Face au virus : l’invention de nouvelles formes de vie
La crise sanitaire actuelle oblige à s’interroger sur l’influence d’une entité biologique, si minuscule soit-elle, sur les relations sociales. Alors que les sciences de la nature sont lancées dans une course contre la montre pour mieux connaître une life form – c’est-à-dire la morphologie du coronavirus, mais aussi ses caractéristiques physiologiques, son comportement et ses effets sur le milieu et ses hôtes –, il revient aux sciences humaines et sociales de chercher comment les interactions avec ce microorganisme modifient les formes de vie (forms of life) humaines.
Au-delà du simple jeu sur les mots, la réflexion sur l’articulation entre les notions de formes et de vie constitue une bonne heuristique pour aborder, à partir de différents ordres de faits, des problèmes situés à l’interface entre le biologique et le social. En expliquant ce qui se forme – mais aussi se déforme, se transforme, se reforme, etc. –, à plusieurs niveaux de l’organisation des sociétés, on découvre comment l’inventivité humaine se manifeste dans les interactions avec les vivants, des êtres qui ne cessent eux-mêmes d’évoluer.
C’est en premier lieu l’obligation de rester chez soi qui a obligé à réfléchir à la morphologie sociale paradoxale qui, en quelques jours, s’est imposée au monde citadin – car c’est là où le contraste avec un état antérieur est le plus remarquable. Alors que les villes sont, par excellence, des lieux de concentration des populations, les règles de distanciation sociale font apparaître les unités de résidence comme des lieux où, en plus de la vie domestique, les individus tentent, vaille que vaille, de prolonger leur vie professionnelle et sociale. Tout est mis en œuvre pour surmonter la difficulté à coordonner des actions humaines lorsque chacun reste à distance de l’autre.
Le problème est à la fois très actuel, et pourtant très ancien – si ancien qu’il est au cœur de textes fondateurs de Durkheim et Mauss. Dans les Formes élémentaires de la vie religieuse et l’Essai sur les variations saisonnières chez les Esquimaux, ils s’attachent en effet à rendre compte de l’intermittence de la société, parcourue par des moments de concentration et de distanciation, à la manière d’un être vivant qui traverse plusieurs états.
Avec le confinement, un nouveau cas de figure demande à être appréhendé puisque, à l’alternance de l’éloignement et du rapprochement, semble se substituer une simultanéité de positions naguère incompatibles. Un grand nombre d’habitants a dû s’adapter à des contraintes inédites et paradoxales pour être à la fois éloignés et proches (grâce aux connexions internet) des autres, à l’abri des regards et surexposés sur des écrans, inventant des façons d’habiter un lieu hybride où voisinent le domestique et le professionnel.
Ces instances étatiques sont capables de transformer en profondeur, et avec une célérité stupéfiante, les formes de vie collectives.
Bien qu’elle s’appuie sur une dynamique initiée depuis l’apparition d’internet, cette morphologie sociale, relativement inédite, génère de nouvelles règles, comme en atteste la multiplication des recommandations, plus ou moins officielles, prodiguant des conseils pour « gérer » son temps et « optimiser » son télétravail. Dans ce mouvement général, se sont inscrrit de nouveaux rites se manifestant à plusieurs échelles : familiale (apéritifs sur Skype, appels à heure fixe), territoriale (concerts ou cours de gym donnés depuis le toit d’un immeuble) ou encore nationale et internationale, lorsque des habitants ont applaudi les personnels hospitaliers depuis leur fenêtre pendant des semaines.
Il serait aisé d’expliquer ces rites par le besoin d’être ensemble et le plaisir ressenti à partager des moments d’effervescence. Ce serait toutefois très réducteur. Le sens des actions sociales s’éclaire parfois moins par la présence de ceux qui les réalisent que par l’absence des destinataires. C’était le cas lorsque des milliers de personnes tentaient d’exprimer leur gratitude au monde médical en se réunissant tous les jours à 20 heures – le fait que des mots remerciant ces catégories de travailleur aient été affichés sur les portes et les fenêtres des immeubles confirmant cette hypothèse. Ainsi, l’émergence de nouvelles pratiques consiste moins en un pure invention qu’un réélaboration de formes d’organisation collectives préalables, dont les enquêtes doit sonder la plasticité et la capacité à intégrer des éléments inédits – à l’instar de Mauss lorsqu’il réfléchit à la « Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives » (sous titre de L’essai sur le don).
Comme tous les événements dramatiques (guerre, colonisation, exode, catastrophe), la crise sanitaire est l’occasion d’analyser l’apparition de manières de faire et de penser inédites, autrement dit d’examiner comment naissent et se forment des institutions. En ce sens, les formes de vie désignent la capacité des humains à inventer des manières de vivre ensemble, à partir des grandes relations organisant l’existence collective : l’échange, le don, la réciprocité, la collaboration, etc..
Sous cet angle, il est tentant d’établir une analogie entre vie biologique et vie sociale : « Les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse […] Ce sont donc les institutions vivantes, telles qu’elles se forment, fonctionnent et se transforment aux différents moments qui constituent les phénomènes proprement sociaux, objets de la sociologie » (Mauss et Fauconnet 1901). En admettant que cette analogie soit véritablement utile – ce qui est discutable –, il reste à préciser où observer les transformations institutionnelles en cours. L’investigation peut s’engager dans deux directions.
Tous les soirs, pendant plusieurs semaines, l’apparition du Directeur général de la Santé publique pour égrèner les chiffres des personnes infectées, hospitalisées et décédées aura, rappelé comment les corps de l’État se mobilisent pour prendre la mesure des conséquences de la maladie et tenter d’y apporter des solutions sanitaires et médicales. Dans ce contexte, les interventions du Président de la République incarnent le pouvoir de prendre des décisions, explicitées ensuite par le Premier ministre et son gouvernement, chargés de les appliquer. Même lorsqu’on critique ces décisions et la mise en scène du pouvoir souverain – et il y a de bonnes raisons de le faire –, on doit convenir que ces instances étatiques sont capables de transformer en profondeur, et avec une célérité stupéfiante, les formes de vie collectives.
La réflexion de Giorgio Agamben – cf. son entretien du 24 mars 2020 dans Le Monde – offre un bon exemple d’une interprétation auscultant le caractère hybrides des décisions politiques qui tiennent à la fois des artefacts juridiques (l’état d’exception) et du gouvernement des vivants – dans le sillage des leçons sur la biopolitique données par Foucault au Collège de France. Pour le philosophe italien, les formes de vie sont à concevoir comme le résultat des actions qu’un pouvoir souverain – laïc ou religieux – exerce sur les corps vivants. De même que le pouvoir sur les esclaves romains révèle la « vie nue » et l’organisation des monastères franciscains instaurent une nouvelle forma vitae, il convient de s’interroger sur les conséquences de l’instauration d’un État d’urgence sanitaire sur les formes de vie, biologiques et sociales, des populations qu’elles soient confinées ou non, malades ou pas.
La construction des formes de vie demande à être scrutée dans les actions individuelles, dans les interactions les plus quotidiennes.
C’est pourquoi, une autre voie consiste, précisément, à se pencher sur les existences individuelles, afin de sonder comment le risque de mourir est à l’origine d’expériences inédites du social. À mesure que s’accroît la vulnérabilité de certaines populations (personnes âgées, malades chroniques, sans domicile fixe, migrants), le fait universel de la vulnérabilité de tous les humains devient patente : chacun se sait et sent que lui/elle et ses proches peuvent y passer. De même que Didier Fassin reconnaît une « forme de vie » commune chez ceux qu’il appelle les « nomades transnationaux précaires (réfugiés ou migrants, demandeurs d’asile ou étrangers en situation irrégulière) », la risque d’être victime façonne une nouvelle communauté – même si on sait que les inégalités sociales réservent des sorts très différents aux malades.
Par-delà le statut universel de patient, la construction des formes de vie demande à être scruté dans les actions individuelles, dans les interactions les plus quotidiennes. Se laver les mains des dizaines de fois par jour, s’écarter des autres pour maintenir une distance, regarder avec suspicion ceux qui toussent ou ont l’air valétudinaire : ces expériences quotidiennes attestent que quelque chose est en train de se transformer dans notre vie ordinaire, même si nous ne sommes pas encore sûrs de bien comprendre toutes les implications de cette transformation.
Dans le sillage de la philosophie de Wittgenstein, la réflexion d’auteurs comme Stanley Cavell, Veena Das ou Sandra Laugier, confirme que la notion de forme de vie ne sert pas à penser l’intervention sur des états biologiques : elle désigne un horizon à l’intérieur duquel les actions humaines prennent sens et sont acceptables – ou alors transgressent des règles logiques autant que sociales. Or, les situations de catastrophes qui, précisément, font disparaître les repères de la vie ordinaire, sont des expériences privilégiées pour suivre la formation de formes de vie inédites, c’est-à-dire non seulement d’agir et d’interagir différemment, mais aussi la formulation de nouvelles règles qui organisent l’existence collective et lui donnent sens.
Que l’on envisage la transformation des formes de vie comme le résultat de décisions prises par le pouvoir souverain ou comme une construction réalisée par chacun pour recomposer les fragments éparpillés d’une vie ordinaire, on découvre une même nécessité d’inventer de nouvelles règles pour organiser la vie en commun. Sur ce point, la réflexion politique croise l’ expérimentation esthétique. Les œuvres et l’effet qu’elles produisent chez celles et ceux qui s’en approchent, produisent un jeu sur les formes (visuelles, sonores, poétiques, etc.) qui ouvre, au sein du monde social, des espaces de liberté pour penser d’autres manières d’exister individuellement et collectivement, d’autres « styles » (M. Macé), capables d’influencer la politique. Dans le même ordre d’idées, des pratiques tels que le bricolage et le « braconnage » qui participent à L’invention du quotidien (De Certeau) constituent une richesse d’expériences insuffisamment prise en compte.
Au moment le plus inquiétant de la crise, il est frappant de constater à quel point les dirigeants politiques français qui « gèrent » la crise donnent si peu de crédit à la capacité des citoyens à expérimenter des manières d’articuler de façon originale les life forms et les forms of life – comme on le voit par exemple dans les associations de malades, dans les tiers lieux dédiés à la do-it-yourself biology ou dans les ZAD où sont explorées de nouvelles relations à des milieux. Au lieu de s’appuyer sur cette inventivité, pour fabriquer des outils tels que les masques ou les tests, mais aussi pour expérimenter des formes de solidarité et d’actions communes, tout se passe comme si la seule légitimité de l’action devait dans les instances gouvernementales. Alors que s’affirme une logique comptable – « quoi qu’il en coûte », whatever it takes –, on serait bien avisé de ne pas oublier que le pouvoir de trouver des solutions, parfois surprenantes – whatever works – constitue aussi un moyen de surmonter des problèmes.