Politique

La Nouvelle-Caledonie rêvée des loyalistes à l’orée du référendum pour l’indépendance

Historienne

Le 4 octobre se tiendra en Nouvelle-Calédonie le deuxième d’une série de trois référendums d’autodétermination. Trois tendances s’affrontent : les Indépendantistes, les loyalistes et “Calédonie Ensemble” qui soutient le maintien dans la République tout en cherchant une troisième voie. Les loyalistes sont donc les seuls à porter un Non radical, et leur programme dessine une Nouvelle-Calédonie rêvée qui entretien un rapport particulier à l’Histoire, la devise française et les réalités du pays, en particulier au peuple kanak.

La Nouvelle-Calédonie doit franchir le 4 octobre prochain la deuxième étape d’une série de trois référendums d’autodétermination, prévus entre 2018 et 2022, pour organiser la sortie de l’Accord de Nouméa signé en 1998. L’Accord de Nouméa visait à consolider la paix civile obtenue par les Accords de Matignon en 1988, suite à la décennie de violence des années 1980. En prévoyant un rééquilibrage économique entre les Provinces, Nord, Sud et Îles, une attention à la redistribution des ressources et un transfert massif des compétences de l’État au gouvernement local, l’Accord de Nouméa a inauguré un processus de décolonisation tout à fait original et concerté qui arrive, aujourd’hui, à son terme.

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Le résultat des trois référendums successifs décidera de l’avenir institutionnel du pays ; l’accès à la pleine souveraineté avec le transfert des compétences régaliennes de l’État français ou le maintien dans la République.

Le premier référendum en novembre 2018 a montré à la fois une très forte mobilisation électorale et la persistance du vote ethnique opposant une majorité de Kanaks en faveur de l’indépendance et une majorité de non-Kanaks en faveur du maintien dans la France.

Dans la perspective du second référendum, les deux camps s’affrontent ; les Indépendantistes d’un côté en faveur du Oui sur la base d’un programme commun, les anti-indépendantistes, de l’autre, en faveur du Non, sur la base de deux projets antagonistes. Car le Front du Non à l’indépendance est fracturé entre les Loyalistes qui regroupent l’ensemble des composantes de la droite calédonienne jusqu’au Rassemblement national et le Parti « Calédonie Ensemble » qui fait cavalier seul sur un programme spécifique prônant un Non dans l’esprit de dialogue et de partage. On peut schématiquement opposer le Non radical porté par les Loyalistes attachés surtout à défendre le maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France au Non plus nuancé de “Calédonie Ensemble” cherchant une troisième voie négociée avec les Indépendantistes tout en maintenant le pays dans la République.

C’est sur le programme des Loyalistes que nous voudrions, ici, nous concentrer en insistant sur les relations que ces derniers entretiennent avec l’Histoire, la devise française et les réalités du pays, en particulier le peuple kanak. En nous intéressant au visuel et au contenu, nous voudrions éclairer la Nouvelle-Calédonie rêvée des Loyalistes qui ne peut être à leurs yeux que française.

Notons que ces derniers n’avaient pas jugé bon lors du premier référendum d’élaborer un programme tant la demande du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France leur paraissait suffire en elle-même. Le reproche leur ayant été fait, ils ont décidé, pour le second référendum de mettre au clair le projet qu’ils proposent. Celui-ci a été commenté par d’autres sous un angle juridique ou sous l’angle politique. Tentons ici, une lecture sensible aux aspects symboliques et aux usages de l’Histoire.

Rappelons que la majorité des membres de la famille politique loyaliste appartient à la communauté européenne composée des « vieilles familles » calédoniennes enracinées dans le pays depuis le XIXe siècle aux côtés de Français métropolitains plus récemment installés. Dans le vocabulaire communément utilisé en Nouvelle-Calédonie, héritier de la période coloniale et marqueur essentiel des identités locales, la famille Loyaliste est massivement représentée par les « Blancs » qui s’opposent non pas aux « Noirs » mais aux Kanaks.

Une certaine vision de la société calédonienne et du territoire

C’est sur un fond blanc immaculé que s’ouvre le programme des Loyalistes par la photographie d’un groupe de personnes qui se veut représentatif de la diversité de la population calédonienne. Une jeune femme blonde précède quatre hommes, deux plutôt âgés d’origine européenne et vietnamienne suivis par deux jeunes, d’origine européenne et polynésienne (wallisienne ou tahitienne). Illustrant le titre Un projet de société et une solution institutionnelle, notons que ce premier visuel n’intègre aucun représentant kanak, femme ou homme. Sous le titre Ce projet de société est le vôtre, le second visuel montre une foule « blanche » (à l’exception de trois petits enfants kanaks) brandissant des drapeaux français.

Ce n’est qu’en troisième page qu’est placée la photo d’un homme kanak, pris de dos, devant le lagon portant sur l’épaule, un poisson. Ce pêcheur kanak puis, plus loin des femmes kanaks en robe mission (prises aussi de dos) marchant dans la nature ainsi qu’une femme âgée de face et souriante, témoignent du regard porté par les Loyalistes sur la population kanak ; une population qu’ils préfèrent resituée dans « son milieu naturel » plutôt qu’intégrée « à la modernité ». Celle-ci aurait pu pourtant être illustrée par des ouvriers du Nickel, des cadres kanaks de la Province Nord ou des étudiants de l’Université parmi lesquels les jeunes Kanaks sont aujourd’hui nombreux.

Mais les Loyalistes aiment à naturaliser l’homme ou la femme calédonienne, les Kanaks comme les Européens, comme en témoigne le jeune actif « blanc » renvoyé à son identité de broussard avec son bétail et l’éolienne des temps anciens puisant l’eau sur la propriété, le jeune Wallisien avec un collier de coquillage sur fond de lagon, pirogue et bénitier ou encore la jeune femme d’origine asiatique associée à un flamboyant. Le métropolitain est illustré par un phare et une mairie sous le titre Le rôle de l’ État. Tous sont souriants et tournent le regard vers la gauche et le ciel (à l’exception des Kanaks qu’on voit de dos).

À ces mises en scène de la population soigneusement choisies s’ajoutent des lieux photographiés et révélateurs d’une vision de la Nouvelle-Calédonie en forme de carte postale. La page consacrée aux Valeurs calédoniennes est illustrée par le château Hagen, célèbre maison bourgeoise de Nouméa ayant appartenu à une famille de grands colons. Les paysages côtiers sont très largement représentés alors qu’aucune photo n’est prise dans la chaine centrale, là où résident de nombreux Kanaks. Les vues de Nouméa sont celles des quartiers sud, les plus « blancs » et les plus riches.

Aucune photo ne témoigne de la Nouvelle-Calédonie industrielle, ancienne (l’usine de la SLN à Nouméa) ou moderne (l’usine du Nord ou de Goro) ou encore des installations les plus récentes dans le secteur hospitalier (Médipôle) ou universitaire qui pourtant auraient pu être mis en avant par les Loyalistes qui font de la « valorisation de notre capital et de la reconnaissance du travail » une des valeurs « transcendant les considérations ethniques, politiques et sociales ». Aucune illustration non plus des mondes populaires calédoniens, habitants des villages et des tribus de brousse ou ceux des quartiers populaires. Pourtant les Loyalistes revendiquent hautement une Nouvelle-Calédonie, « héritière de la longue tradition sociale de la France », construite par « des familles souvent d’origine modeste et de toutes origines qui ont gagné leur dignité par le travail et la sueur ».

La Nouvelle-Calédonie rêvée des Loyalistes est lisse et propre, composée d’habitants bien habillés, sur fond de lagon. Si les Kanak sont loin d’être « au centre du dispositif », c’est pourtant une main kanak qui met son bulletin de vote dans l’urne avant de clôturer le programme d’une image de foule « blanche » et de drapeaux français parmi lesquels émerge la figure solitaire d’un homme kanak, le regard vers le sol.

Une certaine conception de l’Histoire, des valeurs communes

L’Histoire, les époques et les mémoires auraient, selon ces derniers, forgé des valeurs communes que partageraient les Calédoniens par-delà leurs différences et quelles que soient leurs origines ethniques et géographiques, sociales, politiques et religieuses. Elles seraient issues de « la tradition millénaire et des modes de vie des peuples océaniens et de l’histoire commune […] depuis 1853 » et formeraient « un tout indivisible ». Outre le fait que rien n’est dit du peuple premier, le peuple kanak noyé dans un ensemble océanien, rien n’est dit non plus des expériences douloureuses qui ont marqué l’histoire commune, la violence de l’emprise coloniale pour les Kanaks, l’expérience carcérale pour les condamnés, l’exploitation intense pour les travailleurs asiatiques ou encore la dureté de l’exil et de l’installation pour les colons modestes.

Pas plus que ne sont évoqués la brutalité des rapports sociaux caractéristiques du régime colonial (dans lequel on chercherait en vain la longue tradition sociale de la France), les ségrégations raciales et les clivages sociaux. Et encore moins, le contexte d’une gouvernance politique structurellement inégalitaire dans lequel l’exercice de la démocratie fut longtemps réservé à une minorité tandis que la majorité subissait les effets de l’indigénat ; régime qui a perduré jusqu’en 1946. Rien non plus sur les effets d’héritages et persistances des inégalités foncières, économiques, sociales et culturelles jusqu’aux années 1980 mais aussi sur les efforts de réconciliation et de rééquilibrage qui ont marqué les trente dernières années.

Pourtant, ce passé lointain ou plus récent en Nouvelle-Calédonie constitue encore aujourd’hui un élément central du débat politique. Le programme des Indépendantistes évoque la colonisation comme un traumatisme non seulement pour le peuple kanak mais aussi pour les victimes de l’Histoire – colons, condamnés et engagés entrainés dans le mouvement du temps – en affirmant que l’émancipation ne peut être que collective. Calédonie Ensemble préfère se concentrer sur la période récente rappelant en détail le travail de réflexion mené entre 2011 et 2018, lors des multiples missions ou groupes de dialogue organisés entre représentants de l’État, représentants indépendantistes et membres de Calédonie Ensemble auxquels les Loyalistes ont finalement renoncé de participer.

Plutôt que d’affronter le passé colonial du pays ou de s’appuyer sur les acquis constructifs des négociations, ces derniers préfèrent s’en tenir à une incantation quelque peu déréalisée de « l’Histoire, les mémoires et les époques » formant, selon eux, un creuset d’où, par magie, auraient émergé des valeurs communes et partagées dont leur programme dresse la liste. On note le ralliement loyaliste à des valeurs classiquement attribuées aux Kanaks – les valeurs chrétiennes, la solidarité, l’accueil, l’hospitalité, le profond attachement à la terre, le respect des anciens – aux côtés de valeurs classiquement revendiquées par la République et qu’aucun des partis en présence ne renierait publiquement ; les valeurs humanistes, la démocratie, l’égalité entre les hommes et les femmes, la paix, le progrès, la défense de l’environnement, la valorisation du capital et la reconnaissance du travail.

La Nouvelle-Calédonie rêvée des Loyalistes, indemne des scories du passé, pourrait ainsi sereinement se construire à partir de valeurs partagées héritées d’une histoire pourtant soigneusement occultée mais cimentée par la France.

De l’usage et de l’interprétation de la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité »

Une fois ces énoncés généraux posés, le programme entre dans une interprétation surprenante de la devise de la République « Liberté, égalité, fraternité ». Notons que la liberté pour les Loyalistes est d’abord saisie sous l’angle de la « liberté de circuler en toute sécurité » avec comme objectif de mettre fin à la « spirale de violence et de délinquance qui désagrège et divise [la] société. »

Pour l’historienne que je suis, cette interprétation étroite du mot Liberté, rabattu sur la « liberté de circuler » résonne étrangement au regard de l’histoire coloniale du pays qui fut marquée, plus qu’ailleurs, par les rigueurs du régime de l’indigénat et parmi celles-ci les interdictions de libre circulation imposées jusqu’en 1946 aux Kanaks et travailleurs engagés soumis à autorisation pour tout déplacements en dehors du district ou de l’arrondissement. La liberté de circulation est un acquis relativement récent pour une partie de la population et la mémoire des interdictions passées pèse encore fortement.

La liberté de circuler est ici associée à la sécurité ce qui permet au programme des Loyalistes d’immédiatement engager le lecteur sur le terrain des sanctions dont les délais devraient être réduits et la forme renouvelée, en particulier sous forme de Travaux d’intérêt généraux (TIG) « élargis aux parents défaillants ». Sont implicitement ciblés les jeunes kanaks délinquants et leurs familles.

La liberté, en second lieu, est celle de la propriété privée, pilier ancien d’une droite conservatrice, perçue comme la base du développement économique et de la gestion optimale des biens. Nulle allusion aux dispositifs juridiques innovants et collectifs qui ont été mis en place depuis la fin des années 1970 dans le cadre d’une vaste réforme foncière visant à redistribuer les terres dont les Kanaks, refoulés dans des « réserves indigènes » à la fin du XIXe siècle, manquaient terriblement. Le programme loyaliste fait fi des nombreuses expériences de développement menées par les Kanaks sur les terres dites coutumières et préfère dénoncer la sous-exploitation de certaines en évitant d’élargir le propos aux propriétés européennes qui pourraient aussi être soumises à examen concernant « la gestion optimale des biens ». Il est plus simple de brandir la menace des revendications foncières kanaks pourtant très rares aujourd’hui sur les propriétés privées en exigeant leur suspension définitive. C’est d’autant plus dommage que la Nouvelle-Calédonie offre un terrain de réflexion remarquable pour penser autrement la notion de propriété et les usages partagés des sols.

Passées ces deux grandes questions, sécurité et propriété, sont rappelées d’autres conceptions de la liberté, libertés de culte et de conscience, liberté d’opinion politique, liberté économique (dont la liberté de consommer et, plus étonnant, la liberté d’aimer la personne de son choix « quelle que soit son ethnie, son genre et sa classe sociale » – on notera, en dépit des débats soulevés localement par la loi sur le Mariage pour tous, l’ouverture en 2020 des Loyalistes au monde LGBT) et la liberté de voyager avec un passeport français et européen dans le monde entier, sachant que le passeport de l’État indépendant, s’il advient, donnera les mêmes droits.

Avec le mot Egalité, les Loyalistes promettent l’égalité de tous en matière d’éducation, de logement, de travail et de soins (sans détailler les moyens) mais insistent surtout sur trois points : l’égalité homme-femme ce qui est tout à leur honneur et leur permet de soulever la question des droits de propriété et de succession qui, on le sait, pose problème dans la coutume kanak, les chances de réussite scolaire interrogées exclusivement à travers les exemples du système éducatifs français, australien et néo-zélandais en passant sous silence les enjeux de l’adaptation des programmes de l’éducation nationale (en particulier en histoire et géographie) ou encore l’enseignement des langues kanaks, la levée des freins à l’embauche des Calédoniens ce qui signifie la défense de l’emploi local ou encore une politique de discrimination positive tout à fait entendable mais qui en toute rigueur est difficilement compatible avec la notion d’égalité.

Enfin, la fraternité porterait un ensemble d’attitudes, solidarité, altruisme, respect, espoir, esprit de service, humilité, dans la longue tradition sociale française. Au regard de l’histoire coloniale du pays et des inégalités encore criantes qu’il connaît, on aimerait à y croire. Mais la suite augure d’autres choses puisque sont dénoncés les résultats du rééquilibrage opéré depuis trente ans en faveur de la Province nord et Province des îles, historiquement les plus pauvres, « entrainant le départs des populations […] pour aller chercher une vie meilleure dans le Sud » sans s’étendre sur le fait que la Province Sud concentre, encore aujourd’hui, l’essentiel de la richesse et des infrastructures économiques. On s’interroge alors sur la solidarité de fait qui sera mise en œuvre pour assurer le développement équilibré de l’ensemble du territoire surtout lorsqu’est avancée l’idée d’un renforcement de la compétence politique des Provinces pour que chacun « applique sa politique en pleine responsabilité » selon la légitimité politique qui prévaut, loyaliste ou indépendantiste, avec le risque d’une gouvernance de plus en plus différenciée encourageant les tenants de la partition du pays.

S’affichant plus que jamais Calédoniens, les Loyalistes voient dans la France une protection d’abord financière en agitant le spectre de la dévaluation, de la suspension immédiate des transferts financiers. Ils refusent d’assumer de nouvelles compétences (l’audiovisuel, l’enseignement supérieur et le contrôle budgétaire et juridique des communes et des Provinces) au prétexte que le gouvernement local a déjà du mal à assumer celles récupérées.

Face aux défis que soulève la clôture d’un long processus de décolonisation qui aura duré trente ans et la question cruciale du devenir institutionnel du pays, l’indépendance ou son maintien dans la République, les Loyalistes proposent un programme en forme de statut quo tout en espérant reprendre une place centrale dans les négociations futures et renforcer leur position au Congrès et le poids de la Province Sud qu’ils dominent. Il est à douter qu’une telle posture essentiellement défensive s’abritant derrière la présence de la France puisse constituer pour la population calédonienne en son ensemble, une promesse et un élan dans sa quête d’un projet d’avenir pacifique fondé sur un consensus minimal.

Alors que les Indépendantistes proposent un nouveau pacte politique dans un pays indépendant avec l’option d’un partenariat avec la France, alors que “Calédonie Ensemble” soutient le maintien dans la République tout en cherchant une troisième voie sur la base d’un projet négocié avec l’ensemble des partenaires pour un avenir partagé, les Loyalistes imaginent un énième statut territorial spécifique s’ajoutant à la longue liste des statuts qui se sont succédés depuis 1946 en le pérennisant cette fois par l’inscription dans le marbre de la Constitution.

La réponse est très loin de répondre aux enjeux réels du pays qui, en dépit des héritages du passé, des peurs, des aspirations contradictoires et des visions divergentes de l’avenir, a su, au fil de ces trente dernières années, avancer sur la voie de l’émancipation, consolider un Vivre ensemble délicat et se convaincre de sa capacité à « faire pays ». Le retour en arrière est inenvisageable et le projet d’avenir, quels que soient les résultats du référendum, exigera plus que jamais un pari politique sur l’intelligence pour reprendre la formule célèbre du leader kanak et indépendantiste, Jean-Marie Tjibaou.

NDLR : L’ouvrage d’Isabelle Merle Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie (1853-1920) vient d’être réédité en format poche aux Editions Anacharsis.


Isabelle Merle

Historienne, Directrice de recherche au CNRS