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Le monde est en train de gagner – et de perdre – la course au vaccin

Historien

D’ici quelques semaines, nous devrions connaître les premiers résultats des essais cliniques de phase III des vaccins les plus prometteurs contre la Covid-19. À l’évidence, une inoculation efficace serait un motif de réjouissance, tout en faisant surgir un autre problème : la question de l’accès au vaccin – l’égoïsme des États-nations et des laboratoires pharmaceutiques risquant fort d’aggraver de profondes inégalités… Reste à mettre en œuvre un capitalisme collectif, capable de canaliser les intérêts particuliers au service du bien commun.

Face à une pandémie qui a paralysé le monde, un vaccin a toujours paru la solution évidente. Un défi naturel exige un remède scientifique. Contrairement à la distanciation physique et au confinement, un vaccin semble simple et consensuel. En avant toute les labos, à fond les bioréacteurs, lancez la distribution de milliards de doses ! Dans quelques semaines nous devrions connaître les premiers résultats des essais cliniques décisifs de phase III concernant les vaccins candidats les plus prometteurs contre la Covid-19. Notre espoir est que tout vaccin efficace s’apparente à une boîte noire : un dispositif opérationnel que personne n’a besoin de reconsidérer ou d’inspecter de près, du moment qu’il fonctionne.

Or il s’avère que la fabrication et la distribution du vaccin peuvent résoudre un ensemble de problèmes politiques et économiques tout en en engendrant d’autres. Alors que nous pensions qu’une inoculation efficace serait un motif de réjouissance, elle pourrait en fait devenir un symbole de l’injustice mondiale et un déclencheur de griefs partout dans le monde.

Les contours des controverses à venir sont déjà perceptibles. Les États-Unis ont déclaré qu’ils ne participeront pas à l’initiative COVAX, parrainée par l’ONU, qui vise à développer conjointement et à distribuer équitablement des vaccins aux pays du monde entier ; selon Washington, le programme est trop dépendant de l’OMS, qu’il considère comme corrompue. Mais peut-on faire confiance aux gouvernements nationaux pour superviser par eux-mêmes la course au vaccin ? La Russie a pris les devants en approuvant un vaccin qui n’a pas encore fait ses preuves, espérant que les résultats des essais effectués rétrospectivement confirmeront son efficacité. (Résultats qui, jusqu’à présent, sont prometteurs.) La Chine a approuvé une première utilisation d’un vaccin dans les rangs de son armée, mais en l’absence d’une véritable épidémie active sur son territoire, elle effectue ses principaux essais au Brésil. Là-bas, le président Jair Bolsonaro – bien qu’il soit lui-même en convalescence de la Covid-19 – refuse de prendre au sérieux le consensus scientifique mondial.

La Maison Blanche de Trump parie sur une solution nationale, alors même que l’industrie pharmaceutique américaine a exprimé son malaise face aux intentions de l’administration. Des laboratoires pharmaceutiques ont en effet fait savoir qu’ils ne permettraient pas que leurs vaccins candidats soient approuvés par la FDA à moins d’être eux-mêmes totalement convaincus de leur innocuité. Ce qui pose la question inévitable : peut-on faire confiance, en matière de prudence et d’équité, à l’engagement de l’industrie pharmaceutique ?

La profondeur des liens entre les intérêts politiques, le monde des affaires et la santé publique est révélée au grand jour. Des solutions stables à des crises publiques dans un contexte extrêmement mouvementé marqué par des intérêts contradictoires, des risques invisibles et l’incertitude ne sont jamais rapides et aisées. Comme nous l’avait signalé dans les années 1980 le sociologue visionnaire Ulrich Beck : dans la « société du risque », le politique est omniprésent.

Les puissants protagonistes de ce drame sont les États-nations et leurs publics, et les grandes entreprises pharmaceutiques. Le système mondial de santé publique fait pâle figure en comparaison. L’OMS dispose d’un budget inférieur à celui d’un grand hôpital, soit un sixième de celui du département de la santé publique de l’État américain du Maryland. Soumis à des pressions, il en résulte quelque chose proche de l’anarchie. C’est la norme, serait-on tenté de dire, dès lors qu’il s’agit de relations internationales. Cependant, comme nous le rappellent les spécialistes du constructivisme social appliqué au champ des relations internationales, l’anarchie est ce que l’on en fait. La question est de savoir si les États-nations, les responsables politiques, la science, le monde des affaires et le grand public sont capables de s’organiser de manière à fournir un vaccin de haute qualité à un prix abordable aux 7,8 milliards d’habitants de la planète.

Il s’agit d’une nécessité urgente d’ordre pratique. Il s’agit d’une question de légitimité d’ordre international et national. Et c’est aussi une question décisive pour l’avenir.

La Covid-19 est grave. Mais ce n’est toutefois pas la proverbiale « Big One » – d’autres maladies, bien plus mortelles, sont facilement imaginables. Il ne fait aucun doute que nous serons, un jour ou l’autre, confrontés à d’autres défis mondiaux de ce type, non seulement en matière de santé publique mais aussi de politique climatique. Notre époque, aujourd’hui largement décrite comme l’Anthropocène, est une époque où nous devons faire face aux conséquences des transformations profondes et déstabilisatrices que nous faisons subir à l’environnement naturel. Ces conséquences, ou contrecoups, peuvent prendre la forme d’incendies de forêt, de périodes estivales marquées par la sécheresse et les canicules, de méga-ouragans ou, comme nous l’avons vu, de la mutation accélérée de virus zoonotiques (c’est-à-dire qui se propagent des animaux aux humains). Nous allons devoir réorganiser notre façon de vivre, de travailler, de nous divertir, de voyager, de nous nourrir et de nous loger.

Chaque crise exigera un ensemble de réactions et de réponses de grande envergure, tout autant politiques, économiques, sociales, culturelles que techniques. Tandis que certaines questions devront être soumises au débat public, d’autres seront laissées à l’appréciation des experts capables d’apporter des solutions techniques – à l’abri de l’intervention incertaine de l’opinion publique. Vue sous cet angle, la course au développement d’un vaccin constitue un test de fonctionnement pour l’économie politique de demain.

Pour compenser les dégâts économiques, les gouvernements ont engagé des dépenses de relance à l’échelle d’une situation de guerre. Mais sont-elles à la hauteur ?

Le défi que représente le développement d’une configuration de molécules capable de dompter le virus est considérable. À la date du 4 septembre, 321 vaccins candidats étaient à l’étude, contre 115 le 8 avril. La plupart sont des opérations de bouts de ficelle menées par de jeunes entreprises de biotechnologie. Mais 33 font déjà l’objet d’essais cliniques, et 280 000 volontaires ont été recrutés sur 470 sites dans 34 pays. Six vaccins candidats sont en essai de phase III, phase destinée à confirmer l’efficacité et à éliminer certains effets secondaires. Les laboratoires tournent à plein régime. Des milliards sont investis dans des usines à grande capacité de production, et ce avant même que les vaccins n’aient été approuvés.

Bien qu’il semble tout à fait probable qu’une inoculation réussie voie le jour, des doutes subsistent. Un vaccin est une affaire délicate. Alors que la plupart des médicaments sont constitués d’une seule molécule, les produits biologiques tels que les vaccins sont plus complexes. Prouver leur efficacité et leur innocuité est difficile, tout comme peut l’être leur mise à disposition dans un état intact au plus grand nombre. Le vaccin développé par Pfizer, s’il est efficace, doit, par exemple, être conservé à une température constante de moins 70 °C, impossible en dehors d’une infrastructure hospitalière de haute technologie. La marge d’erreur est infinitésimale et plus encore à l’échelle de l’ensemble de la population mondiale, soit 7,8 milliards de personnes. En effet, un vaccin qui aurait des effets secondaires mortels sur seulement un millième d’un unique pourcent de la population mondiale tuerait 78 000 personnes.

Même si cela permettait de sauver les autres, l’administration délibérée d’une injection létale à ce nombre de personnes serait probablement considérée comme une catastrophe.

Si 321 vaccins candidats semblent un grand nombre, la vérité est que nous n’avons jamais réussi à mettre au point un vaccin contre un coronavirus. Notre hypothèse de travail est que nous n’avons jamais suffisamment œuvré dans ce sens. Et s’il y a une chose que la situation d’urgence a révélée, c’est que nous ne sommes pas prêts pour le type d’offensive biomédicale qui s’avère nécessaire. La Covid-19 a causé des pertes économiques évaluées à plusieurs billions de dollars. Des milliards de personnes ont été licenciées en mars et avril. Des centaines de millions de personnes étaient au chômage ; beaucoup le sont encore. Les jeunes du monde entier voient leurs études interrompues et mises en suspens. La Banque mondiale estime que sans mesures correctives décisives, le prix payé pour la perte de capital humain pourrait atteindre jusqu’à dix billions de dollars.

Pour compenser les dégâts économiques, les gouvernements ont engagé des dépenses de relance à l’échelle d’une situation de guerre. Mais sont-elles à la hauteur ? Selon certains, l’effort technologique requis pour répondre à cette crise est comparable à celui du Manhattan Project ou de la course à l’espace. En 1966, le budget de la NASA a connu un pic correspondant à 0,7 % du PIB américain. Par rapport à ce dernier pour l’année 2019, cela équivaut à 160 milliards de dollars. En chiffres ronds, ramenés au PIB actuel, l’effort pour aller sur la Lune a coûté 702 milliards de dollars, ce qui est comparable aux coûts initiaux du faramineux programme de chasseurs F-35 du Pentagone. En comparaison, pour répondre à l’urgence de la Covid, le maximum que nous semblons pouvoir dépenser utilement pour le développement d’un vaccin est quelques dizaines de milliards. Début septembre, l’Operation Warp Speed des États-Unis affirme avoir déboursé 10 milliards de dollars.

En supposant que, dans la situation d’urgence actuelle, toutes les ressources disponibles pour le développement de vaccins soient effectivement utilisées, il est clair que nous devons construire un pipeline plus conséquent pour permettre une réponse encore plus rapide la prochaine fois. Compte tenu des capacités actuelles, il semblerait que les postes des dépenses à venir soient moins le développement des vaccins que les modalités de leur distribution – équipement en verre, seringues, etc. – et surtout l’amélioration des thérapies. Au cours des derniers mois, le taux de mortalité lié au coronavirus s’est amélioré. Cependant, les sommes consacrées au développement de traitements sont bien inférieures à celles consacrées aux vaccins.

Selon une estimation émanant d’économistes, une stratégie tous azimuts d’incitation à la fabrication d’un vaccin anti-Covid-19 impliquerait une dépense allant de 150 à 170 milliards de dollars. Or l’effort actuel n’est pas seulement sous-dimensionné, il est aussi fragmenté. La grande inquiétude actuelle tient à la question du nationalisme vaccinal – la crainte que l’intérêt personnel ne conduise les États riches, dotés d’une grande capacité scientifique, à garder le monopole non seulement sur les résultats scientifiques mais aussi sur la mise à disposition des vaccins, ce qui ne ferait qu’accentuer la fragmentation de l’effort scientifique.

Sous la présidence de Donald Trump, les États-Unis sont devenus un parfait exemple de nationalisme vaccinal. Mais sur ce point, comme sur bien d’autres, il est trop facile de détester Trump. Les États-Unis ne sont pas la seule puissance qui tarde à se joindre à l’effort collectif des Nations unies ; la Chine et la Russie traînent elles aussi les pieds. Or l’implication dans le développement de vaccins à l’échelle de l’État-nation est tout sauf une aberration. Les entités capables de développer des médicaments – de transformer la recherche scientifique fondamentale en médicaments efficaces et sûrs – sont principalement les laboratoires des grands groupes pharmaceutiques. Et pour une entreprise à but lucratif, le développement de vaccins est une opération commerciale éminemment risquée, rendue plus difficile encore du fait non seulement de la protection de la propriété intellectuelle et des brevets, à laquelle les sociétés souscrivent pour protéger leur recherche et développement, mais aussi du fait de l’augmentation incessante des coûts du processus d’approbation d’un produit biologique par la FDA.

Les précédents vaccins candidats contre un coronavirus, tels que le SRAS, ont été victimes de ce que l’on appelle la vallée de la mort – les délais interminables imposés au développement d’un médicament du fait que les candidats potentiels sont soumis à trois séries d’essais suivis du long processus d’approbation de la FDA. Les experts de l’industrie estiment qu’au total le coût normal pour le développement d’un vaccin soumis aux quatre étapes d’approbation s’élève à plus d’un milliard de dollars. Sans aucune garantie de succès.

Même lorsqu’un vaccin réussit tous les essais, sauve des vies et est plébiscité par le public, il n’est pas garanti, loin de là, qu’il soit commercialement profitable. En effet, les plus grands besoins viennent des pays pauvres en développement, pays où les prix font l’objet d’une pression politique intense. Qui plus est, dès lors qu’un vaccin est efficace, sa demande s’éteint d’elle-même. Rien d’étonnant donc à ce que le principal effort en matière de développement de médicaments se porte vers des traitements contre des maladies comme le cancer – traitements susceptibles de prolonger progressivement la vie des personnes âgées dans les pays riches –, plutôt que vers la tuberculose, le paludisme ou le VIH, qui ravagent les pays pauvres.

Les États, en revanche, ont un intérêt établi de longue date pour la santé publique collective, tant sur leur territoire qu’à l’étranger. La vie publique ne peut tout simplement pas fonctionner sans elle. Ce n’est pas une coïncidence si 25 % des vaccins modernes doivent tout ou partie de leur développement à l’armée américaine. Lorsque vous mettez des bottes sur un sol, vous ne pouvez pas laisser les corps dans ces bottes tomber malades. C’est exactement dans cette même logique que, pour aider à contenir le virus Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014, l’administration Obama a mobilisé l’armée américaine, puis a mis les ressources de l’Institut national de la santé (NIH) et de l’Autorité pour la recherche-développement avancée dans le domaine biomédical (BARDA) au service du développement rapide du vaccin rVSV-ZEBOV par Merck. Elle l’a fait par souci de sécurité en Afrique de l’Ouest, mais aussi parce que ce n’était qu’une question de temps avant que des cas d’Ebola ne commencent à apparaître aux États-Unis. La défense éclairée des intérêts de sécurité nationale peut avoir un effet dynamique lors d’une crise sanitaire – cependant, toutes les évaluations des intérêts de sécurité ne sont pas toujours aussi éclairées. En 2020, les États-Unis pourraient chercher à monopoliser un vaccin destiné à être utilisé en Amérique au travers de l’opération Warp Speed, dirigée par un fonctionnaire de son ministère de la Défense.

Mais il est important de noter que l’administration Trump ne cantonne pas ses dépenses aux seules entreprises américaines ; elle consacre en effet des sommes considérables à des projets menés depuis Oxford ou qui ont leur siège à Paris. Les seuls candidats exclus sont chinois. Tous les États-nations riches et l’UE passent des contrats pêle-mêle avec des sociétés pharmaceutiques pour s’assurer l’approvisionnement en vaccins.

Cela n’est pas sans rappeler l’impulsion donnée à Nokia et Ericsson, les principaux fournisseurs de matériel réseau en Europe, par la guerre technologique entre l’Amérique et la Chine concernant la 5G. Même s’ils sont financés par l’État, les réseaux de développement de médicaments s’étendent au-delà des frontières. Si la recherche en laboratoire relative au développement de vaccins se fait majoritairement aux États-Unis, en Europe et en Chine, les essais sur le terrain, eux, se font dans le monde entier. La Chine a tellement bien réussi à contenir le virus sur son territoire que ses laboratoires sont obligés de passer des contrats avec le Brésil, pays qui dispose d’un système de santé publique bien établi et où l’épidémie bat son plein. D’autres essais sont en cours dans les États du Golfe où le virus s’est répandu de manière virulente dans les camps de travailleurs migrants. Lorsque nous atteindrons le stade de la fabrication de masse, l’Inde jouera un rôle clé en tant qu’un des principaux fabricants de médicaments génériques. Le déploiement s’appuiera sur une immense main-d’œuvre recrutée dans le monde entier.

Certes le mérite reviendra sans doute aux chercheurs des pays riches, mais le développement et la mise à disposition du vaccin seront le fruit d’un effort mondial. Il n’est pas nécessaire d’être un cosmopolite convaincu pour y voir une occasion de célébrer la capacité de notre monde à l’action collective.

L’égoïsme des États-nations et les intérêts des entreprises risquent fort d’aggraver de profonds problèmes d’inégalités.

Le véritable souci, cependant, est ce qui adviendra lorsque nous disposerons d’un vaccin. Une pandémie est, par définition, un problème général ; or, s’agissant de l’accès au vaccin, l’égoïsme des États-nations et les intérêts des entreprises risquent fort d’aggraver de profonds problèmes d’inégalités – et ce, même au sein de pays riches. Des sondages effectués aux États-Unis confirment que dans un pays où le système de santé est privé et la protection sociale inégale, il n’est pas évident qu’une grande partie de la population puisse ou veuille payer pour se faire vacciner. À l’échelle mondiale, cette question de l’équité et de l’accès est plus aiguë encore. Là encore, parler en termes de « système mondial », s’agissant de la mise à disposition de médicaments essentiels, revient à se complaire dans des euphémismes. Les succès obtenus en matière d’accès élargi à divers médicaments – comme dans le cas du VIH/SIDA, par exemple – sont le fruit d’une lutte politique ponctuelle et acharnée.

À la date du 8 septembre, les gouvernements des pays riches ont signé des accords portant sur 4 milliards de doses de vaccins. Les États-Unis figurent en tête de liste : 800 millions de doses initiales réservées et des options sur 1,6 milliard de doses supplémentaires. Cela représente 8 doses de vaccins candidats pour chaque habitant. L’attitude de l’administration s’inspire, selon une source anonyme, de celle qui est recommandée dans les avions lorsque les masques d’oxygène tombent suite à la dépressurisation de la cabine : s’occuper de soi-même avant de venir en aide aux autres.

Cela peut sembler malin, mais est-ce sage ? Vu l’immense publicité accordée au virus et la façon dont il a été défini en tant que défi pour l’humanité tout entière, l’incapacité à assurer une distribution équitable du vaccin ne pourra que ternir la réputation de ceux qui monopolisent le remède et affaiblir encore davantage la légitimité des institutions mondiales qui sont censées garantir le fair-play.

Au cours des vingt dernières années, en réaction à la crise du VIH et à l’indignation générale face aux injustices en matière de santé mondiale, une longue liste de groupes de la société civile, d’ONG, de méga-donateurs, d’organisations caritatives dans le domaine de la santé, d’organisations des Nations unies et d’une poignée de gouvernements de nations riches – dont les États-Unis – se sont mobilisés pour promouvoir le développement de médicaments et de vaccins ainsi que la vaccination de masse. Leurs motivations varient de l’intérêt national à la justice mondiale, en passant par le développement économique, le profit commercial et l’éradication totale de maladies dangereuses. 2020 est la dernière année du premier plan décennal d’action mondial pour la vaccination (Global Vaccination Action Plan). Un groupe d’organisations caritatives, dont la Fondation Gates, le Wellcome Trust, la fondation GSK et des initiatives comme la CEPI (Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies) ont mobilisé des ressources pour pallier la vallée de la mort. Une batterie de nouveaux vaccins, notamment contre le paludisme et le VIH, va bientôt voir le jour. Le 25 août, après quatre années sans le moindre cas, l’Afrique a été déclarée exempte de la dernière souche de poliovirus sauvage.

L’initiative COVAX des Nations unies concernant la Covid s’inscrit dans le prolongement direct de ces efforts collectifs. Mais même si elle a rallié des États représentant la grande majorité de la population mondiale, y compris de riches soutiens comme l’Allemagne, la Norvège et le Japon, les États-Unis refusent d’y participer, considérant qu’il s’agit d’une opération menée en sous-main par l’OMS en faveur de la Chine. Malheureusement, jusqu’à présent, la Chine a elle aussi refusé de participer au dispositif COVAX. Et même au sein de ces efforts collectifs, des hiérarchies persistent. En effet, lorsque l’effort commun du mécanisme COVAX donnera ses premiers résultats, les pays riches recevront l’allocation standard de vaccins, calculée sur la base d’un effectif de 20 % de leur population : libre à eux de disposer de leurs doses comme ils l’entendent. Les pays pauvres, en revanche, qui recevront leurs vaccins à des tarifs subventionnés, sont censés suivre une stricte hiérarchie des priorités en matière de vaccination établie par l’OMS. Les règles, selon que l’on est riche ou pauvre, sont différentes.

Les pays riches sont vraisemblablement capables de garantir leur propre approvisionnement en vaccins, mais si leur action s’arrête là, leur attitude sera vécue comme une véritable provocation par la grande majorité de l’humanité, avec des conséquences incertaines. D’un côté du spectre, il est possible d’imaginer que les mouvements transfrontaliers ou même nationaux soient, in fine, déterminés par la vaccination, laquelle n’aura été offerte qu’à certains. De l’autre, la poursuite de l’épidémie de Covid aggravera le problème du sous-développement et de la pauvreté qui constitue déjà un motif de griefs et de radicalisation dans de nombreuses régions du monde. Outre les considérations normatives, la prudence nous dicte l’accès équitable au vaccin.

Sans doute l’expression la plus frappante de l’échec du système réside-t-elle dans les étranges fantasmes qui circulent partout dans le monde à propos de Bill Gates. Les propos, grotesquement diffamatoires, sont d’une paranoïa absurde. Cependant, il faut bien voir qu’ils expriment un profond malaise face à un phénomène réel : l’influence, à ce point démesurée, qu’exerce le deuxième homme le plus riche du monde sur la politique de santé publique. Le fait que des oligarques s’intéressent à la médecine n’est pas sans précédent, comme en témoigne n’importe quel récit retraçant l’histoire des fondations Rockefeller et Ford ; lesquelles ne furent pas non plus exemptes d’opprobre et de suspicion. Mais comment peut-il être légitime ou raisonnable que la Fondation Bill et Melinda Gates soit aujourd’hui l’un des plus grands contributeurs au budget de l’OMS ? Comment peut-il être légitime que des recherches cruciales sur des questions de vie et de mort soient façonnées par les intérêts, aussi sincères et bien intentionnés soient-ils, d’un seul couple immensément riche ?

Qu’on ait laissé la richesse oligarchique s’immiscer dans des domaines qui affectent littéralement la survie de chacun ne relève pas de la paranoïa : c’est un fait. Le défi consiste à transformer les conspirations de type QAnon en une conversation sérieuse sur la politique en matière de vie et de mort.

Existe-t-il des forces dans la réalité actuelle et déglinguée qui pourraient pousser dans la direction d’une telle riposte ?

Vu l’impulsion donnée à la recherche d’un vaccin anti-Covid, il semble raisonnable de penser qu’une solution pharmacologique verra le jour. Or, en l’état actuel des choses, au lieu d’avancer, tous unis, bras dessus bras dessous, vers un glorieux triomphe collectif sur le virus, l’humanité obtiendra cette victoire, certes, mais d’une manière ô combien désordonnée et confuse. Ce ne sera pas beau à voir.

Mais existe-t-il un meilleur moyen de résoudre une pandémie ? On peut facilement imaginer une réponse progressiste : taxer comme il se doit les immenses fortunes. Construire des infrastructures de santé dotées de ressources suffisantes et financées par des fonds publics. Financer des équipes concurrentes dans les universités et les laboratoires du monde entier, afin de produire des recherches publiques et non grevées par la protection de la propriété intellectuelle et des brevets. Coordonner le financement public et la supervision réglementaire pour accomplir rapidement les phases d’essais nécessaires. (Pour conduire à la phase II des essais les 141 vaccins candidats actuels contre les maladies émergentes les plus graves non-Covid, il faut investir environ 35,25 milliards de dollars – soit à peu près le budget que le Congrès américain a alloué au programme de porte-avions de classe Ford). Puis, une fois trouvés des vaccins efficaces et sûrs, exploiter toute la force de concurrence entre les fabricants pour éliminer les profits excessifs et réduire les coûts. Récompenser, par des prix et des honneurs publics, les scientifiques – mais pas seulement eux.

Il devrait y avoir des médailles de la campagne Covid pour les millions de femmes et d’hommes dans le monde – des scientifiques aux techniciens de laboratoire en passant par le personnel de nettoyage – qui participeront à un moment ou un autre à la solution médicale. À en juger par le rendez-vous quotidien, tout au long du printemps 2020, d’applaudissements adressés notamment au personnel soignant, le besoin de célébrer un effort collectif est manifeste partout dans le monde.

Ce plan est sans ambiguïté et il est sensé. La question est de savoir quel pouvoir politique serait à même de le mettre en œuvre. Existe-t-il des forces dans la réalité actuelle et déglinguée qui pourraient pousser dans la direction d’une telle riposte ? Les responsables politiques et les citoyens désireux de faire pression sur eux, ont bien évidemment un rôle à jouer. Mais ils ne sont pas nos seuls décideurs. Beaucoup de choses dépendent des stratégies du monde des affaires et des ressources technologiques qu’il mobilise – et, plus généralement, des stratégies du capital mondial.

Parmi les intérêts commerciaux en jeu figurent, indubitablement, ceux de l’industrie pharmaceutique en premier lieu. Elle regroupe un des ensembles d’entreprises les plus rentables mais aussi les moins aimés au monde. En même temps, ces sociétés savent pertinemment que leur modèle commercial repose sur la confiance dans l’efficacité des médicaments complexes qu’elles fabriquent. La promesse faite par les entreprises pharmaceutiques de ne pas participer à une quelconque course prématurée à la mise au point d’un vaccin avant l’élection américaine est, de ce point de vue, très significative. Elle exprime leur intérêt collectif à ce que l’autorité du système d’approbation des médicaments aux États-Unis demeure. Une entreprise comme Pfizer existe depuis 150 ans. L’horizon temporel de ces sociétés s’étend bien au-delà de celui d’un quelconque président en exercice.

Porter atteinte à la crédibilité des processus d’approbation de la FDA constitue une menace très directe et générale pour le modèle économique, non seulement de l’entreprise qui serait concernée mais aussi de l’ensemble du secteur. Lorsqu’il s’agit de développer des médicaments, néanmoins, les entreprises pharmaceutiques individuelles sont toujours plus intéressées par la concurrence que par l’action collective. Et si quelques-unes ont accepté de travailler en partenariat, lorsqu’il s’est agi d’adhérer au régime de mise en commun de la propriété intellectuelle proposé par les Nations unies, aucune n’était au rendez-vous. Rien de très surprenant : la coopération n’est vraisemblablement pas dans l’intérêt des entreprises.

Mais peut-être est-elle dans l’intérêt de ceux qui possèdent ces entreprises. Si nous imaginons les entreprises comme des franchises familiales, alors la rivalité est inéluctable. Mais ce n’est pas la réalité du capitalisme moderne. Les principaux actionnaires des grandes entreprises sont des investisseurs institutionnels qui jonglent avec des portefeuilles géants, dans lesquels chaque entreprise est détenue aux côtés de ses rivales, et où le secteur pharmaceutique est mis en balance avec toute une série d’autres secteurs. Voilà qui change la donne. Ce qui est bon pour une entreprise donnée peut ne pas être bon pour l’ensemble. Les gestionnaires de fonds qui gèrent ces portefeuilles ont intérêt à maximiser l’ensemble de leurs avoirs en actions, et non la performance d’une action en particulier.

En avril, suite au choc dramatique provoqué par le confinement dû à l’épidémie, les principaux acteurs du secteur de la gestion d’actifs – dont les leaders mondiaux BlackRock, Fidelity, Aviva, Janus Henderson et la plus grande société européenne de gestion d’actifs, Amundi –, ainsi qu’une coalition de petites entreprises gérant à elles seules 2 500 milliards de dollars, ont exigé des entreprises pharmaceutiques qu’elles coopèrent. Ils appelaient de leurs vœux le partage des résultats de leurs recherches et un contrôle collectif sur l’application des brevets pertinents.

Comme devait le dire un gestionnaire de fonds, une réponse concertée à la crise mondiale de la Covid a représenté « une mise à l’épreuve décisive de la pertinence et de la durabilité du modèle commercial actuel » de l’industrie pharmaceutique. La course au vaccin représente en effet un test de légitimité décisif pour l’industrie. Mais, au-delà de cela, ce dont l’économie mondiale a besoin c’est d’une solution. Sans elle, les portefeuilles des sociétés de gestion d’actifs, qui représentent des milliers de milliards de dollars, ne peuvent prospérer. Le chroniqueur Matt Levine est allé jusqu’à suggérer que cette initiative stratégique de la part des gestionnaires de fonds a ouvert une nouvelle ère, une ère dans laquelle les sociétés qui gèrent des fonds indiciels sont devenues les représentants et les exécutants du bien commun, et donc « l’avant-garde du socialisme ».

Si la prise en charge publique totale du développement des vaccins est trop lourde à supporter, pourquoi ne pas créer un « mégafonds biotechnologique » ?

Parler de socialisme dans ce contexte est clairement prématuré. Mais la référence au marxisme n’est pas déplacée. Car ce que ces grands fonds représentent effectivement, c’est un pas vers la mise en œuvre de ce que Friedrich Engels appelait le « capitalisme collectif » (Gesamtkapitalist) – la canalisation des intérêts concurrentiels vers la poursuite d’un intérêt personnel collectif et systémique. Pour les théoriciens marxistes, la réalisation de cette fusion est précisément ce que ferait un État bourgeois bien géré. C’est un événement rare et éphémère. Et face à la Covid, l’administration Trump a échoué. Un indice de cet échec est l’effort déployé par des entreprises et des gestionnaires de fonds, habituellement en concurrence, pour assumer ce rôle de leur propre chef, en organisant entre eux la coopération.

Peu de choses ont été dites depuis le printemps sur cette initiative des sociétés de gestion d’actifs. Mais nous ne savons pas tout ce qui se passe en coulisses. Et cette intervention dans le contexte du coronavirus n’est pas la première du genre. En 2015, des bailleurs de fonds pour la recherche pesant 3 800 milliards de dollars se sont joints aux ONG pour exiger que les grandes entreprises pharmaceutiques rendent publics les résultats de leurs essais cliniques.

On retrouve la même idée dans le débat sur la transition énergétique. Étant donné l’impasse des politiques climatiques, peut-être que les technologies et l’initiative commerciale, fusionnées en de gigantesques agrégats de capitaux, peuvent sous-tendre la transition. Les compagnies pétrolières comme Exxon sont de grosses structures commerciales ; la transition énergétique sera douloureuse pour elles. Mais leurs inquiétudes spécifiques ne sont rien en comparaison de l’intérêt que porte BlackRock à la « reproduction du tout » (reproduction of the whole). Le secteur énergétique représente actuellement moins de 3 % des valeurs boursières du S&P 500. Exxon a été éjectée du Dow Jones Industrial Average. La biotechnologie, selon une estimation généreuse, représente 5 % de l’économie américaine. Il n’est pas inconcevable que ces secteurs en viennent à être considérés moins comme des centres de profit à part entière que comme des fournisseurs de services – des services publics de l’Anthropocènes, pourrait-on dire.

Si la Grande Dépression a donné naissance à Fannie Mae (la Federal National Mortgage Association, dont la mission était de faciliter l’accès à la propriété des Américains moyens et ce avec le soutien de l’État fédéral), il est possible d’imaginer que la crise de 2020 déclenche une réaction similaire dans le secteur du développement de vaccins. Si la prise en charge publique totale du développement des vaccins est trop lourde à supporter, pourquoi ne pas créer un « mégafonds biotechnologique » qui, dès lors qu’il bénéficierait des garanties publiques appropriées, pourrait utiliser la magie de l’ingénierie financière pour concevoir des obligations biotechnologiques notées AAA qu’acquerraient des sociétés de gestion d’actifs, des compagnies d’assurance et des fonds de pension ? Une fois n’est pas coutume, on assisterait alors au chien qui remue la queue (et non l’inverse).

L’idée d’une conscience capitaliste collective, d’une forme de capitalisme organisé qui émerge du fatras concurrentiel, est vieille d’au moins 100 ans. Elle a une logique intrinsèque profonde et puise un pouvoir indéniable dans la perspective macroscopique dont jouissent les capitalistes du fait de leur place au centre de notre système économique actuel. Mais cette logique est contrecarrée par les tendances concurrentielles constantes du capitalisme et la destruction créatrice des changements technologiques, sociaux et politiques. Étant donné l’irrationalité de la politique dans de nombreux endroits, « l’indépendance » et la focalisation « fondée sur des preuves » des gestionnaires de fonds géants peuvent séduire à première vue. Mais compter sur ces derniers pour apporter les solutions dont nous avons désespérément besoin, ce serait confier le pouvoir à une entité commerciale géante, non élue, à la stabilité incertaine, dont les intérêts ne sont alignés que sur ceux de la petite minorité de la population possédant des actifs financiers, une entité sans la moindre légitimité politique.

L’idée de dépolitiser la réponse au défi que représente la Covid est un mirage certes séduisant mais dangereux.

Le problème n’est pas la politique en général. Les exigences de la gauche en faveur d’une plus grande équité ainsi que d’une surveillance et d’un contrôle démocratiques peuvent être incommodantes, mais elles ne remettent pas en cause les fondements du système lui-même. Parler de socialisme n’est pas seulement inapproprié, cela sème la peur. C’est, en outre, symptomatique du véritable problème : l’abdication de la droite en tant que gestionnaire des intérêts généraux à long terme du système capitaliste, et la propension avec laquelle des hommes politiques et des intérêts commerciaux soi-disant conservateurs s’allient à des énergies populistes irrationnelles.

Les États-Unis ne sont pas le seul endroit où cette rupture historique a lieu. Le Royaume-Uni en est un autre exemple éclatant. Mais les États-Unis jouissent d’une bien plus grande importance systémique. Et le problème américain n’a pas commencé avec Trump. Il était déjà visible dans le tournant républicain contre les sciences du climat dans les années 1990. Il a éclaté au grand jour en 2008 lorsque la campagne McCain-Palin a déstabilisé les efforts de l’administration Bush pour trouver une réponse à la crise financière. Nous savons comment ce drame s’est terminé en novembre 2008. Nous savons également à quel point la vision et les moyens de pression mis en œuvre, par la suite, par l’administration Obama dans le cadre de la réforme du système financier ont été limités.

En 2020, les banques ont jusqu’à présent fait preuve de robustesse. Sous l’impulsion de la Fed, les banques centrales du monde entier ont pris des mesures draconiennes pour calmer les marchés des actions et des obligations. Mais l’ampleur du défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est bien plus vaste et plus systémique encore. La crise sanitaire a révélé l’une des principales faiblesses de la société américaine. Heureusement pour le reste du monde, le système politique brisé des États-Unis est moins au cœur de la crise pandémique de 2020 qu’il ne l’était du dysfonctionnement du système financier mondial en 2008. L’Europe et l’Asie se sont entourées d’un cordon de sécurité.

Néanmoins, dans un monde de plus en plus multipolaire, les États-Unis restent une plaque tournante essentielle, et le monde ne peut que pâtir de leur non-contribution. La victoire de Trump serait un désastre pour l’effort mondial en matière de santé. Mais, à plus long terme, ce qui compte dans l’élection de novembre, ce n’est pas seulement la défaite de Trump, mais aussi la capacité du Parti démocrate à mobiliser une coalition politiquement viable pour mener des réformes structurelles. L’enjeu est désormais clair : créer une économie politique adaptée aux exigences à venir de l’Anthropocène.

La version originale de cet article a paru dans la revue américaine Foreign Policy.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz.


Adam Tooze

Historien, Professeur d'Histoire et directeur de l'Institut européen de l'Université de Columbia à New York

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