Sea, surf et climat
Les élections municipales, dont le premier tour s’est tenu le 15 mars dernier, confirment l’émergence progressive de la problématique environnementale comme étant devenue un sujet de préoccupation quotidienne pour une part croissante de Français. Au vu des scores des écologistes au soir du premier tour, avec 121 têtes de liste dans les 251 communes françaises de plus de 30 000 habitants, les commentateurs reconnaissent que celle-ci pèsera indéniablement sur les résultats du second tour du 28 juin (Le Monde du 2 juin 2020 « Élections municipales : après la bataille des idées, Europe Écologie-Les Verts veut gagner celle des urnes »).
Déjà perceptible depuis quelques années, cette problématique voit sa pertinence renforcée par la multiplication des événements climatiques hors norme—ouragans, tempêtes, vagues de chaleur, incendies, submersion de terres habitées, etc. Elle devient structurante dans la vie de la cité et pour les formes d’organisation qui en découlent, imposant une réflexion renouvelée sur les cadres de pensée qu’elle mobilise. Si les manifestations naturelles d’intensité croissante provoquées par le changement climatique transforment significativement le rapport que les collectifs humains entretiennent avec leur environnement naturel, elles le font de manière plus profonde que ce que les seuls scrutins locaux donnent, en effet, à entrevoir.
En proposant une recherche sur les actions menées dans la commune girondine de Lacanau en réponse à l’avancée inexorable de l’océan, mes derniers travaux invitent à examiner sur ce mode renouvelé la manière dont la question environnementale s’impose aux collectifs au travers du rôle joué par l’océan dans la configuration de nos ressources (The role of nonhuman entities in institutional work: the case of the ocean in a surfing-centered local economy. M@n@gement, 22(4), 584-61). Les observations qui en sont tirées mènent à reconsidérer le rôle attribué à la « voix », désormais bien audible, des entités naturelles dans l’organisation des activités humaines.
Pour les sciences sociales, le basculement d’une perspective non plus centrée sur « ce que nous faisons à l’océan » mais sur ce que « l’océan nous fait » est une des conséquences notables du changement climatique. Les travaux qui en sont issus s’inspirent de l’idée, popularisée par l’anthropologue Philippe Descola, selon laquelle notre manière occidentale de concevoir la nature charrie avec elle un certain nombre de présupposés qui conditionnent en retour le type de rapports entretenus avec ses manifestations.
De ce point de vue, les évolutions climatiques actuelles se chargent d’ébranler la perspective, jusqu’ici inconsciemment partagée dans le monde occidental, qui place la nature comme intrinsèquement subordonnée aux activités humaines (se reporter, par exemple, à l’ouvrage de Pierre Charbonnier, « Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées » mais aussi, pour le cas particulier de l’océan, au travail d’Elsa Devienne, « La ruée vers le sable. Une histoire environnementale des plages de Los Angeles au XXème siècle »). Elles conduisent surtout les différents acteurs, politiques, sociaux, économiques, à redéfinir leurs interactions tout en générant de nouvelles solidarités. L’avancée de l’océan dans les zones littorales peut à ce titre est pris comme un exemple révélateur de ces changements.
Un événement local révélateur
Située sur le littoral aquitain, près de Bordeaux, la station balnéaire de Lacanau et ses kilomètres de plage de sable sont menacés de manière croissante par l’érosion. Pour ce qui concerne la côte sableuse de la région, selon le rapport de décembre 2016 de l’Observatoire de la Côte Aquitaine, « le recul estimé est de l’ordre de 20 m et 50 m respectivement pour les horizons 2025 et 2050 » (p.3).
Il faut ajouter à cela le recul supplémentaire probable sur cette période « lié à un événement majeur en général de l’ordre de 20 mètres ». Le rapport avertit d’ailleurs que ces analyses ne permettent pas de « prendre en compte d’éventuelles accélérations/décélérations ou inversions de tendance ». C’est un tel « événement majeur » qui a eu lieu, lors des tempêtes particulièrement dévastatrices de l’hiver 2013-2014. Ces dernières ont entrainé un recul dépassant « fréquemment 20 m en Gironde, atteignant localement 30 m à 40 m » en certains points du littoral girondin (p. 12).
Des conséquences politiques et des traces émergentes d’animisme
L’érosion inédite rend manifeste le pouvoir d’un acteur jusqu’ici relativement silencieux au sein du collectif humain local : l’océan. Les résultats des élections municipales de mars 2014, qui conduisent à l’élection d’un nouveau maire, en sont directement impactés. Pour cette commune de 5000 habitants, celui-ci est élu avec seulement 11 voix d’écart (il sera réélu au premier tour des élections municipales de 2020 avec 60,37% des voix). Ce changement de majorité municipale a été interprété comme une conséquence de la gestion de la crise de l’avancée du cordon dunaire par le précédent édile.
Commentant l’élection, le quotidien régional Sud-Ouest s’interroge : « l’érosion aurait-elle fait perdre le siège de premier magistrat à Jean-Michel David [le maire sortant] ? » Un bureau de vote aurait retourné le scrutin, les citoyens étant mécontents des choix effectués pour reconstituer une protection : « L’utilisation des rochers de la plage Sud pour défendre le Kayoc [un restaurant bâti en front de mer] a certainement joué dans l’élection, » suppose le journaliste du quotidien dans son compte-rendu.
Dans ce contexte d’avancée brutale de l’océan, la réalisation en urgence d’un ouvrage de protection est décidée par le nouvel exécutif municipal. Son coût s’élève à plusieurs millions d’euros, essentiellement supporté par la ville, ce qui représente une somme considérable pour le budget communal – l’équivalent du total des dépenses annuelles de personnel de la commune –, a fortiori pour un ouvrage doté d’une durée de vie nécessairement limitée.
Les entretiens conduits par mes soins donnent à voir l’émergence de cette prise de conscience de l’action inéluctable de l’océan. Gérard Depeyris, ancien sauveteur, fabricant et réparateur de planches de surf (shaper), et personnalité de la station, me confiait ainsi en 2016 : « Théoriquement, le tampon de cette digue, c’est le temps de mettre en place un recul, mais qui ne se fait pas, Et on commence à dire en 2050 [pour la relocalisation]. Qui c’est qui va remettre les pendules à l’heure ? Moi, je sais comment ça va se passer. Il n’y en a qu’un qui va remettre les pendules à l’heure. C’est l’océan, c’est lui qui va remettre les pendules à l’heure. Car quand il va attaquer, il va falloir encore remettre 3 millions d’euros comme ce que cela a déjà coûté, ça arrivera à un moment où à un autre et là comment on fait ? »
Dans cette expression, il est à noter que les mots choisis prêtent de l’intentionnalité, ici de manière fugace, à une entité non-humaine, ce qui est caractéristique de traces de pensée animiste. Philippe Descola analyserait probablement ce comportement comme n’étant pas stabilisé dans une ontologie « parce que ce sont des occurrences accidentelles, qui sont ensuite inhibées ».
Il n’en demeure pas moins que ces occurrences, même non totalement généralisées, révèlent l’émergence d’une nouvelle perception en rupture avec, ou à tout le moins nuançant fortement, la manière dont les acteurs humains se reliaient communément à l’océan jusqu’au XXe siècle : il est une ressource, une entité inanimée du collectif (du latin, in et anima, vie, âme), passive, subordonnée donc entièrement exploitable au bénéfice des objectifs fixés pour le bien immédiat du collectif humain.
L’océan partie-prenante d’une nouvelle donne économique et politique
À Lacanau, faisant face à son avancée inhabituelle, les activités humaines centrées autour de l’océan ont été réorganisées. L’enseignement du surf, emblématique à cet égard, est concerné au premier chef. En effet, au cours de ces vingt dernières années, le secteur économique du surf, accompagnant une pratique sportive en forte progression, s’est significativement développé à Lacanau. Le nombre d’écoles de surf est par exemple passé de deux, en 1995, à dix-huit, en 2016. La manière dont l’activité commerciale autour de cette pratique sportive et de loisir s’est organisée s’est trouvée modifiée par l’avancée rapide et inattendue de l’océan ces dernières années.
Les entretiens avec les acteurs de l’économie locale témoignent de ces changements. Ainsi Martin Lavigne, responsable de l’école de surf de l’UCPA à Lacanau, au moment de l’enquête, indique : : « On a une plage qui est de plus en plus courte, une dune qui est de plus en plus proche de l’eau. Et même à marée haute, l’eau vient sur la dune. (…) Sur le front de mer, à la [plage] centrale, on a bien vu la dizaine de mètres qui a reculé, du coup ça a eu un impact sur les différents accès plage, nous ça a eu un impact sur les différents lieux possibles d’enseignement. On a dû modifier, vraiment, les endroits où on allait, beaucoup… Moi, quand je suis arrivé à Lacanau, on pouvait bosser partout et à n’importe quelle marée. Et maintenant c’est vrai, plus les coefficients augmentent et plus l’approche de la marée haute, ça devient compliqué, du coup on est obligé de s’écarter un peu plus vers le sud là où il y a moins d’enrochement et là où la dune a, on va dire, un peu mieux survécu. »
Face au déplacement du cordon dunaire et à la réduction de la plage au niveau du centre de la ville, les écoles de surf ont donc dû s’adapter. La présence d’une plage est nécessaire pour donner des cours et sa réduction pose problème pour cette ville, dans laquelle de nombreuses écoles de surf opèrent désormais en concurrence avec d’autres activités balnéaires. Nicolas Pourcelot, fabricant et réparateur de planches (shaper), et référent pour le service de bulletin d’information Ocean Surf Report, le confirme : « Sur Lacanau il y a beaucoup d’écoles de surf pour une petite commune. Le fait que, par exemple, à marée haute il n’y a plus de plage centrale qui soit accessible, tout le monde se retrouve aux plages extérieures. Le problème il est là, ce n’est pas forcément le nombre d’écoles, c’est plus la configuration du littoral. »
C’est pourquoi, sous l’impulsion de la municipalité, une Association des Écoles de Surf de Lacanau a été créée en 2015, dont le but est de réfléchir à l’organisation et à la résolution de problèmes liés à l’enseignement du surf, notamment face à la raréfaction de l’espace de travail. Yann Boufflers, qui a développé un concept d’école de surf éloignée du centre-ville, dans les pins, plus au sud de la station, sur un territoire géré par l’Office National des Eaux et Forêt, évoque cette idée : « Et justement le fait d’avoir fait cette association [des Écoles de Surf de Lacanau] (…), les écoles de surf de Lacanau ont fait de bonnes actions, justement, pour prendre en compte les associations de pêche, plus les kitesurfeurs, plus les écoles de waveski. Et avec les maitres-nageurs, on se réunit deux fois par an, en début et fin de saison, avec les acteurs de la plage, on discute de chacune de nos problématiques et on essaie de trouver des solutions et des arrangements. »
De manière similaire au développement d’une Association des Écoles de Surf de Lacanau, la mairie a créé une Union des Usagers de la Plage. Gérard Depeyris décrit cette union dont il est membre (non associé à la majorité municipale) : « La commission des plages à la mairie, c’est les utilisateurs de nos plages. Les baigneurs, les surfeurs les kites, les pêcheurs, les maitres-nageurs qui font la sécurité, les wave-skis, le sauvetage côtier qui utilisent la plage. Donc, il y a une gestion maintenant car il y a beaucoup de monde. »
La création de cette instance prépare la gestion de l’activité humaine, qui, comme en témoigne la diversité des acteurs de la commission, est intense sur le littoral de la station. Jérémy Boisson, décrit la manière dont la création de ce comité a été envisagée et le but qui est recherché : « La problématique, on l’a comprise en ce moment. On a mis en place un comité avec tous les utilisateurs de la plage et on se pose la question de comment on doit optimiser l’utilisation pour que tout le monde soit content. Parce que sinon, on laisse le nombre d’écoles grandir, et il y aura plus que des écoles de surf.
« Nos baigneurs, ils ne pourront pas y aller. Les pêcheurs, les wave-skis, ils pourront pas, et même les pratiquants [du surf], et j’en fais partie, on aura plus de place. C’est limite, il faut définir un horaire pour aller surfer. Ça, c’est pas possible. Donc il faut le faire en intelligence et on s’est réunis mais c’est un peu, nouveau quoi. Ça se fait pas dans les autres villes. Ce qui se fait, c’est peut-être les écoles qui se réunissent, des choses comme ça, mais c’est pas tous les acteurs. Donc on voit tout de suite l’impact sur cette filière. »
Au travers des initiatives, telles l’Association des Écoles de Surf de Lacanau ou l’Union des Usagers de la Plage, auxquels ils font références, ces témoignages mettent en exergue le processus par lequel l’avancée de l’océan mène à une reconfiguration des collectifs de Lacanau. Mais l’identification collective est plus généralement modifiée.
Une modification de l’ontologie du rapport à l’océan
L’océan est peu à peu intégré en tant que membre actif à part entière du collectif des acteurs de Lacanau. Il s’invite dans les approches des instances gestionnaires et induit une perspective différente de celle qui a prévalu par le passé, simple logique d’exploitation d’un élément naturel à disposition. Le « nouveau maire » en 2014, réélu au premier tour de scrutin en 2020, était alors souvent considéré comme le candidat des intérêts économiques du front de mer, particulièrement concerné par l’avancée du trait de côte, et plutôt enclin, dans un premier temps, à ne rien céder à l’océan afin de poursuivre des activités lucratives.
Pourtant, il ne tarde pas à adopter une politique intégrant l’inéluctable et préparant ses concitoyens à se résoudre à composer avec, plutôt qu’à lutter contre, l’avancée de l’océan. Sous l’impulsion des travaux du Groupement d’Intérêt Public (GIP) Littoral Aquitain et de la Commission érosion du littoral, la mairie de Lacanau élabore ainsi une stratégie locale qui tranche avec l’ère MIACA (Mission interministérielle pour l’aménagement de la côte aquitaine), dont la politique d’aménagement du littoral aquitain (1974-1987) avait conduit à la construction de bâtiments sur le front de mer de Lacanau.
Les actions stratégiques sont progressivement dévoilées : instauration d’un stationnement payant pour les parcs de stationnement à proximité de l’océan, la valorisation des espaces à travers la construction d’infrastructures démontables et une préparation plus générale de la relocalisation à terme, c’est-à-dire à l’acquisition et la suppression des biens préventivement à leur suppression par la mer.
Naturellement, un tel basculement de perspective collective ne se fait pas sans résistances. Mais la tendance est là : peu à peu l’idée de la relocalisation de certaines activités fait son chemin. . Le changement des mentalités sanctionne la prise en compte et l’acceptation d’une modification inéluctable de rapport à l’océan liée à l’érosion du littoral canaulais. Il est manifeste à travers les propos de Martin Renard, chargé de mission à l’urbanisme et aux aménagements de Lacanau, lorsqu’il évoque la réception des travaux du GIP Littoral aquitain avant la crise de l’hiver 2013/2014 : « Le positionnement des gens et la vision des gens sur la problématique d’érosion a changé. (…) Je me rappelle des tous premiers forums qu’on avait faits en 2013, quand moi je suis arrivé au GIP [Martin Renard était précédemment employé au GIP].
« C’était encore le discours, « les parkings en front de mer c’est génial », « il faut pouvoir venir avec sa voiture [voir la mer] ». Il y a un bel ouvrage. On est tranquille. La relocalisation, il fallait à peine prononcer le mot, personne ne voulait en entendre parler. Le dernier forum qu’on a fait, fin 2015, on a des gens qui sont intervenus, des propriétaires sur le front de mer, qui prennent la parole pour poser des questions. Et une dame qui était intervenue, je m’en souviens, pour dire, « voilà moi je suis propriétaire à cet endroit-là, je ne vois pas d’autre solution que la protection » : la moitié de la salle a applaudi la prestation.
« Un monsieur a pris la parole en suivant en disant « mais vous vous rendez-compte que cette érosion est inéluctable et qu’on ne va pas pouvoir protéger ad vitam aeternam : il n’y a pas d’autre solution que reculer ». L’autre moitié de la salle a applaudi. On aurait eu la même discussion il y a simplement deux ans, c’était inconcevable d’avoir cette scène. Vraiment la conscience populaire sur ce risque évolue beaucoup. »
Cette inclusion de l’océan dans la conscience d’une nouvelle communauté d’intérêt partagé, est résumé en une phrase par Martin Renard : « Aujourd’hui, [la question de l’érosion] ça fait partie de la culture des gens de Lacanau ».
La gestion des organisations doit intégrer la compréhension des relations aux acteurs naturels
Du point de vue de la compréhension des organisations, parvenir à naviguer intellectuellement au sein de plusieurs modes de relation à l’environnement naturel, afin de saisir les spécificités des différents collectifs, est devenu nécessaire. Les collectifs humains sont porteurs de leurs propres représentations, mythes, valeurs, pour appréhender l’idée de nature et leur prise en considération est cruciale dans une action à visée positive sur la « gestion de l’érosion.
Une telle perspective est aussi la seule permettant de sortir des impasses de l’humano-centrisme de la responsabilité sociale des organisations, stérile quand il s’agit de traiter de l’élément naturel. Dans un récent article, Philippe Descola évoque d’ailleurs, à propos du mode de relation entre nature et culture caractérisant nos sociétés modernes, ses conséquences problématiques. En occident, la nature, non-douée d’intention, ne peut guère être autre chose qu’une entité reléguée au second plan.
Une telle perspective explique, pour Descola, que les rapports entre nature et culture prennent « un tour presque pathétique lorsqu’ils sont confrontés à la tentation de nouer avec les non-humains une réciprocité véritable.(…) [L]a nature des Modernes ne peut sortir de son silence que grâce à des truchements trop humains, de sorte qu’aucun échange, aucune négociation, aucun contrat n’est désormais envisageable avec le peuple des désanimés.
Il pourrait pourtant sembler commode, sans trop changer, de chercher encore à passer une « convention d’échange » avec la nature, « un des rêves les plus anciens et les plus inaccessibles » selon Descola. Par ses conséquences inéluctables, dramatiques pour l’humanité, le changement climatique serait susceptible de se charger lui-même, semble-t-il, de mettre en pièce une telle chimère. Il y a urgence à penser collectivement à nouveaux frais et à faire vivre une gestion des organisations renouvelée à la hauteur de tels enjeux.