Société

La « distance sociale » est-elle vraiment sociale ?

Géographe, Linguiste

Dès les premiers signes de la pandémie, l’expression « distance sociale » s’est imposée sur toutes les bouches. D’où vient cette expression ? Pour analyser ce qui se joue dans ces situations d’interaction ou de co-présence, il faut coupler les perspectives de la biologie et de l’épidémiologie, et celles des sciences sociales, pour réinventer un vocabulaire, des concepts, voire un champ de recherche capables de couvrir ce qui relève du « bio-social ».

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La « distance sociale » avec ce qu’elle est censée désigner – l’espacement minimum (1 ou 2 mètres, 3 ou 6 pieds par exemple) qu’il est jugé souhaitable, voire impératif, de conserver entre deux personnes, pour limiter le risque de contagion – a été sur toutes les lèvres durant la période de crise. Inventée par les épidémiologistes lors de la diffusion de la grippe espagnole il y a un siècle, l’expression, à quelques nuances et exceptions près[1], et la norme correspondante se sont diffusées dans le monde entier aussi vite que le coronavirus lui-même. Le constat épidémiologique et les injonctions correspondantes se veulent simples : les modalités de transmission du virus entre deux organismes – par contact de la peau, par postillon, peut-être par exhalaison – sont universelles.

Mais pourquoi diable avoir choisi, pour désigner la chose, l’expression « distance sociale » ? Dans quelle mesure rend-elle vraiment compte de la dimension sociale de la gestion des distances et des espacements entre les individus ? Les quelques pages qui suivent suggèrent que, des mois après l’adoption de la « distance sociale » comme norme de langage et de comportement, quelques semaines après le relâchement des consignes de prudence et de sécurité, on gagne toujours à prendre en compte un éventail élargi d’approches de la distance et de l’espace, et à reconnaître la complexité des pratiques corporelles en situation d’interaction et leur signification en matière de socialité.

La distance sociale des uns, et celle des autres

L’expression « distance sociale » est utilisée depuis longtemps dans les sciences sociales mais dans des sens très différents de celui des épidémiologistes. Depuis les années 1920, les sociologues emploient l’expression, tout comme celle d’« espace social », sur un mode métaphorique pour rendre compte des similarités et des différences que des individus ou des groupes perçoivent entre eux, ou que ces mêmes sociologues mesurent avec leurs propres critères et ind


[1] L’usage dominant en anglais préfère le terme « distanciation » à « distance » (social distancing), tout comme en espagnol (distanciamiento social), en italien (distanziamento sociale), ou en allemand (soziale Distanzierung). Le terme de « distanciation » pointe le fait que la distance est le résultat d’une action. En suédois (socialt avstånd) ou en (suisse)-allemand (Abstand halten), la notion de distance est exprimée différemment, par un préfixe (stehen « se tenir » et ab « à l’écart »). Dans d’autres langues on parle plutôt de distance matérielle, distance de sécurité – en ayant recours à d’autres qualificatifs pour la distance -, parfois aussi d’éloignement social et d’abstention sociale, qui semblent impliquer que le rapport social doit être supprimé.
Une analyse comparative des appellations adoptées dans les consignes officielles de par le monde a été donnée par Ruth Michalson, « How “Social Distancing” Can Get Lost in Translation », Smithsonian Magazine 22/04/2020, en ligne. Sensible à l’enjeu sémantique qui est au cœur de cet article, l’OMS a déjà renoncé à l’expression et promeut désormais « distance physique » ; mais elle n’est pas vraiment suivie à ce jour, hormis peut-être par un comté de Floride qui emprunte à l’alligator sa taille moyenne pour servir d’étalon en la matière : « keep 1 alligator between you and everyone else at all time » (Elassar, A., A Florida county is reminding people to maintain a distance of at least one alligator between each other. CNN 04/04/2020, en ligne.

[2] Chamboredon, J.-C. and M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie 11(1): 3-33

[3] Un des plus récents en langue française contient une abondante bibliographie sur le sujet : Guyonnard, Valentin et Luc Vacher, « Penser et mesurer les distances de l’interaction sociale dans l’espace de la plage », L’Espace géographique, vol. tome 47, no. 2, 2018, pp. 159-181.

Bernard Debarbieux

Géographe, Université de Genève

Lorenza Mondada

Linguiste, Université de Bâle

Rayonnages

Société

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] L’usage dominant en anglais préfère le terme « distanciation » à « distance » (social distancing), tout comme en espagnol (distanciamiento social), en italien (distanziamento sociale), ou en allemand (soziale Distanzierung). Le terme de « distanciation » pointe le fait que la distance est le résultat d’une action. En suédois (socialt avstånd) ou en (suisse)-allemand (Abstand halten), la notion de distance est exprimée différemment, par un préfixe (stehen « se tenir » et ab « à l’écart »). Dans d’autres langues on parle plutôt de distance matérielle, distance de sécurité – en ayant recours à d’autres qualificatifs pour la distance -, parfois aussi d’éloignement social et d’abstention sociale, qui semblent impliquer que le rapport social doit être supprimé.
Une analyse comparative des appellations adoptées dans les consignes officielles de par le monde a été donnée par Ruth Michalson, « How “Social Distancing” Can Get Lost in Translation », Smithsonian Magazine 22/04/2020, en ligne. Sensible à l’enjeu sémantique qui est au cœur de cet article, l’OMS a déjà renoncé à l’expression et promeut désormais « distance physique » ; mais elle n’est pas vraiment suivie à ce jour, hormis peut-être par un comté de Floride qui emprunte à l’alligator sa taille moyenne pour servir d’étalon en la matière : « keep 1 alligator between you and everyone else at all time » (Elassar, A., A Florida county is reminding people to maintain a distance of at least one alligator between each other. CNN 04/04/2020, en ligne.

[2] Chamboredon, J.-C. and M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie 11(1): 3-33

[3] Un des plus récents en langue française contient une abondante bibliographie sur le sujet : Guyonnard, Valentin et Luc Vacher, « Penser et mesurer les distances de l’interaction sociale dans l’espace de la plage », L’Espace géographique, vol. tome 47, no. 2, 2018, pp. 159-181.