il y a un siècle, l’expression, à quelques nuances et exceptions près[1], et la norme correspondante se sont diffusées dans le monde entier aussi vite que le coronavirus lui-même. Le constat épidémiologique et les injonctions correspondantes se veulent simples : les modalités de transmission du virus entre deux organismes – par contact de la peau, par postillon, peut-être par exhalaison – sont universelles.
Mais pourquoi diable avoir choisi, pour désigner la chose, l’expression « distance sociale » ? Dans quelle mesure rend-elle vraiment compte de la dimension sociale de la gestion des distances et des espacements entre les individus ? Les quelques pages qui suivent suggèrent que, des mois après l’adoption de la « distance sociale » comme norme de langage et de comportement, quelques semaines après le relâchement des consignes de prudence et de sécurité, on gagne toujours à prendre en compte un éventail élargi d’approches de la distance et de l’espace, et à reconnaître la complexité des pratiques corporelles en situation d’interaction et leur signification en matière de socialité.
La distance sociale des uns, et celle des autres
L’expression « distance sociale » est utilisée depuis longtemps dans les sciences sociales mais dans des sens très différents de celui des épidémiologistes. Depuis les années 1920, les sociologues emploient l’expression, tout comme celle d’« espace social », sur un mode métaphorique pour rendre compte des similarités et des différences que des individus ou des groupes perçoivent entre eux, ou que ces mêmes sociologues mesurent avec leurs propres critères et indicateurs (catégories socio-professionnelles ou ethniques, capital économique, degré d’instruction, etc.). Sur ce mode, un article emblématique de ce type d’analyse de la distance-différence a bien montré que la « proximité spatiale » vécue entre des ménages résidant dans le même grand ensemble cachait parfois une grande « distance sociale » entre ces mêmes ménages[2].
L’expression figure aussi dans la typologie des distances (personnelle / intime / sociale / publique) popularisée par Edward T. Hall dès les années 1970 dans son analyse des positions corporelles d’individus en situation de co-présence. Pour Hall et le champ de recherche qu’il a créé, la proxémie, la distance sociale est de toutes celles qu’il distingue celle que deux interlocuteurs jugent appropriée de mettre entre eux pour optimiser leur échange. Sa formation d’anthropologue le rendait tout spécialement curieux des variations de cette distance « selon les cultures », courant au passage le risque de les réifier et de cultiver les stéréotypes ethniques. On les a vus ressurgir à l’ère de la Covid-19, par exemple lorsqu’on a fait référence à la culture scandinave de la distance pour expliquer la non-nécessité d’imposer des mesures strictes en Suède.
Toujours dans les années 1970, d’autres travaux se sont intéressés à la façon dont les corps humains se disposent et distribuent dans l’espace lors d’interactions sociales, mais sans utiliser la notion de « distance sociale ». En micro-sociologie, Erving Goffman s’est intéressé aux régimes de co-présence, distinguant notamment les situations où les personnes se remarquent et se surveillent mais sans directement entrer en contact (les « interactions non-focalisées » ), de celles où des personnes s’engagent dans un cours d’action commun (les « interactions focalisées »), ainsi que les agencements corporels qui prévalent dans les différents cas.
Ce type d’analyse a été prolongé par les études interactionnelles en termes de « formations » (Kendon), de « configurations contextuelles » (Goodwin) ou d’« espaces interactionnels » (Mondada). Contrairement à Hall qui posait l’hypothèse de déterminants culturels puissants, ces recherches insistent sur le fait que l’espace interactionnel est éminemment flexible, s’ajustant aux circonstances et aux activités et étant constamment (re)négocié entre les participants.
Rapprocher les distances pour mieux apprendre de la pandémie
Que gagne-t-on à mobiliser ces différents instruments d’analyse pour comprendre ce qui s’est joué dans la gestion de la distance interpersonnelle au cœur de la crise sanitaire ? Plusieurs articles et quelques observations fournissent des éléments de réponse qui tous permettent de combiner plusieurs dimensions sociales de la distance.
D’abord sur la socialité des corps dans l’espace public en ville de Bâle. Dès le mois de mars, des enregistrements vidéos effectués dans le cadre d’un projet lancé à l’Université de Bâle ont porté sur l’évolution des formats d’action dans l’espace public durant la crise de la Covid-19. On a notamment observé que les salutations ont été très rapidement ajustées par les personnes en interaction ; les embrassades ont été abandonnées pour des salutations tactiles alternatives, avec le coude ou les pieds, puis d’autres formats encore, à distance. Il ne s’agit toutefois pas d’une simple substitution : les images vidéo montrent de nombreuses hésitations, une exploration de différentes possibilités, et des négociations explicites de ce qu’il est, moralement ou affectivement, adéquat de faire.
D’autres actions ont été passées au même crible comme celles qui impliquent un transfert d’objets (produits, argent). Leur analyse montre que le coronavirus a infiltré la vie ordinaire et en a compliqué les routines. La créativité à l’œuvre dans ce contexte nouveau montre que l’autogestion de la distance ne signifie pas l’évitement du contact social, mais l’invention de solutions sociables nouvelles. La distance et le contact appropriés sont négociés localement en intégrant les contingences du contexte, mais sans que cela puisse être réduit à une question de mesure « objective » en mètres ou pieds : la mesure est toujours indexicale. Ces négociations traduisent les orientations normatives et morales des participants qui engagent par là leur définition mutuelle du contexte, leur mode de relation, leur confiance réciproque – en révélant dans des détails apparemment anodins une sociabilité humaine riche et complexe.
Autre exemple, les consignes d’usage des plages espagnoles et l’auto-régulation des pratiques. Le 12 avril dernier, la ministre espagnole du Tourisme, Reyes Maroto, explique à un journaliste d’El Pais les mesures auxquelles il va falloir se préparer pour l’été. Parmi ces mesures, elle annonce qu’il va falloir « garder la distance (sociale) jusque sur la plage ». Soit ! La règle est la règle et elle est censée s’appliquer partout hors de chez soi. Mais s’est-on jamais interrogé dans un ministère du Tourisme ou de la Santé sur la façon selon laquelle les amateurs de sable et de bains de mer se disposaient sur une plage en temps normal ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe une littérature abondante sur le sujet, inspirée notamment par les questions et les méthodes de la proxémie[3].
Les études sur le sujet convergent sur trois points essentiels : les usagers tendent à occuper l’entier de la surface disponible en se maintenant à une distance comprise entre la distance sociale et la distance publique de Hall ; des proximités plus grandes ne sont pratiquées que pour les couples (préexistants ou en train de se constituer pour l’occasion), les familles et les groupes d’amis avec lesquels le degré d’intimité est plus grand ; par contre, les distances intergroupes diminuent quand la densité d’occupation de la page augmente. Vouloir « garder la distance (sociale) jusque sur la plage » est donc sans doute souhaitable dans le cadre d’une politique sanitaire ; mais pour y parvenir, les observations de plage nous indiquent qu’une simple régulation de l’accès pourrait suffire à maintenir des « espacements minimaux », sans avoir besoin de recourir à la menace et à l’amende.
Troisième et dernier exemple, les diverses formes de distance sociale et les inégalités face au virus à New York. Plusieurs études conduites dans les premières semaines de la pandémie se sont faites l’écho de taux de contamination au sein de la population noire des quartiers populaires de New York beaucoup plus élevés que la moyenne. Trois facteurs principaux d’explication ont été incriminés : des logements plus densément occupés, voire surpeuplés et insalubres ; des travailleurs davantage amenés à poursuivre des activités dans des espaces de travail souvent restreints ; un recours plus important aux transports publics. Les effets soi-disant universels du virus se sont donc avérés très différenciés en fonction des conditions de vie et des inégalités sociales. On voit bien ici que la distance sociale qu’évaluent les sociologues, la distance-différence, entre les travailleurs pauvres et les élites urbaines joue un rôle dans la possibilité même qu’ont les premiers d’observer la distance-espacement sécuritaire.
Cette distance-différence se voit amplifiée, dans l’ordre des représentations, par la propension des membres des catégories supérieures à formuler des jugements moraux, parfois teintés de racisme, à l’égard de celles et ceux qui ne respecteraient pas les normes sanitaires et adopteraient des comportements à risques. En outre, il a été observé que des travailleurs noirs dans l’espace public – nettoyeurs de rue, éboueurs, livreurs à domicile, etc. – se voyaient parfois ostensiblement maintenus à distance (écart de trajectoire, changement de trottoir) par d’autres citadins ; la distance-espacement est alors amplifiée par les effets de la distance-différence.
Ces trois illustrations suffisent pour souligner l’essentiel : les règles sanitaires d’espacement ne sont jamais tout à fait indépendantes, dans leur mise en œuvre, de ce qui se joue dans les distances physiques ou symboliques qu’entretiennent entre eux des individus qui sont d’abord et avant tout des êtres sociaux.
Regarder plus loin, au-delà des vagues
Au-delà des illustrations qui précèdent, l’analyse des similitudes et différences entre les notions de « distance » des politiques de santé publique et des sciences sociales gagne à porter aussi sur les temporalités qui leur sont associées. L’instauration de mesures d’espacement règlementaire vaut en période d’épidémie, sur l’instant, le temps d’une crise. Les distances sociales de E.T. Hall se veulent intrinsèques à chaque culture ; il les pense, sur un mode structural, dans la longue durée, ne s’étant pas vraiment questionné sur les processus de changement social et culturel susceptibles de les impacter.
Les approches interactionnistes inspirées de Goffman sont plus fluides, montrant le lien entre variation présente et changement en train de se faire, et capables de faire la part des choses entre arrangements circonstanciels et transformations durables dans les pratiques spatiales et corporelles d’interaction sociale. Dans cette mosaïque de temporalités, qu’a-t-on pu entrevoir dans les semaines qui ont suivi le pic de la crise sanitaire ?
Une des principales victimes de l’épidémie lors de son intensité maximale aura été la sociabilité dans l’espace public : les marchés, les rassemblements, les événements collectifs ont été interdits ; les places publiques et les terrasses ont été désertées ; et les interactions ordinaires profondément modifiées. Temporairement ? Rien n’est moins sûr, alors même que les terrasses et les marchés ont ré-ouvert leurs portes. Maintenant que la crise s’atténue, l’impératif de la distance s’étiole et se différencie au fur et à mesure du relâchement des mesures de prévention. Après avoir souvent fait l’objet d’amendes significatives en cas de violation, la mise à distance demeure la règle dans certains espaces institutionnels, services et commerces, alors qu’elle ne l’est plus dans les relations interpersonnelles dans l’espace public.
En outre, la gestion de la distance se sédimente progressivement, à la fois dans la matérialité et dans les conduites. D’une part, elle est déléguée à des dispositifs matériels – panneaux de plexiglas, signes sur le sol, sièges neutralisés, etc. – qui permettent à la fois de contraindre les conduites et de limiter les négociations pour ce faire. D’autre part, la gestion de la distance se sédimente dans la manière routinière dont les corps se rapprochent ou s’éloignent lors d’engagements dans des activités communes en co-présence. Ce que les dispositifs matériels rendent non-négociable continue à être négocié dans l’ici et maintenant de l’interaction co-présente.
Cela est accentué par une interprétation flexible de la distance en fonction de contingences : par exemple, le port du masque est conseillé si on ne peut pas maintenir les deux mètres de distance et permet donc de négocier légitimement des distances plus rapprochées – indépendamment de son efficacité préventive réelle – comme on l’a vu lors des manifestations massivement suivies par des milliers de personnes pour Black Live Matters début juin.
L’inscription en dur des mesures de distanciation concerne avant tout les espaces institutionnels ; la négociation des distances concerne davantage les rapports interpersonnels, dépendant crucialement de la manière dont se (re)définissent les relations à autrui : la distance n’est pas un problème au sein d’une famille, mais le devient dans le rapport à des inconnus – par là elle interroge les modalités de nos engagements avec autrui au-delà de la sphère familière. Au vu de l’évolution des pratiques ces dernières semaines, on peut donc penser que les comportements n’ont pas durablement intégré les enjeux de la distance à maintenir.
Face à la contingence et la flexibilité qui caractérisent les pratiques sociales, il semble bien qu’une autre matérialité, bien plus durable, celle de l’architecture et des villes puisse être impactée. On l’a déjà observé à la suite des grandes épidémies du XIXe siècle. Amplifiés par l’urbanisation galopante née de la révolution industrielle, elles ont suscité quantité de mesures de prévention et de confinement, mais aussi une véritable révolution dans la façon de penser les formes urbaines et la circulation (de l’air, des eaux, des humains, etc.) en ville. Les grandes places, les ramblas et autres boulevards, les squares qui étaient hier encore les hauts lieux de la sociabilité urbaine sont nés des crises sanitaires du XIXe siècle.
Si la crise actuelle devait conduire à indurer une évolution des pratiques sociales en co-présence, et à la conception et à l’adoption de nouveaux modèles de planification et de gestion urbaine – certains y pensent très fort déjà – de nouveaux lieux et de nouvelles formes d’interaction sociale ne pourraient-ils pas émerger ? Pour que cela puisse être le cas, il faudrait sans doute, en guise de préalable, que l’on ne soit plus obnubilé par ce que l’on nous promeut comme smart city pour demain : une ville connectée, gérée à distance, nourrie de milliards de données y compris la mesure des positions des individus et des formes d’interaction sociale. Il faudrait plutôt que les modèles urbains en émergence donnent toute leur place à l’intelligence collective, à la créativité des pratiques sociales, à la réinvention de la co-présence, etc.
Tirer les leçons des distances multiples
Repenser les espaces et les pratiques qui les habitent invite aussi à repenser les corps qui les peuplent. La co-présence des corps dans l’espace ne disparaîtra pas de nos villes (le transfert vers le tout virtuel n’est ni possible, ni souhaitable) et mérite qu’on conçoive le corps autrement que comme une entité physio-biologique qui transmet ou subit des maladies, voire comme une simple force de travail ou force reproductive. Le corps sociable est un socio-holobiont (Margulis), fait de chair, de microbes et de culture : il ne se limite pas à l’enveloppe du corps humain mais implique une porosité entre le corps et son environnement, qui nous invite à penser de manière conjointe les humains et leur habitat (Latour).
Les pandémies sont des révélateurs des interfaces multiples entre les corps et la socialité, et des conséquences épidémiologiques, culturelles et sociales de la manière dont les corps se meuvent, entrent en contact, et interagissent. Ces manières sont en partie contrôlées et disciplinées par le bio-pouvoir – la surveillance et gestion des corps par l’État – mais lui échappent aussi par leur capacité à s’auto-organiser et à se re-créer. De ce point de vue, l’observation de la situation présente suggère qu’on gagnerait à coupler les perspectives de la biologie et de l’épidémiologie d’une part, et celles des sciences sociales d’autre part pour analyser ce qui se joue dans les situations d’interaction ou de co-présence ; et pour y parvenir, à réinventer un vocabulaire, des concepts, voire un champ de recherche capables de couvrir ce qui relève du « bio-social ».
La « distance sociale » des premières mesures de santé publique n’était donc qu’une distance physique et aurait pu tout simplement être qualifiée de « distance de sécurité ». Mais dès son adoption, les pratiques qu’elle a suscitées ont révélé toute la diversité et la richesse des dimensions sociales de la gestion des distances entre les individus. Y compris dans le langage puisqu’on a vu fleurir, en contrepoint, des invitations à cultiver la « proximité sociale » ou le « contact social », parfois aussi la « solidarité sociale ».
Injonction visant à endiguer, apparemment avec quelque succès, la propagation du virus, elle a été socialisée sur des modes extrêmement divers, allant de l’exacerbation des contrastes sociaux à la renégociation des marques de familiarité entre proches, de la répétition à l’infini des consignes normatives aux multiples interprétations concurrentes de ce qu’il convenait de faire dans un contexte précis. À ce titre, elle conforte de façon spectaculaire un acquis de longue date des sciences sociales : la gestion de la distance physique est un accomplissement social.