L’agonie du « consociativisme » libanais
Des tensions politiques successives allant jusqu’à paralyser les institutions étatiques et reporter régulièrement les échéances électorales, une corruption répandue à tous les niveaux de l’administration, une croissance économique négative, une dette publique estimée à plus de 150% du PIB, des banques (où 1 % des dépositeurs détiennent 50 % des dépôts) aux abois, une hyperinflation, une moitié de la population appauvrie, un taux de chômage dépassant les 40 % et des réfugiés palestiniens et syriens dans la misère : le Liban sombre dans les abîmes et n’a plus les moyens de s’en remettre.
Ni le soulèvement populaire d’octobre 2019 contre la classe politique, pourtant porteur d’espoir, ni la démission du « gouvernement d’urgence » formé en janvier 2020, dont la médiocrité face aux grands défis était l’incarnation même de ce qu’est devenue la gestion du pays, n’ont réussi à freiner cette descente aux enfers.
L’initiative française et les deux visites d’Emmanuel Macron à Beyrouth en un mois, tentant un sauvetage in extremis par une aide humanitaire doublée d’une financière et technique (conditionnée), ne semblent pas non plus pouvoir renverser la donne. Et le nouveau premier ministre, Mustapha Adib, désigné fin août en marge de cette initiative française pour mettre en place un gouvernement de mission, a abdiqué. Incapable de composer avec les exigences des forces rivales cherchant à contrôler les ministères clés, notamment le ministère des finances, il a reconnu l’échec de ses efforts et a démissionné.
Car si les divisions politico-confessionnels ainsi que le dilemme des armes du Hezbollah et de son alliance organique avec l’Iran sont en partie responsables de la situation actuelle et du blocage institutionnel en cours, et si la majorité des membres de la classe dirigeante (et résiliente) défend jusqu’au bout les réseaux de corruption et de clientélisme qu’elle entretient et nourrit depuis les années 1990, il est néanmoins clair que le système politique libanais lui-même, basé sur le « consociativisme », agonise. Et cela limite toute initiative de réforme, et complique toute tâche de changement.
La synthèse suivante essaye d’apporter un éclairage sur cette agonie du consociativisme libanais, philosophie du partage du pouvoir qui a régulé la vie publique depuis la naissance de l’État sous le mandat français en 1920, sa constitution en 1926, son pacte national lors de son indépendance en 1943, et les accords de Taef à la fin de la guerre civile en 1989. Cherchant à l’origine à garantir la représentation politique de toutes les communautés religieuses dans une société « caractérisée » par ses clivages verticaux, cette philosophie a assigné à chaque communauté un quota et des postes précis au sein des pouvoirs législatifs et exécutifs et dans la plupart des institutions.
Mais depuis les bouleversements politiques nationaux et régionaux des trois dernières décennies, le consociativisme ne permet plus un équilibrage et des garanties dans la vie politique, malgré la répartition officielle des tâches toujours en place. Les raisons sont multiples.
Caractéristiques des élites politiques
La première raison concerne le rôle que les élites politiques doivent jouer dans les expériences consociatives et leur capacité à trouver des compromis de manière à guider leurs bases de soutien respectives dans le sens de l’évitement des conflits ou de leur résolution rapide.
Les élites politiques libanaises traditionnelles (issues des milieux des notables, commerçants, banquiers et juristes) ont souvent assumé ce rôle jusqu’à la fin des années 1960. Les tensions et les clashs pour des questions internes et externes menant à la guerre civile en 1975, les invasions syrienne et israélienne qui ont suivi, la culture politique et les mutations des milices durant la guerre, l’émergence du Hezbollah et puis l’hégémonie de Damas jusqu’en 2005 ont mis fin à cette tradition et ouvert la voie à des élites confessionnelles militantes. Ces dernières, avec leurs caractéristiques hégémoniques et leurs alliances externes, sont prêtes à lutter pour imposer leurs choix ou tout au moins à entraver le fonctionnement des institutions de l’État si ces choix ne sont pas acceptés.
Les conséquences ont été dramatiques au cours des quinze dernières années : paralysies gouvernementales, fermetures du parlement, reports des élections municipales, législatives et présidentielles, et incapacité permanente à prendre des décisions vu l’absence d’ententes et de consensus.
Unité de représentation au sein des communautés
La seconde raison concerne la monopolisation de la représentation confessionnelle. Depuis le début des années 1970, les communautés religieuses se croyant menacées ont cherché, l’une après l’autre, une identité fondée sur la loyauté et l’union autour d’une force politique/paramilitaire. Cela a conduit à la construction d’institutions et de discours politiques dominants au sein de chaque communauté. Ces institutions et discours sont représentés par un réseau d’organismes, d’alliances et d’idées qui s’appuient souvent sur les instances religieuses pour se justifier et se renforcer. Car celles-ci organisent une part importante des relations sociales, dans un pays où toutes les lois de l’état civil sont gérées par leurs tribunaux. De plus, elles gèrent des établissements éducatifs, des organisations de scouts, des loisirs, des services médicaux et des espaces associatifs.
Sur le plan du langage, de la terminologie et de la rhétorique politiques, toutes les forces en quête d’hégémonie confessionnelle ont créé des médias : des journaux mais aussi des stations de radio, des chaînes télévision, des films de propagande et des sites Internet. Ces médias ont créé à leur tour un langage et une conscience uniques, diffusant leurs propres versions des événements et créant une représentation maléfique de « l’ennemi ».
La division selon des lignes communautaires dans plusieurs régions libanaises en raison des déplacements forcés causés par la guerre, des occupations israélienne et syrienne, les souvenirs qui y sont inhérents et les lignes de démarcation réelles et imaginaires ont facilité l’hégémonie politique et culturelle au sein des différentes communautés. La culture du parti dominant peut être ainsi visible à travers des statues, des portraits des martyrs, des slogans confessionnels, des noms des restaurants et boutiques, et d’autres signes d’appartenance ou de soutien à un groupe donné.
Et tout cela a effacé la diversité politique au sein de chaque communauté, réduisant les choix politiques à un ou deux camps, et transformant les alliances entre forces politiques en blocs confessionnels monolithiques, capables chacun de bloquer les institutions et de paralyser la vie politique, et ce au nom des « droits de la communauté ».
Parties et facteurs étrangers
La troisième raison s’inscrit dans les relations entre forces confessionnelles et acteurs externes. Ces derniers ont toujours été un élément influent dans les équations politiques libanaises. Depuis l’indépendance, le consensus national a été fragilisé par les prises de position du pays concernant les affrontements non loin de ses frontières. En même temps, le confessionnalisme libanais a encouragé les forces étrangères à se livrer à une chasse aux alliés en vue de se transmettre des « messages » et de créer des arènes de confrontations, compte tenu de l’emplacement stratégique du Liban.
Derniers épisodes dans une longue liste des confrontations à proximité, l’affrontement entre iraniens et saoudiens, ou encore entre iraniens et américains (sans oublier les menaces entre israéliens et iraniens qui évoquent souvent des règlements de compte à partir du sol libanais).
Les parties étrangères se sont donc transformées en un élément de pression sur la formule libanaise et ses équilibres confessionnels.
Un système gelé et une société en évolution
La quatrième raison réside dans le fait que le consociativisme libanais est une formule inerte qui s’est avérée incapable de faire face aux transformations qui se produisent dans la société. Celle-ci bouge, évolue et change à la fois démographiquement, culturellement et économiquement. Pourtant, aucune force politique n’a été capable de changer le système ou d’introduire des amendements au-delà de la simple redistribution des parts de pouvoir et de leurs compétences.
Ce qui nous conduit à penser que la formule consociative statique et rigide est devenue incapable d’éviter les crises et de gérer le partage du pouvoir d’une manière efficace. Toutefois, elle rend également difficile la possibilité de s’en éloigner en temps de crise. De fait, il est impossible d’exclure un groupe de la participation à l’exercice du pouvoir, indépendamment de la logique de la majorité et de la minorité politiques qui caractérise les démocraties classiques.
Le recul de l’immunité consociative
Enfin, il est impossible d’appréhender les deux dernières décennies sans noter le changement majeur intervenu dans la vie politique libanaise :
Premièrement, les divisions verticales se sont profondément enracinées et la polarisation s’est exacerbée comme jamais dans l’histoire du Liban, notamment entre sunnites et chiites.
Deuxièmement, les relations entre les parties étrangères et locales ont été consolidées, et le Liban est devenu totalement exposé aux conflits du Moyen-Orient.
Troisièmement, la scène libanaise a subi les conséquences de l’excès de puissance du Hezbollah et de sa milice, qui a eu plusieurs effets : il a permis au parti chiite d’imposer ses choix dans la politique étrangère, d’utiliser la force contre ses opposants, d’envoyer des milliers de combattants en Syrie en soutien à son régime, et de s’illustrer comme l’allié iranien le plus fiable sur tous les fronts de l’Iran dans la région. Et tout cela a bien sûr eu des répercussions sur la stabilité politique et économique du Liban.
En raison de tous ces développements, le modèle consociatif libanais est en déclin et la vie politique l’est également. Il est ardu d’envisager un véritable sauvetage sans repenser les fondements même de l’état, de son système politique confessionnel, de sa capacité à « monopoliser la violence », de ses lois électorales, de sa décentralisation administrative et des pratiques mafieuses et clientélistes permettant à la même élite politique de se maintenir depuis 1992.
Et si l’urgence est aujourd’hui à l’économie, il serait illusoire d’imaginer un redressement à long terme sans réformer les institutions politiques et mettre en place un système judiciaire indépendant, qui permettrait de tourner la page de l’impunité de ceux qui ont mené le pays à la faillite…