Trump, « l’Obamacare » et le deep state
Lors du premier débat télévisé de la présidentielle de 2020, Donald Trump lançait à son challenger démocrate Joe Biden : « Obamacare is too expensive ; it doesn’t work ». Au fond rien de nouveau tant la grande réforme d’assurance maladie, dite Affordable Care Act (ACA), initiée par son prédécesseur à la Maison Blanche constitue une véritable obsession politique. Toutefois, derrière la critique financière et la volonté d’effacer la trace politique laissée par son prédécesseur à laquelle est associé le vice-président Biden se niche la rhétorique trumpienne de la dénonciation du « deep state » (État profond).
En 2016, c’est d’ailleurs en grande partie grâce à l’usage habile de cette critique associant les élites washingtoniennes et celles de la côte Est des États-Unis (Universités de l’Ivy League) qu’il a réussi à détourner une partie de l’électorat démocrate de la candidature d’Hilary Clinton. De façon plus générale, sa critique populiste des élites, celles du pouvoir et de l’argent, se résume dans le slogan « Assécher le marécage » (Drain the swamp) pour faire l’« America Great again ». Toutefois, associer un prétendu deep state avec le processus démocratique ayant conduit à l’ACA relève tout autant de la manipulation politique que de la confusion des genres.
De la critique trumpienne de l’Obamacare à celle du deep state
Ainsi, dès les cent premiers jours de sa présidence, Donal Trump avait lancé en grandes pompes une procédure d’abrogation de l’ACA (repeal and replace) devant le Congrès pour attaquer une réforme hautement symbolique imputable à une bureaucratie washingtonienne « socialiste » et « dispendieuse ». Bien que s’appuyant sur une majorité républicaine à la Chambre des représentants et au Sénat, cette stratégie politique fut mise en déroute. Après avoir obtenu dans la difficulté une majorité de voix à la Chambre (le 4 mai 2017), le texte d’abrogation est rejeté le 28 juillet 2017 par le Sénat.
Face à ce premier échec politique, le président Trump a continué à s’attaquer à l’ACA en introduisant des coupes franches dans le budget fédéral, en incitant les gouverneurs républicains à freiner la mise en œuvre et en multipliant les recours devant les cours des États fédérés. À présent, c’est à la Cour Suprême que reviendra le dernier mot. Si le risque d’annulation reste réel en raison de la forte majorité républicaine des juges, la pandémie Covid-19 tout comme l’absence de programme d’assurance maladie alternatif jouent contre une telle décision.
En revanche, la réactivation conjuguée de la critique de l’Obamacare et du deep state washingtonien mérite une mise au point sur le plan théorique et empirique. À cette fin, je montrerai que les élites des politiques de santé ayant maturé sur la durée cette ambitieuse réforme d’extension de la couverture maladie n’ont sociologiquement rien à voir avec la bureaucratie washingtonienne dénoncée par Donald Trump. À partir de cet exemple, je pointerai la dérive sémantique opérée par la rhétorique populiste anti-élite développée autour du deep state laissant croire que la technocratie obère la démocratie.
Dans sa réflexion pionnière sur la question élitaire, Raymond Aron avait déjà attiré notre attention sur la contradiction in adjecto entre une élite unifiée signifiant la fin de la démocratie pluraliste et une élite désunie renvoyant à la fin de l’État bureaucratique. L’exemple de la campagne présidentielle américaine constitue une bonne occasion de distinguer le « vrai » du « faux ».
La réactivation d’une vielle ficelle : le pouvoir occulte des élites de K-Street
Tout d’abord, il convient de préciser qu’aux États-Unis, la critique de l’élite s’appuie sur un double atavisme. Le premier se trouve dans les origines lointaines de la démocratie américaine et se traduit par une méfiance à l’encontre du pouvoir de l’aristocratie et de la bureaucratie. Les pères fondateurs de la Constitution ont limité drastiquement le pouvoir des « washingtoniens » en empêchant la création d’un statut de haut fonctionnaire propice au développement d’une noblesse d’État. Elle est au fondement d’une méfiance bien ancrée dans la société américaine à l’égard des personnes non élues pouvant bénéficier de trop de pouvoir. Le second réside dans la collusion supposée entre l’élite politique et les supers riches ou encore au « One percent » que le mouvement anti-Wall Street a rendu célèbre.
Dans sa thèse sur l’Elite du pouvoir, le sociologue radical Charles Wright Mills avait essayé d’opérer une synthèse subtile entre ces deux courants antagonistes pour dénoncer l’affaiblissement du pluralisme démocratique. Donald Trump après avoir mobilisé ces deux registres, notamment lors des élections présidentielles de 2017, a privilégié la critique de l’État profond. Il est vrai que son statut d’héritier et de magnat de l’immobilier rend moins crédible une critique du pouvoir des élites économiques. C’est donc la dénonciation du deep state appliquée à l’ensemble de son administration et même au sein de la Maison Blanche qu’il a privilégiée. De l’avis de certains, si les présidents de l’ère moderne, de Reagan à Obama, ont toujours eu des préjugées à l’encontre de la bureaucratie, aucun d’entre eux n’est allé jusqu’à accuser les bureaucrates de fomenter un coup d’État.
La tension repérée par Juan Linz entre temporalité de la démocratie représentative (court-terme) et celle des politiques publiques (moyen et long termes) est au fondement de la critique de la « technocratie ». La rhétorique sur le deep state de Donald Trump résulte de l’amalgame de la théorie du complot et la traditionnelle critique anti-centraliste et libertarienne aux États-Unis. Ainsi, il dénonce, sans ambages, la formation d’un gouvernement de spécialistes et d’experts (technocratie) travaillant dans le secret contre la volonté démocratique qu’il incarnerait seul depuis son élection.
Cette critique de la rationalité scientifique s’allie parfaitement avec sa prétention à incarner – sur le devant de la scène face au public – une direction « géniale », « lumineuse » voire charismatique. Derrière ce discours se cache une véritable incompréhension du fonctionnement d’un État, de la continuité dans les politiques publiques et du rôle des détenteurs de la légitimité démocratique, les élus. La genèse de l’Obamacare permet de montrer des « insiders » du pouvoir washingtonien qui, travaillant pour le compte des élites représentatives, ont mis l’État au service de l’intérêt général et des plus démunis.
Les long-term insiders du secteur de la santé ne constituent pas un deep state
L’étude sociologique approfondie des changements survenus dans la structure professionnelle des élites de santé washingtoniennes en relation avec les réformes de l’assurance maladie entre 1988 et 2010 permet de comprendre les origines lointaines de la réussite de l’Obamacare. L’analyse de la circulation professionnelle dans le secteur de la santé sur la longue durée, alternant passage dans le public et le privé (la plupart du temps non lucratif) montre l’ouverture des sommets de l’État américain à des profils sociologiques non bureaucratiques.
Encore faiblement institutionnalisés au moment Clinton, les effets de ce mode de circulation propre aux long-term insiders se sont manifestés lors du lancement du projet de réforme de l’assurance maladie en 2006, suite à la victoire des démocrates aux élections de midterm du Congrès. Ainsi, les « vétérans » de l’époque Clinton, – auxquels s’étaient ralliés de « nouveaux venus » démocrates –, ont, après avoir passé les années Bush dans le secteur privé, d’abord investi les postes-clés dans les sous-commissions du Congrès où sont traitées les politiques de santé, tout en s’appropriant l’expertise financière du Congressional Budget Office et les fonctions stratégiques de conseillers à la Maison Blanche et au ministère de la Santé.
Certains esprits, encouragés par l’air du temps, auront beau jeu de remarquer qu’en tant que non élus, ces groupes de professionnels du gouvernement des politiques, les long-term insiders, n’ont aucune légitimité démocratique pour agir de la sorte. En réalité, ces ventriloques de la politique, tout en servant loyalement des élus du Congrès ou encore les autorités qui les ont nommés au sein de l’exécutif (Maison Blanche, ministère de la Santé), accompagnent les détenteurs légitimes du pouvoir démocratique dans la traduction des promesses électorales, dans la formulation d’orientation(s) programmatique(s) et la rédaction des textes de lois, sans jamais les supplanter.
Ces long-term insiders que l’on retrouve au sein des deux pouvoirs (checks and balances) jouent un rôle décisif dans le processus de construction d’un consensus démocratique autour de la réforme. Pour preuve, leur travail politique réalisé dans le cadre de négociations à huis clos avec les stakeholders au Congrès ou encore à la Maison Blanche et qui favorise l’adoption d’une solution politiquement consensuelle nécessaire à la finalisation d’une grande réforme du système d’assurance maladie (far-reaching reform).
Gouverner à l’abri des regards, une pratique consubstantielle à l’exercice du pouvoir démocratique
L’étude fine de la transformation du rôle des élites de la santé au sein de l’État fédéral montre comment le policy state américain s’adapte au changement malgré la bipolarisation extrême de la société politique. Les polémiques populistes actuelles qui déplorent le funeste rôle des élites ont essentiellement pour conséquence d’exacerber et de renforcer les antagonismes anciens qui voient, d’un côté, la droite dénoncer un « État bureaucratique profond » – un Deep State – occupé par des élites bien décidées à usurper les prérogatives de la volonté populaire et, de l’autre, la gauche réduire ces élites au statut de pions au service des plus riches.
L’histoire sociopolitique de l’Affordable Care Act contredit ces deux visions. L’Obamacare est marqué par la formation progressive du rôle de « gardiens » des politiques d’assurance maladie tirant leur pouvoir de l’expertise (à la fois sectorielle et gouvernementale), leur engagement au service d’une vision réformatrice cohérente, méticuleusement élaborée, et une cohésion de groupe, structurée autour des moyens nécessaires à la concrétisation de cette vision. Ces gardiens se sont révélés indispensables à une immense percée démocratique : l’extension de la couverture maladie à plus de 20 millions d’Américains, très majoritairement à faibles revenus.
De surcroit, le gouvernement des politiques à l’abri des regards renvoie aux nombreuses négociations menées au sein du Congrès dans la recherche d’un consensus le plus large possible au sein des deux chambres et entre-elles. Il n’implique pas des bureaucrates de carrière ou autres types de groupes d’influence occultes, mais des individus compétents recrutés sur contrat et nommés officiellement dans ces fonctions pour accompagner le chef de l’exécutif et les parlementaires dans leur travail sur les politiques. Ces élites professionnalisées dans l’activité de gouvernement n’étant pas habilitées à s’exprimer en leur nom propre développent une « passion pour l’anonymat ». Ce choix n’en fait en rien les « usual suspects » d’un prétendu deep state.
À cette occasion, les long-term insiders qui ont piloté la conception de l’Affordable Care Act, loin de constituer une menace pour la démocratie comme Donald Trump le prétend, ont joué un rôle essentiel pour corriger ce que Samuel H. Beer a appelé la « stagnation pluraliste », pour mettre le pouvoir d’État au service non pas de Wall Street ou de K Street, mais de la population. En effet, une étude menée sur la réussite politique de l’Obamacare montre pourquoi et comment des insiders avertis, travaillant dans l’ombre des back-offices avec les élites politiques de la démocratie représentative, ont mis l’État – et les politiques publiques – au service de l’intérêt général.
Et si l’ACA sortait grand vainqueur de la présidentielle 2020…
La pandémie du Covid-19 a permis de repérer certaines limites de l’ACA pour les citoyens américains qui, ayant été frappés par le chômage, ont perdu le bénéfice de l’assurance fournie par leur employeur. Profitant du contexte, le candidat Trump a cru bon de pointer l’inefficacité de l’Obamacare et la nécessité de s’en défaire. Il s’agit certainement d’un énième subterfuge visant à masquer son incapacité à imposer son leadership politique face à la Covid-19. Pour un homme politique ayant basé son image sur l’innovation et la disruption comme alternative politique au deep state washingtonien, c’est pour le moins paradoxal.
Son challenger démocrate, Joe Biden, arbore une posture diamétralement opposée en déclarant dans un meeting du 13 octobre à Des Moines (Iowa) : « I think one of the most significant things we’ve done is pass the Affordable Care Act » (À mon sens, l’une des choses les plus importantes que nous ayons faites aura été de mettre en place l’Affordable Care Act). Cette phrase dépasse la simple mise en avant d’une filiation avec l’administration Obama. Elle renvoie à la logique consensuelle développée par les élites politiques et techniciennes du secteur de la santé lors de la genèse du projet de réforme d’assurance.
Elle permet également de contenir les partisans d’un système d’assurance public pour tous (Medicare for All) soutenu lors de la primaire partisane par l’aile gauche du Parti démocrate de Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Sur la base de l’héritage consensuel de l’Obamacare, le fin politicien Biden cherche autour du développement de la logique de « l’ACA 2.0 » à rassembler à nouveau les démocrates progressistes et les républicains modérés ; l’idée étant d’assouplir le seuil d’éligibilité de Medicaid (« poor people ») et de Medicare (« Medicare like », abaissement du seuil de 65 ans à 60 ans) pour rassurer l’aile gauche démocrate et cibler une partie des républicains (blancs âgés) toujours favorables à ce système d’assurance maladie. Pour toutes ces raisons, il y a de fortes chances que l’ACA ait encore de beaux jours devant lui.