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L’Amérique malade du trumpisme

Chercheuse en littérature

Si le premier débat entre Donald Trump et Joe Biden, le 29 septembre, avait laissé un goût de terreur et d’absurde, le second débat du 22 octobre a laissé un sentiment de vide et de déprime. On en est là après quatre ans d’inversion par le président républicain du sens des mots et de sape systématique et intentionnelle des fondements humanistes de la démocratie américaine. Son adversaire démocrate n’a pas besoin d’un programme spectaculaire ou d’idéaux grandioses, il lui suffit d’incarner les valeurs de base pour apparaître comme le sauveur d’une Amérique malade du trumpisme, et en passe de perdre son identité.

On a enfin fini par pouvoir les entendre. Par pouvoir écouter chaque candidat prononcer une phrase sans être interrompu par une insulte ou un mensonge. Et ce fut terrible : ils n’avaient, ni l’un, ni l’autre, rien à dire pour nous projeter dans le monde d’après. Et pourtant. Pourtant derrière eux se profilait au travers des questions le spectre d’une Amérique malade, usée et divisée.

C’est le sentiment amer qu’a donné le deuxième et dernier débat entre Joe Biden et Donald Trump, jeudi 22 octobre, à moins de quinze jours de l’élection présidentielle du 3 novembre qui décidera du sort des États-Unis et, par conséquent, du monde pour les quatre prochaines années.

Alors qu’en cette fin d’annus horribilis les défis sont immenses, que l’urgence sanitaire, sociale, économique et environnementale menace l’existence même de dizaines de millions d’Américains directement, ni Donald Trump (mais on pouvait s’y attendre) ni son opposant n’ont proposé la moindre nouvelle mesure, la moindre idée, le moindre élan un tout petit peu enthousiasmant pour affronter les maux pourtant clairement identifiés par l’excellente journaliste, Kristen Welker : le changement climatique, le chômage, une pandémie galopante, le racisme systémique, un pays plus divisé que jamais, des familles d’immigrés disloquées. Un tableau morbide mais réaliste qui a hanté tout le débat, révélant à elle-même une Amérique défigurée par quatre années de trumpisme.

Le précédent débat, le 29 septembre avait laissé un goût de terreur et d’absurde. Le deuxième de vide et de déprime. Le premier clash sur Fox News était pire qu’une cacophonie. C’était une stratégie concertée de la part de Trump d’intimidation orale et physique et de destruction des fondements de la délibération démocratique. Une mise en scène de son appétit de domination et une vision du pouvoir comme force d’écrasement de toute opposition. Aboyer, insulter, accuser, couper la parole, interdire toute discussion, toute expression divergente, saper le travail du journaliste, saturer seul l’espace médiatique, dénigrer, moquer, ridiculiser, et démolir la forme même du débat raisonné pour imposer simplement une puissance d’affirmation narcissique et des contre-vérités surréelles, tout ce jeu de la puissance du « bully in Chief » n’était que la manifestation théâtrale d’un sens plus profond, que Trump n’a pas hésité à faire expliciter : la démocratie n’est plus son mode opératoire.

Interrogé sur une passation de pouvoir éventuelle à l’issue du scrutin, l’actuel président a refusé de promettre une transition pacifique et même de reconnaître le résultat du scrutin qu’il met déjà en doute en faisant planer un risque de fraude infondé  (« if I see tens of thousands of ballots being manipulated, I can’t go along with that », si je vois des dizaines de bulletins de vote manipulés, je ne peux pas laisser passer ça). Au lieu d’enjoindre à ses troupes (parfois de véritables milices armées comme les Proud Boys) d’attendre sereinement l’issue définitive du décompte des bulletins, comme le lui suggérait Chris Wallace, le modérateur du débat, il a agité le spectre d’un soulèvement civil (« Proud Boys, stand back and stand by », Tenez-vous en retrait, mais soyez prêts) et prévenu : « This is not going to end well » (ça va mal finir). Aux États-Unis, de nombreux politistes et citoyens alertent sur cette tentation fascisante d’usurpation du pouvoir et de disruption du processus démocratique le 3 novembre, dans un contexte de vote massif par correspondance (plus de 50 millions de bulletins de vote déjà envoyés trois semaines avant les élections) qui pourrait retarder le décompte final.

Le fil rouge qui justifie la politique de Donald Trump, c’est l’économie comme seule mesure du « succès », mot fétiche, et seul remède à tout.

Pour le deuxième débat, Trump est revenu à une communication de vendeur de savonnettes. Après l’image du tyran-super héros lors de son retour « triomphal » et son salut mussolinien depuis le balcon de la Maison blanche après son hospitalisation (il a confié avoir envisagé de porter un habit de Superman sous son costume pour le révéler à la dernière minute), Trump a repris son masque de bonimenteur qui vend du rêve, prêt à toutes les exagérations rhétoriques pour enjoliver son indéfendable bilan. La covid-19 a fait plus de 210 000 morts aux États-Unis (quatre fois plus que la guerre du Vietnam), soit 20% des décès dans le monde pour une population qui ne représente que 4% de la population mondiale.

Le jour même du débat, 62 000 nouveaux cas étaient reportés. Plus de mille personnes en meurent chaque jour. Mais pour Trump tout est rose : il y a quelques « pics » et flambées ici ou là mais « it’s gone », magiquement disparu, et on a « passé le cap », « les gens vont de mieux en mieux », « 99% des gens guérissent », « c’est en train de partir ». Dans une logique purement narcissique, il cite sa propre guérison en example :  il a guéri en quelques jours donc ce n’est pas si grave et tout va bien.

Habitué de l’euphémisation publicitaire, Trump évite de prononcer le mot « morts » sauf pour dire qu’il aurait pu y en avoir dix fois plus. Mais au-delà des slogans édulcorants c’est une idéologie précise qui explique son optimisme obscène : le fil rouge qui justifie sa politique, c’est l’économie comme seule mesure du « succès », mot fétiche, et seul remède à tout. Lorsque la journaliste interroge chaque candidat sur la manière de réconcilier les Américains lors du prochain mandat, Trump parle baisse d’impôts : « Le succès va nous unir (« success is going to bring us together »). Sauver l’économie est plus important que sauver des vies. Toute norme de protection des salariés et des citoyens est vue uniquement comme un coût.

Les seuls chiffres de « mortalité » qui l’intéressent sont ceux des entreprises : La Caroline du Nord serait en train d’être « tuée financièrement ». Les petites entreprises « sont en train de mourir ». Joe Biden veut « tuer l’économie ». Le troisième substantif le plus utilisé par Trump, après « people » et « Joe » est… « money ». Par la même logique qui veut que la vie humaine valle moins que les bénéfices, si des familles qui vivent près d’usines toxiques tombent malades car les normes environnementales et sanitaires ont été assouplies par l’administration Trump, ce n’est pas grave car ces familles « gagnent beaucoup d’argent, plus d’argent que jamais auparavant ».

Cette hiérarchie des valeurs explique une différence rhétorique et idéologique fondamentale entre Trump et Biden pendant tout le débat. Le président actuel n’envisage jamais l’argent que sous une forme hyperbolique et manichéenne : l’argent, toujours fantasmé en « millions » et « milliards », est l’étalon absolu de toute valeur individuelle, soit comme signe de succès, soit de corruption. Index du bien et du mal, deux valeurs elles-mêmes réduites à l’alternative « winner » ou « loser », l’argent relève d’une vision du monde rincée par la logique des reality show.

Lors du débat, Trump a passé son temps à lister des sources de profit et pots-de-vin chimériques de Biden venant de Russie, de Chine, de Wall Street. (Une obsession pour l’argent qui l’a conduit à une compétition imaginaire obscène où il s’est vanté de pouvoir, s’il le voulait, « exploser les records » de collecte de fonds à Wall Street grâce à son influence.) Reprenant la rhétorique populiste de la « corruption des élites », il n’a eu de cesse de formuler des accusations passibles de charges en diffamation à l’encontre du fils du candidat démocrate, Hunter Biden, alimentant tous les complotismes.

La rhétorique n’est pas seulement un outil de persuasion : c’est une forme d’attention et un révélateur de choix politiques.

À l’inverse, Biden parle d’argent comme d’un moyen au service de besoins humains de base : l’assurance maladie qui a un coût car c’est un droit, les écoles qu’il faut soutenir pour une réouverture en toute sécurité. Il s’est attardé sur les paies de misère qui ne permettent pas de se sortir de la pauvreté avec un seul job, a justifié un salaire minimum fédéral à $15/heure, et brossé ces scènes de la vie quotidienne à hauteur d’homme qui sont sa marque de fabrique : « À la table du petit-déjeuner vous vous êtes demandé “On ne peut pas s’acheter de nouveaux pneus, ils sont lisses mais il faut attendre un mois ou plus.” Ou bien “comment on va dire à la petite qu’elle ne peut pas retourner finir ses études ?” ».

Trump a immédiatement raillé ce pathos à visée électorale – il n’a pas tort : Biden utilise un stock de saynettes qui commencent toutes par « à la table du petit-déjeuner ce matin ». Mais il se met à la place de son auditoire pour imaginer ses dilemmes du quotidien. La rhétorique n’est pas seulement un outil de persuasion : c’est une forme d’attention et un révélateur de choix politiques.

Or ce qui frappait lors des deux débats, c’est la place du spectateur dans les propos de chaque candidat. Trump s’est perpétuellement attaqué directement à « Joe », sans aucune parole ni attention pour les Américains en tant que personnes (au mieux, il s’est adressé à des États : « Will you remember that Texas ? Will you remember that Pennsylvania, Oklahoma ? » dans une vision purement électoraliste, au moment où Biden a affirmé vouloir réduire les investissements dans le pétrole).

Biden a inversé le triangle de communication : au lieu d’un échange direct entre deux politiques vus par une tierce personne, le spectateur, il s’est continuellement adressé directement à l’auditoire, dans un dialogue et une proximité destinés à replacer ce dernier au centre du jeu en tant qu’électeur-décideur et en tant que destinataire et bénéficiaire de son action future. Parallèlement, il reléguait Trump à la place de spectacle pathétique (« he is a clown », « he is flat lying »), d’objet abject à désigner au regard des électeurs, stratégie habile pour s’allier avec eux par les mots et éviter un duel avec Trump qui ne pouvait se finir qu’en jeu de massacre.

Biden a fait le choix de l’empathie, de la compassion, du quotidien, « la science plutôt que la fiction, l’espoir plutôt que la peur ». Il a systématiquement remplacé les abstractions et les inventions par les personnes. C’était crucial pour que l’Amérique puisse un jour se regarder en face de nouveau sans honte, après un mandat entier où l’humiliation, la violence, verbale et physique, l’assignation à résidence, les attaques contre des groupes ou des populations entières, et l’incitation à la haine ont régné depuis la Maison blanche.

Le contraste a été saisissant lors de l’évocation de la politique migratoire de Trump, qui a érigé une doctrine de « tolérance zéro » que même le Rassemblement national ne pourrait soutenir. La mesure phare de ce programme a consisté à séparer systématiquement les parents arrivés illégalement de leurs enfants. Nourrissons, petits, gamins, arrachés des bras de leurs parents, pour les parquer. Plus de 4300 enfants séparés, et, aujourd’hui, plus de 500 d’entre eux dont il est impossible de retrouver la famille. La réponse de Trump à ce sujet relevait du délire paranoïaque : « Des enfants sont amenés chez nous par des coyotes et plein de gens méchants, les cartels » et de toutes façons « On s’en occupe tellement bien ; ils sont dans des locaux tellement propres ». Nausée.

Biden a représenté l’Amérique des valeurs. Pas des idéaux grandioses ou des valeurs partisanes radicales. Non, le b.a.ba des valeurs du monde occidental moderne : la considération pour la vie humaine, les droits de l’enfant, la civilité, l’empathie envers les souffrances de groupes ou d’individus, le respect du processus démocratique. Des valeurs de bases qu’on ne devrait pas avoir besoin de nommer. Mais on en est là après quatre ans d’inversion du sens des mots et de sape systématique et intentionnelle des fondements humanistes de la démocratie américaine.

Toutefois Biden est resté dans des formules vagues, une rhétorique du pathos, sans articuler de programme précis, ni de relance, ni de maîtrise de la pandémie. Il a fait preuve au sujet de la Covid-19 d’un pragmatisme de bon aloi en comparaison du règne de l’infox permanent dans l’administration Trump mais plus déclaratif que détaillé. Son plan climatique était vague et peu ambitieux pour ne brusquer personne. Il a nommé le racisme systémique et le privilège blanc avec éloquence, mais ses propositions consistent à étendre aux noirs le rêve matérialiste américain (« accumuler les possibilités de s’enrichir »).

On en est là : un candidat qui porte un masque en période de pandémie devient le port étendard de la raison. S’il stipule que tout Américain a droit à une couverture maladie il risque même d’apparaître radical. Biden est le « nice guy » – compassionnel, refusant les divisions. Il a fait de la personnalité des candidats et de leur sens de l’honneur l’enjeu du scrutin : « Vous connaissez son caractère [à Trump], vous connaissez mon caractère, vous connaissez nos réputations pour dire la vérité et l’honneur. C’est le caractère de ce pays qui est en jeu dans ce scrutin. » Il a raison : l’Amérique est malade de Trump, et en passe de perdre son identité.

Mais à 78 ans, quel avenir Joe Biden représente-t-il pour l’Amérique ? Élu, il parviendra à redresser le compas moral de l’Amérique. C’est nécessaire, mais guère suffisant. Peut-on réparer la défiance envers les médias, l’exaspération des ressentiments raciaux, les inégalités économiques toujours plus abyssales, une Cour suprême plus conservatrice que jamais, un territoire ravagé par les catastrophes liées au réchauffement climatique ?

Si l’on en juge par les plus récents sondages, la majorité des Américains poussera un immense soupir de soulagement si Trump est défait au soir du scrutin. Mais ce soulagement après quatre ans de nausée risque d’être suivi par un rapide désenchantement.


Cécile Alduy

Chercheuse en littérature, Professeure à Standford, Chercheuse associée à Sciences Po