Chiffres du chômage : une obsession dangereuse ?
Fidèle aux pratiques de la classe politique depuis les années 1970, le président Macron a fait de la lutte contre le chômage un axe prioritaire de son plan de sortie de crise pour les années 2020-2022. Les « chiffres du chômage » ont ainsi repris la place centrale qu’ils occupaient dans les indicateurs de performance politique jusqu’en janvier 2020.
Dans une France à peine déconfinée et sans doute, en partie au moins, reconfinée, dont l’activité économique connait un ralentissement inédit, la focalisation sur le nombre de chômeurs est à la fois compréhensible et relativement myope. Compréhensible car, tout comme le PIB, le choc risque d’être sans précédent : le nombre de chômeurs devrait très fortement augmenter. Myope car l’enjeu ne se situe pas tellement dans l’augmentation du chômage en tant que telle, mais bien davantage dans le traitement qui sera réservé aux chômeurs et aux chômeuses. La crise économique déclenchée par l’épidémie a un effet révélateur et accélérateur sur le fonctionnement du marché du travail et pourrait confronter l’exécutif aux impasses de la gestion comptable du chômage qui était privilégiée jusque-là.
Notons tout d’abord qu’en janvier 2020, le PIB et la population active avaient atteint des maxima historiques (respectivement 29,6 millions d’actif·ve·s et 2400 milliards d’euros). Dans un tel contexte, comment expliquer l’ampleur du chômage annoncé par Pôle emploi (3,5 millions sans activité le mois précédent) ainsi que l’obsession médiatique et politique d’alors sur « les chiffres du chômage » ? Deux phénomènes se conjuguent. D’une part, depuis les années 1980, l’ensemble des politiques d’aide aux personnes se focalisent sur l’emploi. Très concrètement, l’absence d’emploi conduit bien plus souvent qu’auparavant à une inscription, choisie ou subie, à Pôle emploi (à l’ANPE avant 2009), plutôt que de partir en pré-retraite, d’être femme au foyer, d’exercer une activité informelle, etc.
D’autre part, le marché du travail est touché par un émiettement des contrats de travail qui conduit à un brouillage de la notion de chômage : jusqu’au début de l’année, un grand nombre de personnes qui travaillaient étaient également comptées parmi les chômeurs. Parmi les chômeurs et les chômeuses de longue durée, une majorité d’entre eux étaient même salarié·e·s. Simplement, ils et elles ne l’étaient pas constamment. Qu’ils soient inscrits depuis un, deux, ou trois ans, plus de la moitié des demandeurs d’emploi avaient occupé un emploi le mois précédent. Il existait ainsi une forme de réduction du temps de travail mais celle-ci était très mal répartie : certain·e·s occupaient un CDI tandis que d’autres ne travaillaient qu’un mois sur deux. Le problème résidait davantage dans la pauvreté des travailleurs et des travailleuses, provoquée par la modération salariale et la fragmentation des contrats, plutôt que dans l’absence totale de travail, de moins en moins fréquente.
Pôle emploi sera certainement évalué dans les mois qui viennent sur sa capacité à indemniser tous les ayants droits.
Le confinement et la crise économique ont bousculé ces tendances. En effet, la France s’est rapidement convertie à partir de mars 2020 au chômage « technique » ou « partiel » à grande échelle. Massivement soutenue par des fonds publics, cette politique a contribué à amortir l’influence du confinement sur le chômage, en maintenant en emploi des personnes pourtant inoccupées (alors que jusqu’à présent la plupart des chômeurs travaillaient). L’augmentation du nombre de chômeurs et de chômeuses a toutefois été difficile à contenir. Les recrutements en contrat court (CDD et intérim) ont cessé et le ralentissement de l’économie n’a pas permis d’assurer la rotation habituelle entre les millions de précaires qui alternent emploi et chômage.
Le nombre de chômeurs et de chômeuses sans activité récente (dites catégorie A), a ainsi bondi de plus de 20 % à la fin du printemps (600 000 personnes), sans que le nombre total d’inscrits à Pôle emploi n’évolue (6,5 millions de personnes). L’amortissement du confinement n’a pas entravé pour autant la désagrégation de l’économie, et c’est désormais devant nous que se situe la crise économique et ses répercussions sociales. Quels sont alors les principaux enjeux que revêt la question du chômage dans les mois et les années à venir ?
Un premier enjeu de la crise à venir est la capacité de Pôle emploi à accueillir et offrir un service aux personnes durablement au chômage. Le principal service rendu par Pôle emploi à ses inscrits consiste à leur fournir une allocation chômage. Or, lors des crises précédentes et notamment celle de 2009, l’activité d’indemnisation a très mal supporté l’explosion du volume de chômeurs à indemniser. Et ce au point de mettre en péril le traitement de l’ensemble des dossiers : l’organisation industrielle de la liquidation des droits a mis du temps à absorber la vague. La pression exercée sur l’établissement par de nouvelles inscriptions pourrait ainsi menacer cette fonction stratégique et Pôle emploi sera certainement évalué dans les mois qui viennent sur sa capacité à indemniser tous les ayants droits.
De plus, pour des raisons budgétaires, Pôle emploi est une institution structurellement sous-dotée et qui n’a jamais été en mesure de recevoir tous les demandeurs d’emploi. Jusqu’à la fin de l’année 2019, seules les personnes jugées les plus en difficulté (sans pour autant être sans espoir du point de vue l’institution) étaient reçues régulièrement. Les autres étaient laissées en « autonomie », c’est-à-dire qu’elles ne bénéficiaient pas d’un suivi personnalisé. Pendant le confinement, le suivi s’est fait à distance et de manière plus formelle qu’auparavant.
Mais qu’en est-il en cet automne 2020 et dans les mois qui vont suivre ? Du personnel sera-t-il recruté ? Si oui pourquoi : pour inscrire les nouveaux demandeurs et demandeuses d’emploi et pour leur offrir des conseils sur un marché du travail singulièrement moribond ? Ou pour contrôler la recherche d’emploi par les inscrit·e·s malgré l’ampleur de la crise ?
L’inconnue principale en la matière réside dans l’intensité de la pression qui sera émise sur les chômeurs. Le discours lancinant sous-jacent aux politiques de l’emploi depuis le milieu des années 1980 consiste à rendre les demandeurs d’emploi responsables de leur sort afin de remettre en cause leur droit d’accès à la solidarité nationale. Et le gouvernement actuel comme les précédents a, jusqu’au début de l’année, tâché de renforcer les pressions exercées sur les chômeurs et les chômeuses.
Le manque d’offres d’emploi n’a jamais empêché les politiques de l’emploi d’exiger de mettre les chômeurs sous pression.
Qu’en sera-t-il demain si « les chiffres du chômage » deviennent un enjeu de la course à la présidentielle 2022 ? La tentation du contrôle ne risque-telle pas de resurgir ? C’est tout à fait envisageable mais la chasse aux chômeurs pourrait alors s’avérer très difficile à organiser. D’abord parce que les conseillers de Pôle emploi risquent de manquer de temps pour contrôler les démarches de chômeurs plus nombreux encore. Ensuite parce qu’il sera difficile de leur reprocher de ne pas chercher des emplois qui n’existent plus.
Certes, le manque d’offres d’emploi n’a jamais empêché les politiques de l’emploi d’exiger de mettre les chômeurs sous pression. Mais les agents de Pôle emploi se sont acquittés de cette tâche avec plus ou moins de diligence, plutôt moins que plus, et ce d’autant plus en période de contraction de l’emploi. La solution pourrait venir du recrutement de spécialistes du contrôle, qui n’ont pas pour fonction d’aider les chômeurs et les chômeuses, et qui sont déjà près de 2000 à Pôle emploi. La justification de ces recrutements auprès de l’opinion publique mais aussi du ministère du budget est toutefois loin d’être gagnée d’avance.
C’est donc là une incertitude qui pèse sur notre société dans les mois à venir, à savoir l’éventuel reniement des politiques de l’emploi quant à leur plus cher principe : la responsabilité individuelle des chômeurs et les sanctions qui en découlent. Ce n’est pas un moindre enjeu. Au vu du nombre de chômeurs et de chômeuses à venir, humilier et écorcher les « usagers » de Pôle emploi pourrait avoir des conséquences sociales et politiques relativement directes.
Outre l’accueil des demandeurs et des demandeuses d’emploi, la question de leur soutien matériel va s’avérer également tout à fait problématique et constitue le second enjeu politique du chômage dans les mois à venir. En effet, la réforme de l’assurance-chômage de novembre 2019 a pour principe cardinal de réduire les droits au chômage des personnes alternant des emplois de courte durée (le montant de leur allocation sera calculé en prenant en compte l’ensemble de la période de référence et non les seuls jours travaillés). Cette modification majeure a été suspendue avec le confinement, pour éviter d’ajouter une crise de pauvreté à la crise sanitaire et de renforcer le mouvement social. Mais elle devrait être mise en application au 1er avril 2021. Plusieurs vagues de victimes sont à craindre.
La solidarité matérielle, le respect de la dignité des personnes touchées par la crise et la question de la solidarité collective pourraient être les victimes de la crise.
Dans un premier temps, elle va toucher les personnes qui perdent un emploi de courte durée occupé pendant la crise sanitaire, c’est-à-dire les précaires victimes des réductions d’effectifs de leur employeur. Ces précaires pourraient se retrouver sans emploi, sans travail et sans ressource. Les personnes bénéficiant d’un emploi stable et dont les entreprises ou les secteurs font faillite devraient d’abord être épargnées, du fait de leur ancienneté de cotisation. Mais elles pourraient dans un second temps se retrouver sans ressources si les seuls emplois proposés sont des contrats courts. Là encore c’est un enjeu social majeur car une partie non négligeable des travailleurs et des travailleuses pourraient se voir évincé·e·s de la solidarité nationale à laquelle ils ont contribué.
Un troisième enjeu de la crise à venir réside dans la question du financement de l’augmentation du chômage et dans l’instrumentalisation de ce dernier. Les coûts du chômage partiel massif mis en place au printemps 2020 ont été supportés aux deux tiers par l’État et au tiers par les fonds de l’Unedic. On peut craindre que ces coûts entraînent dans les mois à venir un bras de fer entre les représentants patronaux et les représentants des salariés à la tête de l’assurance chômage. Les déficits engendrés par la crise et les supposés coûts du travail pourraient faire figure d’arguments massues pour exiger une renégociation à la baisse des droits à l’indemnisation. Le soutien financier aux travailleurs et aux travailleuses privées d’emploi pourrait très largement baisser.
Autre péril tout aussi inquiétant, ce déficit pourrait être instrumentalisé par l’exécutif pour faire peser sur les finances publiques le financement de la solidarité et non plus sur les cotisations. Cette manœuvre pourrait approfondir le processus de nationalisation des caisses paritaires, largement entamé par les différentes réformes des retraites et de la sécurité sociale. Aussi généreux soit dans un premier temps le soutien de l’État, il conduirait à terme à réduire largement les possibilités de s’opposer aux politiques de rigueur gouvernementales.
La solidarité matérielle (par l’allocation), le respect de la dignité des personnes touchées par la crise (au guichet de Pôle emploi) et la question de la solidarité collective (à travers le devenir des caisses d’assurance-chômage), pourraient ainsi être les victimes de la crise si le seul niveau de l’emploi focalise l’attention. C’est la raison pour laquelle le chômage et ses institutions constituent un observatoire de choix, non seulement de la propagation de la crise économique à venir et de son éventuelle résorption, mais surtout des réponses collectives qui seront proposées pour y répondre.