En Biélorussie, la longue tradition du rock anti-autoritaire
Depuis les élections présidentielles du 8 août, de grandes manifestations contestataires secouent le Bélarus. Plus de 20 000 manifestants (près de 0,21 % de la population du pays, ce qui donnerait en France 140 700 personnes) ont été arrêtés et parfois torturés. Dans plusieurs entreprises des comités de grève se sont formés. Les élections ont été marquées par des fraudes à grande échelle, et la réélection d’Alexandre Loukachenko pour un sixième mandat n’a pas été reconnue par de nombreux gouvernements européens, ainsi que par plusieurs institutions de l’UE.
Ce mouvement social a fourni une scène souvent improvisée aux nombreux musiciens rock biélorusses. Pour ne donner que quelques exemples, le chanteur Lavon Volski, fondateur de plusieurs groupes depuis les années 1980, dont les légendaires NRM (« République indépendante Rêve ») et Mroja (« Rêve »), a enregistré en août-septembre deux chansons aux titres et paroles évocateurs (« L’État rouillé » et « Ennemis du peuple ») et a joué et chanté dans le cadre de plusieurs manifestations à Minsk et Hrodna – villes particulièrement touchées par la contestation – y compris devant les grévistes de la télévision nationale et des hôpitaux.
Accompagné d’une guitare acoustique, son ancien camarade du NRM Pit Paŭlaŭ, lui, a interprété d’une manière provocatrice « Trois tortues », un « hit » du groupe des années 2000, au milieu d’une manifestation face à un cordon de police spéciale armée et a donné un concert pour les contestataires du quartier « Cascade » de Minsk. Devenu célèbre notamment grâce à la persistance avec laquelle les habitants affichaient de grands drapeaux blanc-rouge-blanc (symboles de l’opposition et de la contestation), systématiquement décrochés par les services de la ville aux ordres des autorités, ce quartier a également accueilli un concert acoustique d’un autre « vétéran » du rock biélorusse actif depuis le début des années 1980, leader des groupes Bonda (« morceau ») et ensuite Krama (« magasin ») : Ihar Varashkevich.
Un autre lieu emblématique de la contestation est une cour d’immeubles baptisée « Place des changements » à cause d’un graffiti représentant deux DJs arrêtés après avoir passé pendant une célébration officielle « Changements », un morceau du groupe soviétique Kino (« Cinéma »), utilisé lui aussi comme un hymne par les protestataires – le graffiti a été recouvert de peinture par les services de la ville et la police tous les soirs avant d’être restauré par les habitants. Du reste, les chanteurs Zmicier Vajciushkevich et Aliaksandr Pamidoraŭ (leader du groupe Pomidor/OFF) ont chacun donné un concert improvisé là-bas.
Le concert de Vajciushkevich a dû s’arrêter plus tôt à cause d’une descente de police ; quant à Pamidoraŭ, il a été arrêté après un autre concert improvisé pour les manifestants dans un parc d’un quartier excentré de Minsk, rue Angarskaïa – son concert n’ayant pas été autorisé par le tribunal de manifestation, et (comme par coïncidence) tous les bancs du parc ont été démontés le lendemain. Avec le susmentionné Paŭlaŭ, Pamidoraŭ avait interprété des chansons face à l’entrée principale de MAZ, une des plus grandes usines biélorusses, pour soutenir ses grévistes.
Des rockers biélorusses expriment depuis plus de trente ans leur opposition aux acteurs dominants du champ politique.
Tout comme les manifestations, ces interventions des rockers dans la lutte politique et leur participation spécifique dans l’action collective impressionnent par leur échelle, mais comme ces manifestations, elles ne constituent pas une nouveauté en soi. Au contraire, il aurait été étonnant que ces musiciens n’aient pas pris position. Sans parler des paroles de chansons, souvent plus ou moins ouvertement critiques envers les autorités, des rockers biélorusses expriment depuis plus de trente ans leur opposition aux acteurs dominants du champ politique : sous le régime actuel ou sous la tutelle soviétique avant.
Entre 2011 et 2016, tous les concerts biélorusses d’une douzaine de groupes et de chanteurs, parmi lesquels on retrouve tous les acteurs évoqués ci-dessus, ont été interdits par les autorités ou annulés par les salles. Cette « deuxième période des listes noires », situation de censure officieuse, a suivi la dispersion violente d’une grande manifestation post-électorale du 19 décembre 2010 : des centaines de personnes ont été arrêtées, des leaders condamnés à des peines de prison, et les musiciens en question ont publiquement soutenu les manifestants et les prisonniers.
La « première période des listes noires », quant à elle, s’étend entre 2004 et 2007. Le 21 avril 2004, six groupes (NRM, Pomidor/OFF, Palac (« Palais »), Zet, Neuro Dubel (« Neuro goujon ») et Drum Ecstasy) et le chanteur Zmicier Vajciushkevich ont pris part à un grand concert lors d’une manifestation de l’opposition, alors que la présidence d’Alexandre Loukachenko fêtait son dixième anniversaire, et à la veille d’un référendum sur l’abolition de la limite du nombre de mandats présidentiels. Dès le lendemain, ils ont disparus des médias et des salles de concerts et clubs biélorusses, suivis par d’autres confrères, dont Krama. Ces interdictions informelles n’ont été levées qu’en 2007, après une rencontre entre cinq rockers contestataires (y compris Volski, Paŭlaŭ et Varashkevich) et le chef du département de l’idéologie de l’administration présidentielle, rencontre qui a d’ailleurs provoqué un tollé du côté de la presse d’opposition qui a accusé les rockers de compromissions, voire de trahison[1].
Plus généralement, la participation des rockers aux concerts de soutien aux causes portées par l’opposition a été fréquente entre 1995 et le milieu des années 2000. Ces concerts pouvaient avoir lieu pendant les manifestations, comme dans le cas cité ci-dessus, ou d’une manière autonome, souvent pour lever des fonds. Des cycles de grands concerts open air à vocation politique explicite, « Solidaires avec le Bélarus », sont même organisés par une ONG polonaise, « Bélarus libre », en Pologne depuis 2006, et tous les musiciens cités dans cet article y ont pris part à un moment ou un autre.
Mais cette tradition des concerts de soutien dans le rock biélorusse date encore de l’époque soviétique, d’au moins dix ans avant la première élection d’Alexandre Loukachenko au poste de président en 1994. Le concert de Mroja (dont Lavon Volski était le leader) qui a valu au groupe sa première mention dans la presse a eu lieu dans le cadre d’un « vernissage plein-air », organisé le 22 avril 1984 dans le Faubourg de la Trinité au centre de Minsk par des associations culturelles implicitement dissidentes. En 1987, Mroja, avec un groupe letton, a donné dans une forêt un concert en soutien à l’expédition écologiste lettono-biélorusse en protestation contre la construction d’une centrale hydroélectrique sur les rives du fleuve Dzvina.
Les logiques de cette politisation revendiquée sont aussi sociales et historiques.
Ainsi, la tradition du rock contestataire au Bélarus est bien établie. Dans ma thèse de doctorat soutenue en 2015[2], en m’appuyant sur deux mouvements rock contestataires biélorusses (le rock national, qui émerge au début des années 1980, et l’anarcho-punk anticapitaliste, qui s’est consolidé au milieu des années 1990), je montre que les logiques de cette politisation revendiquée sont aussi sociales et historiques, que ces logiques vont au-delà des choix artistiques, politiques ou moraux individuels, mais pèsent sur les acteurs et déterminent en partie le cours de leur action. On peut en dégager quatre types.
Premièrement, la politisation par les conventions désigne les effets politiques qu’a l’inscription des acteurs provenant du monde de la production culturelle dans la tradition établie des genres et des sous-genres qui structure ce monde. On l’observe dans le rock, mais aussi dans d’autres formes artistiques, ou dans d’autres univers sociaux. La posture anticonformiste qui constitue dès les années 1960 la tradition du rock compte au nombre de ces conventions. Cette mythologie contestataire impose aux acteurs de se conformer au non-conformisme. Au cours des décennies, la mythologie contestataire a été incarnée dans des mouvements fort différents, dont le punk rock anarchiste, lié au système d’autoproduction non lucrative et activiste, connu comme DIY (Do it yourself). Cette mythologie continue à favoriser des prises de position contestataires parmi les musiciens rock.
Cette tradition internationale, comme toute idée diffusée transnationalement, revêt des formes particulières en fonction des contextes où elle est adoptée. Le rock biélorusse émerge à l’époque soviétique alors que la tradition établie de l’« underground » russe, polonais ou tchèque possède déjà une aura héroïque dissidente. En URSS, le rock produit en dehors du système professionnel étatisé est perçu comme une forme de résistance et de dissidence – quelles que soient les motivations des artistes.
La conformité à cette idéologie doublement contestataire s’impose aux acteurs qui prétendent au statut du « vrai rock underground », donc du rock authentique, surtout sous le régime autoritaire post-soviétique.
Dans mon enquête, j’ai aussi détecté des logiques de politisation d’ordre professionnel (politisation professionnelle, qu’on pourrait aussi appeler politisation « stratégique » ou « par commodité » ou « par concurrence »). Si le rock contestataire biélorusse émerge dans les années 1980 dans le sillage de l’underground russe, ce mouvement se constitue en tant que tel également par distinction. Ainsi, les rockers biélorusses se tournent vers l’expression en langue biélorusse dans un pays majoritairement russophone (surtout dans la « culture urbaine ») et se présentent comme des acteurs de la construction identitaire nationale pour être différents et « compétitifs » par rapports aux homologues russes, déjà bien connus. Ce choix linguistique et identitaire les inscrit en même temps dans la continuité des luttes politiques qui remontent au XIXe siècle, avec la résistance nationaliste à l’Empire russe, et à l’URSS ensuite.
L’image contestataire et non-conformiste est un argument fort dans les luttes symboliques et la concurrence entre les acteurs du rock. Les musiciens du punk DIY, par exemple, mettent en avant leurs prises de position intransigeantes afin de revendiquer le statut de l’avant-garde clandestine. L’image « rebelle et engagée » peut aussi servir à attirer l’attention des médias (surtout étrangers), à capter des ressources en possession des mouvements politiques contestataires, etc. C’est alors dans les logiques de concurrence internes à l’espace du rock qu’il faut chercher l’origine de sa politisation.
Les restrictions imposées par l’État à l’activité artistique sanctionnent les prises de position contestataires mais sont aussi un facteur de politisation.
Le troisième type de logique relève de la captation des artistes et même des mouvements artistiques dans un système de relations et d’interactions qui les lie durablement aux acteurs politiques contestataires (politisation par la captation). Dès les années 1980, le rock « national » s’est inscrit dans le mouvement culturel et intellectuel de la « Renaissance nationale », mouvement qui s’est rapidement politisé. Parmi de nombreux facteurs qui ont favorisé cette inscription on retrouve le travail des militants de la Renaissance nationale qui aspiraient à contribuer à la politisation de la musique contemporaine jeune.
Les activistes des mouvements protopolitiques, qui étaient aussi poètes, journalistes et critiques musicaux, participaient à la production artistique du rock « national », en facilitant l’accès aux modes de production, comme les studios d’enregistrement ou les instruments de musique, mais écrivaient aussi des textes de chansons et soutenaient les groupes dans la presse ou dans le cadre des jurys des festivals organisés à l’époque sous l’égide du Komsomol (les jeunesses communistes soviétiques). La captation dans ce système des relations s’est avérée durable, et a joué un rôle important dans la politisation du rock « national » suite au départ des acteurs issus des cercles de la Renaissance dans l’opposition politique anti-Loukachenko à partir de 1995.
Pour ce qui est de l’anarcho-punk, sa proximité avec les mouvements libertaires dès son émergence au milieu des années 1990 a également contribué à la prégnance des logiques politiques dans son évolution et dans l’activité artistique : la plupart des grandes figures de l’anarcho-punk biélorusse – organisateurs de concerts, mais aussi musiciens ou propriétaires de labels – faisaient parti du noyau dur des mouvements libertaires. Ces mouvements anarchistes pratiquent aussi une sorte de synthèse entre art et politique – inspirés notamment par l’Internationale situationniste française, l’actionnisme russe, les mouvements DIY radicaux américains, anglais et polonais.
Enfin, le quatrième ensemble des logiques de politisation est relatif à la censure. Les restrictions imposées par l’État à l’activité artistique sanctionnent les prises de position contestataires mais sont aussi un facteur de politisation. En effet, lorsque la censure (comprise dans un sens large, à savoir l’ensemble des formes d’intervention étatiques dans la production culturelle) est exercée d’une manière et dans un contexte qui suggèrent son caractère politique, l’activité censurée est requalifiée en activité politique : il y a donc une politisation. La censure favorise l’interprétation et la surinterprétation politique de l’objet censuré. Elle offre une caution, un gage de la conformité à l’image héroïque rebelle et non-conformiste (une forme de « street cred » politique).
Il faut enfin souligner que l’emprise respective de ces quatre logiques varie en fonction de la période, mais aussi en fonction de la position sociale des acteurs qui composent ces mouvements artistiques. Ces logiques peuvent entrer en jeu simultanément ou alternativement. Mais elles accompagnent la normalisation de la politisation du rock, politisation qui est a priori une forme de transgression – transgression de la frontière entre les espaces sociaux différenciés, entre les mondes sociaux, entre les types d’activité séparés par la division du travail.
Ces conclusions ne visent aucunement à sous-estimer l’engagement personnel des artistes, mais à l’expliquer en en proposant une image plus complète. Si les humains sont certes des individus créatifs et relativement libres dans leurs choix, ils sont aussi des êtres sociaux qui agissent dans un monde social façonné par l’histoire des choix passés, par les configurations des relations et par des intérêts multiples. Les propriétés sociales et la position dans ce monde traversé par des relations façonnent aussi l’identité d’un individu. Cette composante sociale de l’identité est pourtant rarement évoquée lorsqu’on parle des artistes, et a fortiori des artistes engagés.