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Les kolkhozes de Loukachenko : un regard « terre à terre » sur la Biélorussie

Sociologue

Depuis près d’un mois, une vague de contestation populaire aussi massive qu’inédite déferle en Biélorussie. Aujourd’hui déstabilisé, le régime de Loukachenko a jusque-là perduré plus de vingt-cinq ans, sans être jamais véritablement menacé. Pour éclairer ces événements récents, Ronan Hervouet expose les résultats d’une enquête ethnographique au long court réalisée entre 2006 et 2013 dans les campagnes biélorusses. Une analyse « par le bas » pour comprendre les complexes dynamiques sociales et politiques aujourd’hui à l’œuvre en Biélorussie.

La Biélorussie connaît une sortie du communisme singulière en Europe. Le 8 décembre 1991, l’URSS est dissoute. Après une période durant laquelle les élites politiques cherchent plus ou moins radicalement à rompre avec le passé soviétique, Alexandre Loukachenko revendique ouvertement cet héritage. Élu démocratiquement Président en 1994, il instaure en 1996 un régime autoritaire et renoue avec certains préceptes idéologiques et certaines pratiques administratives, dirigistes et policières, de l’empire disparu. C’est la raison pour laquelle, depuis les années 1990, la Biélorusse est qualifiée par nombre d’analystes de « dernière dictature d’Europe ».

Le 9 août dernier, Alexandre Loukachenko a revendiqué sa victoire à l’élection présidentielle avec des résultats officiels lui attribuant 80,23% des voix, prétendant ainsi à un sixième mandat. Des fraudes massives ont été avérées et les contestations impressionnantes qui ont suivi le scrutin ont orienté le projecteur vers ce pays peu connu. Aujourd’hui déstabilisé, même si pour l’heure l’issue de la confrontation entre les manifestants et l’appareil d’État reste très incertaine, le régime a jusque-là perduré plus de vingt-cinq ans, sans être jamais véritablement menacé.

Pour nourrir la réflexion sur les événements en cours, je propose d’apporter des éclairages sur le fonctionnement de ce régime pendant plus d’un quart de siècle. Seront présentés notamment les résultats d’une enquête ethnographique au long cours, menée en Biélorussie entre 2006 et 2013, loin de toute actualité et de tout événement à commenter, dont l’objectif était de saisir les logiques sociales à l’œuvre dans les mondes ruraux de Biélorussie, considérés, dans les discours savants, politiques et médiatiques, comme des soutiens essentiels du régime de Loukachenko. La population rurale représente environ le quart de la population totale et presque un membre de la population active sur dix travaille aujourd’hui dans le secteur agricole*. Comment appréhender le fonctionnement des campagnes en Biélorussie, qui ont constitué traditionnellement un appui essentiel du régime ?

Le « socialisme de marché » appliqué aux campagnes de Biélorussie peut être abordé selon trois angles : économique, disciplinaire, social.

L’agriculture est restée largement étatisée, comme une grande partie de l’économie nationale. En effet, depuis l’accession au pouvoir d’Alexandre Loukachenko en 1994, l’État biélorusse dirige une économie administrée et nationalisée à 70 % (BERD, 2013) à l’aide de plans quinquennaux. Ce système est qualifié par Loukachenko lui‑même de « socialisme de marché ». L’idée du socialisme de marché, forgée par l’économiste Oskar Lange dans les années 1930, a inspiré des réformes dans différents pays communistes comme la Chine dans les années 1970, le Vietnam dans les années 1980 et plus récemment Cuba. Selon Loukachenko, le marché introduit la concurrence et l’efficacité économique tandis que l’intervention d’un État fort, sous forme de prélèvements divers, de régulation administrative des grilles salariales et des prix, ou encore de subventions des tarifs locatifs (loyer, gaz, électricité), assure la justice sociale puisqu’elle permet que tous puissent bénéficier des richesses produites, et parce qu’elle empêche que les profits ne soient accaparés par une petite minorité. Le « socialisme de marché » appliqué aux campagnes de Biélorussie peut être abordé selon trois angles : économique, disciplinaire, social.

D’un point de vue économique, après une chute de la production au début des années 1990, le secteur agricole a progressivement renoué avec des résultats dont se vantent les autorités : augmentation de la production, ralentissement de l’exode rural, amélioration des conditions de vie. Ces objectifs ont été atteints en s’appuyant sur le modèle soviétique de la « campagne collectivisée » (Maurel), ce qui fait du cas biélorusse une particularité notable dans les évolutions agricoles et rurales postcommunistes en Europe. Ces politiques reposent en effet d’abord sur le principe collectiviste. En 2014, 76,4 % de la production agricole est assurée par les différentes entreprises agricoles publiques (que l’on continue encore de nommer « kolkhozes » dans le langage courant), 1,5 % par les fermiers et 22,1 % proviennent des potagers des particuliers. Ces politiques reposent ensuite sur un schéma productiviste où le gigantisme des exploitations doit permettre la réalisation d’économies d’échelle : en 2014, on compte 1 462 entreprises agricoles et chaque entreprise cultive alors en moyenne 5 134 hectares.

Ces politiques sont rendues possibles par le subventionnement très important provenant de l’État. Si l’agriculture collectivisée a pu se redresser depuis le milieu des années 1990, c’est en partie grâce aux investissements publics élevés. Dans les années 2010, selon le politologue Karbalévitch, les autorités consacrent en effet autour de 12 % du budget de l’État au développement des campagnes. Ce soutien massif de l’État est rendu possible, structurellement, par les avantages – notamment aux conditions préférentielles concernant les hydrocarbures – que la Biélorussie retire de ses relations privilégiées avec la Russie. En 2005, le FMI a calculé que le montant annuel des subventions russes représente environ 10 % du PIB biélorusse. L’universitaire américain Thomas Ambrosio écrit déjà en 2006 que « sans l’aide de la Russie, l’économie biélorusse connaîtrait un effondrement ».

L’intervention de l’État dans les campagnes ne se réduit pas à ces dimensions économiques. Le gouvernement des campagnes est également disciplinaire. Pour Alexandre Loukachenko, afin d’assurer le fonctionnement de ce système, il faut contrôler, surveiller, menacer les travailleurs et ceux qui les encadrent. La modernisation du pays dépendrait de la capacité du Président à maintenir une « pression administrative » suffisante. Si les résultats de leur exploitation sont décevants, les directeurs en sont rendus personnellement responsables. Pour les impliquer, les autorités les menacent. Ils risquent d’être nommés à des postes difficiles. Ils sont publiquement dénoncés comme inefficaces. Enfin, ils peuvent aussi être poursuivis. Ce contrôle ne s’exerce pas seulement sur la direction des kolkhozes, mais la main-d’œuvre est également sujette à un encadrement étroit. Ainsi, le 5 juillet 2002, un décret présidentiel met fin à l’existence des contrats à durée indéterminée au profit des contrats à durée déterminée et variable entre 1 an au minimum et 5 ans au maximum. Depuis la mise en place du système, près de 90 % des travailleurs du secteur public sont embauchés en CDD. Cette règle d’inspiration néolibérale en rupture avec les héritages soviétiques permet de soumettre les salariés à une logique productiviste imposée par la direction. Elle permet aussi de s’assurer la loyauté politique des employés.

Le troisième volet, social, du gouvernement des campagnes concerne la production de biens et services publics et l’amélioration des conditions de vie. La politique d’agrovilles, qui avait été initiée à son époque par Nikita Khrouchtchev, a été remise à l’ordre du jour par Alexandre Loukachenko. L’État a fixé 43 standards sociaux censés garantir pour les communes rurales une qualité de vie proche de celle observée en ville. Les logements neufs construits dans le cadre de cette politique doivent ainsi tous être dotés de conduites de gaz, d’eau et d’un chauffage central. Les standards portent aussi notamment, sur l’état des routes, le service des transports en commun et les liaisons assurées quotidiennement avec les centres urbains les plus proches, la présence de commerces, l’accès à la médecine, les crèches et écoles, l’installation d’une poste avec un bureau de communication téléphonique ou l’existence de services bancaires. L’engagement de l’État est conséquent. Ainsi, entre 2005 et 2010, 1481 agrovilles sont mises en place et près de 16 milliards de dollars sont investis.

Le consentement à la domination ne résulte pas d’une simple performativité du discours des autorités, mais de la rencontre d’un projet politique et de projets de vie produits indirectement par le régime lui-même.

Comment les habitants des campagnes réagissent‑ils face à ces formes de gouvernement ? Comment jugent‑ils le système collectiviste ? Différentes enquêtes statistiques menées dans les mondes ruraux par des chercheurs biélorusses pointent l’attachement aux kolkhozes et le refus du marché ou encore les fortes réserves à propos des bénéfices attendus d’une privatisation des terres. En 2009, 61,6 % des habitants des campagnes seraient contre la propriété privée de la terre. Des enquêtes indépendantes indiquent qu’en 2001, le Président bénéficie de 41,6 % de soutien à Minsk et de 72,4 % dans les campagnes ; en 2010, ces chiffres atteignent respectivement 32,1 % et 50 %.

L’enquête ethnographique que j’ai menée dans les campagnes entre 2006 et 2013, interrogeant plusieurs dizaines d’habitants de villages et de bourgades, indique toutefois que les formes assumées ou plus distantes de soutien au régime ne s’expliquent pas seulement par le contrôle exercé par l’administration et la police, ni par la seule satisfaction des besoins matériels. Au-delà du fonctionnement par le haut évoqué précédemment, l’enquête sociologique par le bas montre que les personnes rencontrées se construisent des univers de vie qui font sens à leurs yeux. L’enquête ethnographique montre qu’il existe de nombreuses ressources disséminées sur le territoire. Certaines sont autorisées (le lopin personnel, la vente de légumes sur des marchés locaux, les échanges avec les citadins en séjour à la campagne, les jeux avec les taux de change, les activités frontalières, l’aide humanitaire et les mariages transnationaux) ; d’autres relèvent d’illégalismes et de ce que Gerald Creed, dans son travail sur la Bulgarie communiste, appelle des « proliférations informelles » (comme l’usage privatif des ressources collectives, la distillation et la distribution de vodka artisanale, le braconnage).

La description minutieuse de ces ressources disparates et éclatées montre que si les marges de manœuvre sont réduites, elles existent et permettent une dilatation des possibles, invisibles dans le cas d’une vision d’en haut qui calquerait le fonctionnement réel des campagnes sur le discours des autorités. Les habitants des campagnes mettent en œuvre des pratiques (entraide souvent, illégalismes parfois) visant à s’accommoder des contraintes venant d’en haut (règles, injonctions, contrôles), afin de se constituer des mondes à leurs yeux acceptables voire désirables. C’est un monde moral, porteur de solidarité et de dignité, en somme doté de sens, qui apparaît aux yeux du sociologue. Ces pratiques engendrent ainsi des sentiments de justice (la solidarité, l’égalité et la dignité) qui font ainsi directement écho à l’idéologie officielle, sans en être le produit mécanique. Cette recherche montre ainsi que le consentement à la domination ne résulte pas d’une simple performativité du discours des autorités, mais de la rencontre d’un projet politique et de projets de vie produits indirectement par le régime lui-même.

La vague de contestation qui traverse le pays touche-t-elle aussi les campagnes, soutien traditionnel du régime ? Les analyses « à chaud » des événements mettent en avant différentes causes pour expliquer cette contestation d’une ampleur inouïe et inégalée dans l’histoire du pays : les difficultés économiques davantage accusées depuis plusieurs mois et la stagnation des salaires ; l’arrogance du Président qui non seulement n’a pas géré la crise sanitaire du Covid mais a multiplié les commentaires humiliants pour les victimes du virus, rendues responsables de leur maladie ; et le succès inattendu de la campagne de Svetlana Tikhanovskaïa qui a été autorisée à être candidate puisqu’elle était perçue comme politiquement inoffensive. Il est très difficile de savoir ce qui se passe dans les campagnes, chez les kolkhoziens, dont le silence actuel peut aussi s’expliquer par leur mobilisation dans les champs en pleine période des récoltes.

Il est certain que les contestations ont touché des petites villes et des bourgades et n’ont pas concerné que la capitale ou les villes majeures du pays. Il est probable que la distanciation envers le Président, ou même la défiance voire le rejet, aient aussi touché une partie des kolkhoziens, comme elle a touché une partie des ouvriers. Il est difficile d’en saisir l’ampleur et son degré d’extension dans la campagne collectivisée. Cela dépend probablement de facteurs divers : la santé économique du kolkhoze, l’appartenance générationnelle, la personnalité du directeur, la proximité avec des centres urbains conséquents. Les informations fiables sur cette question manquent, et ce n’est pas la récente décision des autorités de refuser l’accréditation à des journalistes travaillant pour des médias étrangers qui permettra de mieux comprendre les complexes dynamiques sociales et politiques à l’œuvre aujourd’hui en Biélorussie.


Ronan Hervouet

Sociologue , Maître de conférence à la faculté de sociologie de l'Université de Bordeaux