Sobriété énergétique, un nouvel oxymore ?
Longtemps utilisée pour désigner le fait de boire peu d’alcool, le mot sobriété renvoie de plus en plus à l’action d’économiser la planète et ses ressources. Initialement portée par les mouvements de la Décroissance, la notion de sobriété énergétique a émergé très lentement dans le débat public avant de s’imposer comme une évidence aujourd’hui. L’association NegaWatt, créée en France en 2001, a contribué à le diffuser en en faisant l’un des trois piliers de sa démarche, avec la promotion de l’efficacité et des « énergies renouvelables ». En 2010, un ouvrage à succès de Pierre Rabhi appelait à une « sobriété heureuse ».
Les sciences humaines et sociales s’emparent également de ce sujet, alors que la sobriété énergétique a même été reconnue comme un objectif des politiques publiques en étant inscrite dans le premier article de la « loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte » votée en 2015.
Pourtant, la sobriété a des significations floues et ambiguës. Entre la réduction de nos consommations et la relance d’un projet productiviste et destructeur, le chemin est souvent tortueux. Pour beaucoup en effet, la sobriété est d’abord un contrefeu au « mot obus » de Décroissance qui suscite toujours le rejet. Si la sobriété implique une baisse de la consommation d’énergie, et donc une décroissance énergétique, la loi de 2015 l’associe quant à elle à un « mode de développement économique respectueux de l’environnement », mais également innovant et garant de la compétitivité des entreprises.
Dans ce contexte le mot risque fort de s’ajouter au long catalogue des oxymores qui prolifèrent depuis trente ans, comme le « développement durable » ou la « croissance verte ». La loi de 2015 annonce ainsi un objectif de 50 % de réduction de la consommation énergétique finale d’ici 2050, tout en réaffirmant la nécessité de soutenir « la compétitivité et le développement du secteur industriel », la loi « énergie-climat » de 2019 reprend globalement cet objectif, les grandes déclarations et les promesses accouchent d’une souris.
La quête d’efficacité et l’obsession pour l’innovation offrent de nouvelles occasions de profit pour maintenir le modèle de croissance dominant, ce qui n’est pas le cas de la sobriété.
Loin de la sobriété annoncée, les sociétés contemporaines extraient et utilisent toujours plus d’énergie et de matières. Si la consommation d’électricité tend à se stabiliser en France depuis 2010 – après avoir triplé entre 1973 et 2010 – elle continue de croitre dans le monde alors que de plus en plus d’objets sont électrifiés, des voitures aux innombrables « objets connectés ». Entre 2000 et 2017 l’énergie finale consommée dans le monde a ainsi augmenté de 40 %, entraînant une relance des émissions de CO2.
Les combustibles fossiles représentent toujours plus de 80 % de l’énergie primaire consommée. Par ailleurs, les efforts portent surtout sur la recherche de gains d’efficacité, d’innovations « disruptives » et la promotion des énergies dites renouvelables, couplées au numérique, censées se substituer aux énergies fossiles. La sobriété impose plutôt de réfléchir aux non-usages, aux diminutions de consommation, aux infrastructures et modes de vie ou à la signification profonde des besoins.
Mais il est vrai que la quête d’efficacité et l’obsession pour l’innovation offrent de nouveaux marchés et de nouvelles occasions de profit pour maintenir le modèle de croissance dominant, ce qui n’est pas le cas de la sobriété. Rompre avec l’idéal d’abondance énergétique, sur lequel se sont construits les économies industrielles et les modes de vie depuis 200 ans, devient chaque jour plus urgent.
Un détour par l’histoire peut peut-être nous aider. L’histoire de l’énergie ne se réduit pas à l’imposition de nouvelles technologies plus efficaces et productives comme on le pense souvent, le passé fut traversé de doutes à l’égard des sources d’énergies fossiles et d’expérimentations alternatives. Alors que s’affirme la nécessité de sortir de nos dépendances aux hydrocarbures, plusieurs chemins semblent se dégager. Le premier consiste à repenser nos modes d’existence afin de diminuer individuellement et collectivement les consommations finales. Le second vise à réactiver un imaginaire de la substitution ou de la transition. Face à un système énergétique qui serait à bout de souffle, il conviendrait en effet d’inventer de nouvelles technologies susceptibles de poursuivre la trajectoire industrielle en maintenant les hauts niveaux de consommation actuels.
Cette position est largement partagée, y compris par des écologistes qui se présentent comme « pragmatiques », ou « écomodernistes », à l’image du think-tank américain le Breaktrough Institute. Elle est soutenue également par les pouvoirs publics et le monde industriel et technoscientifique car elle offre de formidables opportunités de financements et de profits. Les utopies technologiques prolifèrent dans ce contexte et beaucoup recherchent le graal de l’énergie infinie et propre, alors que les annonces spectaculaires se succèdent dans les médias.
Certains annoncent la miraculeuse fusion nucléaire, d’autres attendent tout des énergies dites renouvelables, alors que l’électricité et l’hydrogène sont présentés comme plus écologiques, sans parler des innombrables promesses qui circulent autour de l’ « énergie libre » obtenue au moyen de dispositifs capables de produire une énergie supérieure à celle qu’ils reçoivent, et qui offrirait donc un potentiel de puissance gratuit et presque infini, seul l’omerta des grands groupes énergétiques capitalistes empêcherait son développement. Ces promesses d’énergies infinies et quasiment gratuites réactivent le vieux rêve du mouvement perpétuel, elles fleurissent et circulent en maintenant vivant le mythe sclérosant selon lequel un génie ou une innovation miraculeuse pourrait nous sauver.
Mais cette quête incessante du graal énergétique détourne d’autres trajectoires plus modestes et sans doute plus réalistes. La domination croissante de l’écologie modernisatrice et technophile prolonge et réactive aujourd’hui l’ancien solutionnisme technologique né au milieu du XIXe siècle lorsque s’est installée la société industrielle et ses nouvelles représentations positives de l’innovation[1]. Mais ce « techno-fix », ou confiance excessive dans le remède technologique, devient de plus en plus problématique à mesure que les destructions et impasses du modèle énergétique dominant sont mieux documentées.
Le déploiement des énergies renouvelables n’aura un sens que s’il s’accompagne d’une redéfinition profonde des modes de vie et du système capitaliste dominant.
Dès les débuts de l’âge industriel et l’adoption des combustibles fossiles, les risques et les craintes d’épuisements comme le spectre d’un « état stationnaire » imposé par les limites des ressources, poussent les ingénieurs, les savants et les autorités à multiplier les promesses. Alors que la confiance dans le progrès s’affirme, beaucoup d’observateurs mettent leurs espoirs dans de futures découvertes et des utopies souvent hors-sol. Vers 1870 Gaston Tissandier, éditeur de la revue La Nature et passionné de prouesses techniques, repousse ainsi le spectre d’une fin du charbon en affirmant qu’il n’y a « pas lieu de s’inquiéter pour l’avenir […] Quand l’heure funeste aura sonné, quelque génie, sortant des rangs, saura féconder le champ des grandes découvertes[2]. »
À l’âge du positivisme triomphant, la passivité est justifiée par la confiance dans l’ingéniosité humaine qui saura trouver la solution adaptée. Tissandier imagine ainsi que le « feu central perpétuel [qui] brûle sous l’épiderme de notre globe » deviendra « un jour l’unique foyer de toutes les machines ». L’idée que l’énergie est disponible en abondance et qu’il suffit de trouver les moyens adéquats pour l’extraire et l’utiliser devient un leitmotiv chargé de repousser les funestes prévisions des lanceurs d’alerte.
Mais les contradictions de ce projet ne tardent pas à se faire jour ; elles apparaissent aujourd’hui dans le déploiement de plus en plus massif des énergies dites renouvelables qui peut avoir un coût écologique important, comme le montre la multiplication des luttes autour des grands projets éoliens. Le déploiement des énergies renouvelables n’aura un sens que s’il s’accompagne d’une redéfinition profonde des modes de vie et du système capitaliste dominant.
Ainsi, mieux vaudrait sans doute passer à la civilisation du vélo que de déployer la voiture électrique ou d’inventer une supposée « voiture propre » qui restera toujours un oxymore compte tenu du coût écologique et du cycle de vie de ces lourds véhicules. Il existe une lutte entre l’écologie qui reconduit l’espérance dans l’innovation et prétend trouver des alternatives au pétrole ou au charbon en lançant de vastes programmes d’énergies renouvelables, voire en soutenant le « nucléaire propre », et l’écologie de la demande qui interroge les besoins et les modes de vie, et suggère d’examiner ce dont nous pourrions nous passer, à l’image de la vitesse, des climatiseurs, des voyages transcontinentaux, etc…
L’innovation et les convertisseurs permettant de tirer profit des sources d’énergie primaires renouvelables ne sont pas la solution aux défis écologiques, ils sont un des instruments qui doit accompagner la sobriété et la décroissance des productions et consommation tout en réinventant un autre rapport au monde.
Loin d’une nouveauté, il faut par ailleurs rappeler combien la sobriété a longtemps été une évidence. Elle était dominante lorsque l’accès à l’énergie était marqué par des contraintes importantes, faisant de fait des mondes anciens des sociétés de faible intensité énergétique. Durant une grande partie de l’histoire humaine, les populations ont su s’organiser pour répartir des sources d’énergies peu abondantes, gérer la pénurie pour se chauffer, s’alimenter, se déplacer, ou produire des biens. Par la suite la sobriété a de plus en plus été interprétée, à partir du XIXe siècle, comme un signe de misère ou de retard.
Les promoteurs du charbon, du pétrole, du nucléaire ont été célébrés comme des héros apportant richesse et abondance alors que leurs opposants et tous ceux qui cherchaient d’autres chemins ont été oubliés et rejetés dans les poubelles du passé. Sans idéaliser la frustre simplicité des sociétés passées, n’y aurait-il pas quelques leçons à tirer de ces expériences ? Pour se préserver des rigueurs du temps, les populations paysannes privilégiaient par exemple des méthodes simples comme l’adaptation du corps au milieu : en se couvrant simplement de vêtements chauds y compris à l’intérieur, en utilisant des petites bouilloires portatives, ou en adoptant des modes de sociabilité adaptés.
La sobriété apparait dans des choix rendus invisibles par la fascination dominante pour les grandes technologies puissantes utilisant les énergies fossiles. Beaucoup d’acteurs font pourtant d’autres choix, au grand dam des modernisateurs. Ainsi, l’essor de la production et de la consommation passe souvent au XIXe siècle par l’adoption des petits moteurs simples et fabriqués localement, comme les manèges de chevaux, les manivelles et autres dispositifs modestes et robustes permettant d’accroître la force disponible et le travail, sans passer par les technologies de la vapeur, en particulier dans les pays comme la France qui manquaient structurellement de charbon et de pétrole.
Il est important aujourd’hui d’étudier l’industrialisation en s’écartant de la fascination pour les machines puissantes fondées sur les combustibles fossiles, pour retrouver ce que faisaient réellement les acteurs, quels types d’outils et d’équipement ils utilisaient au quotidien.
Croire que les « énergies renouvelables » pourront jouer le même rôle que les combustibles fossiles bon marché est une illusion qui capture l’avenir et empêche d’envisager des solutions différentes.
La sobriété fut aussi le produit des périodes de trouble. Les deux guerres mondiales du XXe siècle créent ainsi des problèmes d’approvisionnement qui poussent les populations à apprendre à faire sans. Les États décident des rationnements, les entreprises et les habitants doivent imaginer des stratégies pour produire et se déplacer sans pétrole ni charbon. Si en France, les privations ont surtout été perçues comme une souffrance intolérable née de la défaite et de l’occupation, en Grande-Bretagne au contraire le rationnement fut davantage accepté comme un moyen de s’organiser collectivement pour affronter l’ennemi et souder la population derrière un projet de résistance.
Les expériences de rationnement au cours desquelles des populations ont fait le choix volontaire de limiter leur consommation méritent d’être explorées, à l’image du rationnement du pétrole expérimentée dans divers pays lors des chocs pétroliers des années 1970, ou dans certains contextes géopolitiques comme à Cuba[3]. Ces expériences furent toutefois de courtes durées et profondément ambivalentes ; après la fin du conflit la sobriété est disqualifiée comme le résultat d’une contrainte extérieure. Par ailleurs, la baisse de certaines consommations énergétiques est suivie généralement d’une relance, sans compter que les deux guerres mondiales ont été des moments décisifs dans l’imposition des nouvelles technologies énergétiques, qu’il s’agisse du moteur à explosion et du pétrole, de l’électricité, ou du nucléaire.
À partir des années 1960, puis surtout lors des crises des années 1970, de nombreuses réflexions ont surgi sur la manière dont il serait possible de mettre en œuvre des systèmes de production d’énergie sobres et non polluants. Les enjeux énergétiques n’échappent pas au moment critique des années 1968. Pour beaucoup de militants de l’époque, la société écologique ne saurait se contenter d’une substitution des sources d’énergies renouvelables à des énergies fossiles ou à la recherche d’innovations techniques. Le défi énergétique impose l’émergence d’une société nouvelle marquée par une plus grande sobriété. Dans ce contexte les énergies renouvelables furent créditées, parfois un peu rapidement, de toutes les vertus.
Elles seraient d’abord virtuellement inépuisables puisqu’elles reposeraient sur la captation des rayons du soleil ou la force des vents, à la différence des énergies fossiles dont on craint alors l’épuisement. Ces énergies alternatives sont par ailleurs dotées d’une forme de pureté dont sont dépourvus les hydrocarbures.
Une telle vision de l’énergie solaire n’est pas nouvelle tant le soleil est associé de longue date à la salubrité, à la pureté voire à la régénération du corps et de l’esprit. Par ailleurs, nombre de militants considèrent ces énergies comme gratuites. Échappant à l’économie marchande, elles seraient également applicables à l’échelle de la communauté locale ou de l’individu : de ce fait, elles seraient hors du contrôle de l’État, conjurant le spectre de la résurgence d’une nouvelle forme de régime autoritaire.
Mais aujourd’hui c’est la possibilité même de produire de l’énergie « propre » dans les mêmes proportions qu’avec les énergies carbonées qui est posée alors que les trajectoires pensées comme alternatives ne cessent d’être captées par les grands groupes industriels et les visions dominantes du business as usual. Les investissements et les politiques publiques misent sur la découverte de solutions technologiques qui permettront d’ajouter de nouvelles énergies supérieures aux précédentes, mais les énergies dites renouvelables n’ont pas la même efficacité et le même coût et la plupart des solutions – comme l’électrification des voitures pour les rendre « propres » – ne font que déplacer le problème sans jamais le résoudre…
Il faudra bien sûr des « énergies renouvelables » les plus efficaces possibles, mais croire que celles-ci pourront jouer le même rôle que les combustibles fossiles bon marché et abondant des deux derniers siècles, est une illusion qui capture l’avenir et empêche d’envisager des solutions différentes. Au lieu de le nier, acceptons-le et faisons en une force pour affronter un futur incertain, en commençant par mettre au cœur des politiques publiques le choix de la sobriété dans tous les domaines.
François Jarrige et Alexis Vrignon font paraître en 2020 Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, aux éditions La Découverte.
Cet article a été publié pour la première fois le 6 février 2020 dans le journal AOC.