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Les Appalaches, fabrique du vote républicain ?

Historien

Depuis mardi Netflix diffuse Hillbilly Elegy, adaptation d’un roman autobiographique de J. D. Vance qui dresse un tableau stéréotypé des Appalaches, décrites comme une région d’arriérés archaïques. Certains ont vu dans ce best-seller une explication à l’engouement des électeurs des Appalaches pour Trump. Cependant, en associant le conservatisme, le racisme et la pauvreté à une identité régionale, on ne peut pas comprendre les défaillances étatiques structurelles à l’origine de tout cela.

Depuis ce mardi 24 novembre la plateforme de streaming Netflix propose le film Hillbilly Elegy, adaptation cinématographique d’un roman autobiographique à succès qui dresse le portrait du conservatisme et du racisme des Appalaches. Paru quelques mois avant les élections présidentielles de 2016, ce film avait été ensuite mobilisé pour expliquer le succès de Donald Trump auprès des ouvriers et des ruraux blancs des Appalaches et de la Rust Belt. La sortie de ce film, alors que la région s’est de nouveau tapissée de rouge, témoigne de la persistance des stéréotypes sur les Appalaches et de leurs usages politiques dans la société états-unienne.

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Dans Hillbilly Elegy: A Memoir of a Family and Culture in Crisis, J. D. Vance fait le récit de son parcours, depuis les zones rurales du Kentucky appalachien jusqu’aux bancs de la faculté de droit de l’Université de Yale. Rythmée par les relations sans lendemain d’une mère accro aux opiacées et dépressive, l’enfance de Vance se passe principalement à Middletown, dans l’Ohio, où sa famille est venue s’installer pour travailler dans les aciéries de la ville. Il est élevé par ses grands-parents pour échapper à un foyer familial qu’il décrit comme dysfonctionnel. Originaires du Kentucky, ceux-ci incarnent dans le récit l’identité et la culture du sud des Appalaches, région montagneuse, rurale et minière allant de la Virginie occidentale au nord de la Géorgie et passant par le Kentucky, le Tennessee et les Caroline du Nord et du Sud. J. D. Vance est encouragé par sa grand-mère pendant son adolescence à entrer dans l’armée. Il loue l’impact bénéfique sur son parcours de la discipline militaire, qui lui donne la confiance et la légitimité nécessaires pour s’inscrire, à son retour d’Irak, à l’Université d’Ohio, puis à Yale.

Dans ce texte à mi-chemin entre autobiographie et sociologie grand public, l’environnement dans lequel J. D. Vance a grandi, entre Ohio désindustrialisé et Kentucky rural, sert de toile de fond au portrait des Appalaches qu’il entend peindre, un monde fait d’addiction aux antidépresseurs, d’alcoolisme, de régimes alimentaires peu sains, ainsi que de violences conjugales et de racisme à peine dissimulé. Cette histoire de vie, incarnée dans des personnages attachants et hauts en couleur, fait de la pauvreté une situation sociale inhérente à la région et responsable du conservatisme et du racisme de la population blanche qui l’habite. Véritable succès de librairie, demeuré de longues semaines dans la liste des meilleures ventes du New York Times, Hillbilly Elegy est salué par la critique qui y voit l’explication de l’engouement des électeurs des Appalaches pour le candidat républicain : les frustrations économiques des « petits blancs » auraient trouvé en Donald Trump leur champion.

Hillbilly Elegy reprend une association courante entre l’appartenance régionale, l’identité blanche et le vote républicain.

Alors que Donald Trump vient de remporter largement les grands électeurs du Kentucky, du Tennessee et de l’Ohio, dont les comtés appalachiens ont particulièrement voté en sa faveur, et que Mitch McConnell, sénateur du Kentucky et chef du Parti républicain au Sénat, s’érige en fervent défenseur de l’illégalité de la victoire démocrate, l’adaptation de Hillbilly Elegy vient rappeler la prégnance des stéréotypes sur les Appalaches dans la culture populaire depuis la fin du XIXe siècle aux États-Unis. Ces « hillbillies », relate J. D. Vance, sont les descendants des immigrés protestants irlandais qui s’installent dans la région à partir de la fin du XVIIIe siècle.

Le hillbilly incarne la figure du montagnard arriéré, rétrograde et archaïque, à la fois auto-suffisant et isolé de la modernité urbaine états-unienne. Ils étaient auparavant dépeints en fabricants de whisky frelaté et appartenant à des clans familiaux qui règlent leurs contentieux dans le sang. Ils le sont aujourd’hui comme des « poor white trash », des Américains intolérants, vivant dans des taudis ou des mobil-homes, déjeunant au Cracker Barrel (emblématique chaîne de fast food qui reproduit l’univers du Sud) et écoutant de la country music. Lui-même originaire des Appalaches, J. D. Vance tisse ces représentations autour de son histoire personnelle : son grand-père affiche une méfiance tenace à l’égard des politiques fédérales, sa grand-mère tient toujours une arme près d’elle et les remarques racistes sont quotidiennes. Hillbilly Elegy reprend une association courante entre l’appartenance régionale, l’identité blanche et le vote républicain. L’ouvrage construit ainsi la région comme étrangère et essentiellement différente du reste de la nation.

Vance masque les diversités internes à la région, contrairement aux chercheurs en sciences sociales, qui s’opposent explicitement aux stéréotypes véhiculés par Hillbilly Elegy et à leur utilisation médiatique. L’essentialisme racial et l’identification de la région à la seule population blanche met d’abord à distance une ancienne présence africaine-américaine. Si elle ne représente que 6 % de la population des Appalaches en 1940, elle est particulièrement nombreuse dans les mines de charbon, où 19,1 % des Africains-Américains sont employés en 1930. Loin d’un conservatisme inhérent, la région connut également des grèves de mineurs écrasées dans le sang pendant la Grande Dépression, comme la répression des ouvriers du comté de Harlan, dans le Kentucky, en grève en 1931-1932 et en 1973.

L’exploitation intensive et ancienne des ressources minières des montagnes appalachiennes suscite aujourd’hui une forte opposition face au désastre écologique et sanitaire que représentent les mines à déplacement de sommet (mountain top removal). Les luttes environnementales se nourrissent de la mémoire du labeur dans les mines de charbon qui correspond peu au portrait rétrograde des Appalachiens dressé dans le livre. Comme des milliers d’Appalachiens après la seconde guerre mondiale, c’est ce travail minier et la mise en échec de ces luttes sociales que le grand-père de J. D. Vance a pourtant fui en se rendant dans les industries qui se trouvaient plus au nord.

Malgré une ambition documentaire et sociologique affichée par le sous-titre, l’expérience personnelle de l’auteur appuie ainsi des généralisations qui rendent peu compte d’une complexité historique, sociale et géographique irréductible au vote réactionnaire. La sortie du film Hillbilly Elegy après les élections de 2020 vient plus encore rappeler que ces simplifications ont un rôle proprement politique au sein de la société états-unienne.

Comme le soulignait de manière éclairante le sociologue Isaac Martin après la victoire de Donald Trump en 2016, la dénonciation de l’archaïsme de la population blanche pauvre en général et des Appalachiens en particulier permet de toujours mieux faire oublier le racisme institutionnel et rampant des élites. La naturalisation de la pauvreté et du racisme décrite par Vance et diffusée par Netflix ne s’adresse pas à la population rurale et ouvrière qu’il dépeint, mais bien à un public rassuré d’apprendre que la situation d’une partie de l’Amérique est moins le résultat de défaillances étatiques structurelles que de défauts intrinsèques à la population appalachienne.

J. D. Vance rejette explicitement la pauvreté structurelle des Appalaches pour mieux condamner l’irrationalité économique des habitants de la région, reprenant des stéréotypes courants sur les populations paupérisées.

Dans un récit qui tient plus de l’histoire d’un self-made man méritant que de la trajectoire sociologique dûment analysée d’un transfuge de classe, J. D. Vance présente son parcours comme le résultat d’une volonté individuelle tenace. Il rejette explicitement la pauvreté structurelle des Appalaches pour mieux condamner l’irrationalité économique des habitants de la région, reprenant des stéréotypes courants sur les populations paupérisées que le sociologue Denis Colombi a bien étudiés dans le cas français : si les Appalachiens sont pauvres, c’est en raison d’une mauvaise gestion de leur budget, trop souvent dilapidé dans des achats ostentatoires et de la mauvaise alimentation leur causant des frais de santé qu’ils ne peuvent pas s’offrir.

Des études mettent pourtant fréquemment en avant l’importance de la précarité économique. Ainsi, en 2014, alors que 15,6 % de la population nationale vit sous le seuil de pauvreté, cette proportion s’élève à 19,7 % dans les zones appalachiennes de l’Alabama, du Tennessee, du Kentucky, de la Virginie et de la Virginie Occidentale. C’est d’ailleurs dans la partie orientale montagneuse du Kentucky, où l’auteur situe le cœur de la culture appalachienne, que le taux de pauvreté est le plus élevé (25,4 %). Au prisme du personnage de sa mère, il déplore également par exemple la faible volonté de sortir de la dépendance aux opioïdes, alors que l’addiction aux antidouleurs est un mal endémique qui ronge la région. Les campagnes promouvant des produits pharmaceutiques à base d’opiacés ont été en effet particulièrement agressives dans les Appalaches pendant les années 1990 et 2000, entraînant une hausse remarquable des taux de mortalité par overdose, notamment en Virginie Occidentale et dans le Kentucky. Depuis 2010, la régulation tardive de l’accès à ces médicaments n’a fait qu’en réorienter la consommation vers le marché illégal.

Dans une Rust Belt émaillée d’usines désaffectées, J. D. Vance met bien en avant le rôle de la désindustrialisation depuis la fin des années 1970 dans la situation précaire de sa famille, comme dans les frustrations et le sentiment d’abandon qui motivent le vote conservateur dans la région. Contre une vision qui ferait des Appalachiens des victimes d’entreprises lointaines et d’un État sans visage, Hillbilly Elegy érige cependant l’éducation et la religion comme moyens premiers pour les Appalachiens de s’élever socialement. Au fond, c’est bien la parabole morale de la responsabilité individuelle et du labeur qui est contée ici.

Cette interprétation culturelle est ancienne et constituait la matrice des savoirs scientifiques qui visèrent à réduire la pauvreté après la seconde guerre mondiale. Lorsque Lyndon B. Johnson se rend dans les Appalaches en 1964 pour constater la misère dans laquelle vivent les ruraux de la région, cette « culture de la pauvreté » héritée de la sociologie d’Oscar Lewis fonde la guerre que le président entend mener contre la pauvreté. Depuis les années 1980 et la présidence de Ronald Reagan, elle soutient en revanche un retrait continu de l’État social et des politiques de réduction des inégalités.

Dans la segmentation du corps électoral en blocs d’électeurs aux dépens des intérêts collectifs, analysée par Paul Schor dans un article d’AOC, le portrait régional de Hillbilly Elegy dédouane ainsi à la fois le Parti démocrate et le Parti républicain de l’abandon économique et politique des Appalaches au niveau fédéral. Pourquoi, en effet, chercher à attirer leurs bulletins de vote si leur conservatisme est si solidement ancré ?

Après avoir été rendues en partie responsable de l’élection en 2016 de Donald Trump, elles sont aujourd’hui condamnées pour avoir prolongé une allégeance conservatrice que J. D. Vance décrit comme naturelle. L’adaptation au cinéma d’un livre qui a rencontré un tel succès commercial et politique participe à légitimer dans la culture populaire l’absence d’intervention fédérale dans la réduction de la pauvreté des Appalaches, cette autre Amérique que les Démocrates et les progressistes peinent à appréhender autrement qu’à travers le prisme de la faillite morale et individuelle.


Manuel Bocquier

Historien, Doctorant en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)