Société

Protection de la vie vs préservation des libertés ? Le balancement libéral

Philosophe

À chaque recrudescence de la pandémie, la controverse publique tourne essentiellement autour d’une seule question : la protection de la vie prévaut-elle sur tous les autres droits fondamentaux constitutionnellement garantis, notamment les libertés individuelles ? Mais ce débat, contrebalançant liberté et sécurité, circule platement dans l’impasse libérale. Car si ce sont les droits sociaux qui fondent les libertés fondamentales sur lesquelles reposent les droits subjectifs, alors aucune concurrence entre sécurité et liberté n’existe.

Au plus haut niveau de l’État, le coup d’envoi a été donné en Allemagne, au mois de mai. Depuis lors, là-bas et ailleurs, la controverse publique, à chaque recrudescence de la pandémie, tourne essentiellement autour d’une seule question : la protection de la vie prévaut-elle sur tous les autres droits fondamentaux constitutionnellement garantis dont, en premier lieu, les libertés individuelles ?

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C’est en effet le président du Parlement de la RFA en personne qui a formulé la question de manière aussi crue – le même Schäuble de sinistre mémoire européenne pour son intransigeance lors de la crise de la dette grecque, mais à qui, en l’occurrence, on ne saurait reprocher de prêcher pour sa propre chapelle : à presque 80 ans, il appartient clairement à la catégorie des « personnes vulnérables ».

Dans ce cas, il parlait en constitutionaliste, constatant que la loi fondamentale allemande n’accorde pas à la protection de la vie une valeur absolue. Cette valeur absolue existe, mais elle est définie comme la « dignité humaine » (1er article, Loi fondamentale), seule à même de justifier, par son caractère absolu, la restriction des autres droits fondamentaux.

À l’époque, ce constat, qui découle de la simple observation d’un fait juridique, a déclenché des réactions outrées tout autant que des réactions positives. Bref, il a donné lieu à un débat public sur le rapport socialement désiré entre la protection de la vie de chacun et la préservation de ses libertés.

Si l’on fait abstraction du frisson dont on ne peut se départir – malgré un changement radical dans les termes de la discussion – en voyant que c’est précisément en Allemagne que l’on mène un débat sur la question de savoir quelle valeur doit avoir la protection de la vie, force est de constater que cet échange d’opinions et d’arguments est normal dans une démocratie et n’a, en soi, rien de choquant.

Et s’il n’a pas eu lieu en France, en tout cas pas dans les plus hautes sphères de l’État, le problème qu’il pose est bel et bien présent dans la pratique gouvernementale : tant, en effet, que la survie de la population est grosso modo protégée, les libertés fondamentales doivent l’emporter pleinement ; dès que ce « grosso modo » n’est plus assuré, la protection de la vie doit l’emporter pleinement. C’est ainsi qu’on confine, déconfine, reconfine. Va-et-vient ennuyeux et brutal, dont le caractère fruste étonne autant qu’il laisse un profond sentiment d’insatisfaction intellectuelle.

On met deux biens sur les plateaux d’une balance imaginaire, dans l’espoir que leur valeur intrinsèque produira un équilibre naturel.

Stupéfaction et frustration sont liés aux termes du débat : d’un côté, le droit à la protection de la vie de chaque individu, sans égard de sa nationalité, de son âge ou de son état de santé. De l’autre côté les libertés fondamentales que la Constitution énonce également sous forme de droits fondamentaux des individus : la liberté de circulation, la liberté d’entreprendre, la liberté de rassemblement, la liberté d’exercer un culte. En somme, on oppose, de manière classique, la protection de la vie de l’individu – sa sécurité – à sa liberté. Et s’il y a matière à être choqué, c’est face au classicisme de ce débat qui nous enferme dans une impasse propre au libéralisme.

En effet, depuis Hobbes jusqu’à la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU, ces deux droits fondamentaux – liberté et vie individuelles – se trouvent situés sur un même plan, et en ce sens Schäuble a raison de rappeler qu’ils se restreignent mutuellement mais qu’aucun ne prime, constitutionnellement parlant, sur l’autre (cf. l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et l’article 2.2 de la Loi fondamentale pour l’Allemagne).

Aussi peut-on les opposer à loisir ; et à chaque fois qu’un état d’urgence est déclaré, qu’il soit dû à des attentats terroristes, des catastrophes naturelles ou, en l’occurrence, à une épidémie, on voit nos sociétés discuter sur les poids respectifs de la sécurité et de la liberté individuelles. Tel un boutiquier de l’époque d’où est sortie cette conception, on met deux biens sur les plateaux d’une balance imaginaire, dans l’espoir que leur valeur intrinsèque produira un équilibre naturel.

Que cet équilibre ne se produise jamais ne semble empêcher personne de réitérer l’opération. L’extravagance de la situation est criante, d’autant plus que cela fait belle lurette que les termes du débat ont été altérés par les sciences sociales. Ni la liberté de l’individu ni sa sécurité ne sont sorties indemnes de l’apparition de ces savoirs modernes. Ne serait-ce que du côté de la sociologie, on a démontré depuis longtemps que l’autonomie de la  personne – entendue ici simplement comme la reprise réflexive par l’individu de sa propre liberté – est le résultat de processus de socialisation particuliers, augmentant avec l’intensification des chaînes d’interdépendance la contrainte à l’autocontrainte imposée aux individus (Elias) ; ou encore qu’elle est le résultat de la morphologie spécifique des sociétés modernes à division de travail hautement différenciée (Durkheim). Bref, que la liberté individuelle sous la forme moderne de l’autonomie soit un fait social, cela relève du commun knowledge depuis un certain temps.

Or, si l’individu moderne doit la forme spécifique de sa liberté aux sociétés au sein desquelles il a été formé, il n’a en revanche aucune obligation de rendre cette liberté, c’est-à-dire de l’abandonner lorsque cette société l’exige. Elle constitue effectivement un droit inaliénable. En la matière aussi, Durkheim l’avait bien compris : « la seule question qui puisse se poser pour l’homme est non pas de savoir s’il peut vivre en dehors d’une société, mais dans quelle société il veut vivre ; et je reconnais d’ailleurs volontiers à tout individu le droit d’adopter la société de son choix, à supposer qu’il ne soit pas retenu dans sa société natale par des devoirs préalablement contractés. » (La détermination du fait moral)

C’est probablement cette curieuse structure d’un don reçu qu’on n’est obligé de rendre, ni immédiatement, ni à l’identique, ni même à celui qui l’a donné initialement, qui a incité la pensée libérale – incapable de penser la structure du don parce qu’elle pense tout selon la logique de l’échange marchand – à naturaliser la liberté individuelle, à en faire une propriété de l’individu, précisément un bien inaliénable qui, selon les derniers avatars de cette pensée, serait déposé (par une fée ? on se le demande) dans le cerveau des êtres humains.

En adoptant une perspective sociologique, en revanche, on perçoit que la liberté appartient à l’individu alors même qu’elle ne procède pas de lui. Et s’il ne veut pas la rendre, même pas dans des situations de crise, c’est qu’il est correctement socialisé au sens où il sait que c’est en exerçant sa liberté qu’il rend le don reçu, et non en s’en départissant.

Le fait que beaucoup ont interprété le premier confinement comme un appel à l’autocontrainte et donc ont vu, au moins dans un premier temps, le fait de ne pas exercer certaines libertés précisément comme un exercice de leur autonomie, atteste de cette socialisation réussie, tout comme en atteste aussi, sur le mode, il est vrai, du balbutiement, le phénomène inverse de protestations contre la demande d’abandonner sa liberté à l’État, y compris en situation de crise grave. Ce qui serait anormal, pour nos sociétés, serait la soumission pure et simple à la parole du chef d’État.

Le débat prend souvent une tournure qui se croit toucher les profondeurs de la haute spéculation, mais circule de fait platement dans l’impasse libérale.

Toutefois, est-il vraiment correct de dire que toute la liberté de l’individu procède de la société et de ses institutions ? Qu’en est-il non de l’autonomie et de sa structure complexe, mais de ces libertés basiques et banales – de circulation, d’entreprendre, de culte, etc. dont parle effectivement la pensée libérale lorsqu’elle tente de trouver un équilibre entre sécurité et liberté ?

En ce domaine, le libéralisme détient une pensée de l’institution sociale. Elle affirme que ce sont précisément les institutions garantissant la sécurité de la personne qui permettent l’exercice de ces libertés : la liberté est conçue comme l’apanage naturel des individus ; les institutions sociales comme ce qui, en entravant une partie de cette liberté (celle de tuer son voisin par exemple), permettent l’exercice de ce qui reste de la liberté individuelle une fois sa nocivité pour autrui désactivée (Cf. article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789).

D’un point de vue strictement libéral, dès lors, la seule justification des restrictions actuelles des libertés résiderait dans le constat d’une calamité naturelle, sous forme d’un virus dont les individus sont les porteurs à leur insu, les transformant involontairement en dangers pour autrui. Et le gouvernement français, en la matière, n’a pas caché quel était le fond de sa pensée : restez à la maison pour ne pas constituer un danger pour autrui, tel était, et est encore, l’impératif justifiant le confinement de la population.

Aussi, en fixant le regard sur la « calamité naturelle », a-t-on tendance à lire la situation pandémique de la manière suivante : les institutions en charge de la sécurité des personnes ont restreint une partie des libertés individuelles qui, en temps normal, ne sont pas considérées comme nocives pour autrui – la liberté de circulation essentiellement avec toutes les libertés qui en dépendent – pour protéger le support ultime des libertés individuelles qui est la vie même des personnes. Il semble donc en aller des corps des personnes lorsqu’on parle de ses libertés subjectives fondamentales comme celle de circuler.

On restreint les corps pour protéger d’autres corps, et il n’est pas étonnant que le débat contrebalançant liberté et sécurité prenne souvent une tournure qui se croit toucher les profondeurs de la haute spéculation, mais circule de fait platement dans l’impasse libérale, opposant la vie à la simple survie, et constatant que la dernière est dépourvue de valeur si elle ne permet pas de vivre – d’où découlent d’interminables discussions sur la question de savoir ce que signifie « vivre » ou, dit classiquement, ce qu’est la vie bonne et quelles libertés doivent pouvoir être exercées pour qu’elle soit bonne. De nouveau on part à la vaine recherche de valeurs intrinsèques – de la vie, de la survie –, et, croyant les trouver en soi et pour soi, on les dépose délicatement sur l’antique balance des biens.

Or, l’épidémie actuelle a ceci de bon qu’elle permet de questionner la justification des restrictions avancée par cette pensée libérale classique, à savoir la calamité naturelle. Le différentiel entre les réponses politiques données à l’épidémie à travers le monde ainsi que le différentiel de leurs succès constituent une bonne raison pour fixer le regard, non sur la nature et ses imprévisibles attaques, mais sur les institutions sociales. L’interrogation sur la justification des restrictions des libertés subjectives y reconduit en effet.

D’un point de vue des réponses, il est frappant de constater qu’au printemps c’étaient les pays ayant, ces dernières années, œuvré inlassablement à ruiner leur système de santé qui ont le plus restreint les libertés individuelles : qu’ils l’aient fait avec du retard, comme l’Italie, l’Espagne ou la France, ou à temps comme la Grèce ou le Portugal, et qu’ils aient donc affronté des conséquences différentes concernant le nombre de morts, ne change rien au fait que les pays à système sanitaire ruiné ont jusqu’alors payé le plus lourd tribut en termes de décès (si, bien évidemment, on exclut de la comparaison, les pays carrément néolibéraux, comme les États-Unis, où on considère que la nocivité de l’individu ne concerne l’État qu’après-coup – il sanctionne après l’acte prohibé par la loi – et que pour le reste, c’est aux individus libres de calculer les risques qu’ils souhaitent prendre pour obtenir tel ou tel bien).

Qu’en sera-t-il cet automne ? Bien évidemment personne ne le sait. Mais il y a fort à parier que les pays avec un système sanitaire solide auront moins de morts à déplorer que les autres, et ceci non parce qu’ils confinent plus que les autres, mais parce qu’ils sont mieux équipés pour affronter la pandémie.

Et c’est de morts qu’il s’agit, pas de malades, quoi que le président de la République en dise – à moins que nous soyons, sans que ce soit explicité publiquement, désormais parvenu à un niveau de solidarité sociale où l’État veut restreindre l’économie précisément pour maintenir les citoyens en bonne santé. Idée relativement saugrenue, vu que le même État vient de ré-autoriser les néonicotinoïdes pour sauver l’industrie de la betterave.

Bref, c’est parce que nos gouvernants se doivent d’éviter ce qui pour nos sociétés contemporaines est inacceptable, à savoir la mort massive et immédiatement visible de ses membres, qu’ils restreignent les libertés fondamentales, et pour cette raison seule.

 Ce ne sont pas seulement les institutions sociales restreignant certaines capacités des corps individuelles qui garantissent une liberté raisonnable pour tous.

Nonobstant, l’écart entre les réponses des pays en termes de restrictions des libertés individuelles, si on le lit depuis l’écart de la richesse nationale investie dans le système sanitaire (qui, faut-il le rappeler, va des lits de réanimation jusqu’aux centres de dépistage), incite à penser que ce ne sont pas seulement les institutions sociales restreignant certaines capacités des corps individuelles qui garantissent une liberté raisonnable pour tous. Mais que bien au contraire, les institutions sociales qui renforcent les capacités des corps, comme le système de santé, mais aussi, on a tendance à le négliger, le système éducatif, y contribuent également.

Qu’en est-il alors de ces corps dits naturellement capables par la pensée libérale ? Ces corps libres jusqu’au moment où la société les brime ? Est-ce que cela existe seulement un corps individuel, non soigné, non éduqué, non-formé et pourtant capable ? L’anthropologie est allée jusqu’à démontrer que le « comment » des actions du corps individuel dépend intimement de la société dans laquelle il a été formé et vit.

Qu’en est-il alors du simple fait que ce corps fait quelque chose ? Circuler, peu importe comment, n’est-ce pas là une capacité naturelle du corps, dernière donnée naturelle irréductible de la liberté individuelle ? Déjà Mauss en doutait, faisant dépendre les capacités des corps socialisés de la place que les individus occupent au sein de leurs sociétés, ajoutant que la conscience que l’on prend de cette place à travers précisément ce que le corps propre peut faire ou ne pas faire, est entièrement intégralement d’origine sociale.

Un bref regard sur les hommes aussi ordinaires que le sont les femmes permet de percevoir ce qui est ici en jeu. En l’occurrence, il permet de douter de la naturalité d’un acte aussi simple que celui de bouger. Encore aujourd’hui, alors que toute restriction juridique, sociale et morale de la liberté de circulation des femmes est levée, on sait que les femmes circulent moins dans l’espace public, notamment la nuit.

La pensée libérale se réjouit de ce constat, qui semble démontrer que c’est la sécurité qui garantit la liberté de circulation, que la raison pour laquelle les femmes circulent moins est qu’elles sont plus en danger que les hommes. Ce faisant elle élude la question qu’il convient pourtant de traiter : celle de savoir, non ce qui empêche ou pas de circuler, mais ce qui le permet.

Et l’hypothèse s’impose que ce qui permet aux femmes de circuler dans les rues n’est pas leur corps – qui en était naturellement toujours capable – et pas non plus un renforcement de la loi pénale qui, dans les faits, jusqu’à la dernière nouvelle législation sur le harcèlement de rue n’a pas tant changé que cela au cours de ces dernières cinquante années, mais bien plutôt une éducation à l’égalité entre hommes et femmes, dispensée aux hommes et femmes de nos sociétés, ainsi qu’une plus grande intégration des femmes dans le travail non-domestique allant de pair avec leur intégration dans les droits sociaux, lesquels dépendent massivement de la participation au travail salarié. Bref, il en va de l’entrée des femmes dans les libertés jusqu’alors réservées aux hommes.

Ce n’est pas le travail qui libère comme les libéraux semblent malgré tout encore le penser, mais bien les droits sociaux afférant au travail. La lutte féministe pour que l’État accorde des trimestres de retraite et des droits à l’allocation chômage pour le travail domestique accompli gratuitement signale, du côté des femmes, une connaissance très précise de ce lien.

Mais même si cela n’est pas obtenu, force est de constater que s’il y a eu augmentation de la sécurité relative aux femmes, cette sécurité est sociale et collective – ce n’est pas, comme l’approche capacitaire en vogue dans les théories libérales de la justice le laisserait penser, qu’on aurait donné individuellement aux femmes des capacités – et le lien entre libertés fondamentales et sécurité semble se nouer à ce niveau collectif de la réalité sociale.

Si ce sont les droits sociaux qui fondent les libertés fondamentales sur lesquelles reposent les droits subjectifs, aucune concurrence entre sécurité et liberté n’existe.

Voilà qui fait tournoyer sur elle-même la balance libérale. Car si on n’entend plus par sécurité de la personne la protection policière de la vie de chacun, mais le fait qu’il soit inséré dans un système de droits sociaux, rendant tous les individus également libres et ceci effectivement, et non seulement de manière déclaratoire, l’augmentation de la sécurité des personnes n’affecte en rien, bien au contraire, leurs libertés individuelles : que tout le monde ait l’assurance d’être soigné dans des hôpitaux de qualité en cas de maladie ou d’accident lui permet de faire plus de choses et non pas moins ; que tout le monde ait l’assurance de toucher une retraite à la fin de sa vie de travail lui ouvre plus de choix de vie, pas moins.

On n’est donc pas face à deux biens à valeur intrinsèque qu’il convient de mettre dans un rapport équilibré, ni face à deux biens dont le débat public déterminerait la valeur à chaque fois de nouveau qu’une crise apparaît, avec les craintes justifiées qu’un tel débat fait naître. Car, justement, on n’est juste pas face à des biens séparés et encore moins en opposition. Si ce sont les droits sociaux qui fondent les libertés fondamentales sur lesquelles reposent les droits subjectifs, aucune concurrence entre sécurité et liberté n’existe.

Elle existe seulement là où les droits sociaux sont défectueux, où l’État social, comme c’est le cas actuellement, se sait incapable de garantir la santé de ses citoyens, non parce que la calamité naturelle est trop calamiteuse, mais parce que le droit à la protection de la santé, en tant que droit social, depuis une décennie au moins a été déconsidéré en faveur d’autres préoccupations.

Que la pensée libérale utilise la crise actuelle pour marteler l’idée que c’est la police, et elle seule, qui protège les individus, qu’un État social plus solide n’aurait rien changé à la situation, que la liberté individuelle est un fait de nature que la société n’a ni à produire ni à reproduire à travers des institutions appropriées, bref que la pensée libérale profite de la gravité de l’attaque virale pour détourner encore plus le regard des institutions qui rendent les individus capables d’agir librement, rien de plus normal. Comme il est normal qu’elle essaie de faire entrer la police dans ces institutions, puisque protéger la liberté individuelle, en l’occurrence la liberté d’expression, ne relève, dans son optique, que de la police.

Ce qui est plus inquiétant, c’est que, même à gauche, on n’est visiblement plus capable d’articuler le simple fait que la sécurité sur le mode qui restreint les libertés individuelles survienne précisément lorsque la sécurité sur le mode qui produit ces libertés individuelles a été mise en pièce. Et ceci vaut pour l’hôpital comme pour l’université.

Oublier actuellement ce double sens que revêt le terme de sécurité dans des sociétés démocratiques modernes voue le débat, et finalement la société, à l’éternelle répétition du même dilemme libéral – en théorie, et, douloureusement pour tout le monde, dans la réalité qui se transforme en ce mouvement de balancier ennuyeux et frustrant que l’on subit sans trop savoir pourquoi.

 


Julia Christ

Philosophe, Chargée de recherche au CNRS (Lier - Ehess)