Faut-il debunker ces pseudo-debunkers qui nous debunkent ? – Les gardiens autoproclamés de la science (1/2)
Galilée : … Nos calculs à nous, astronomes, se heurtent depuis quelques temps à de grandes difficultés. Nous y utilisons un très ancien système, qui semble en parfait accord avec les principes de la philosophie mais non hélas avec les faits… Vous plairait-il Messieurs de commencer par un coup d’œil sur les satellites de Jupiter… ?
Le philosophe : Je crains que cela ne soit pas aussi simple. Monsieur Galilée, avant de passer aux applications de votre célèbre tube, pourriez-vous nous accorder le plaisir d’une discussion ? Notre thème serait : de telles planètes peuvent-elles exister ?… de tels astres sont-ils nécessaires ?… L’univers tel qu’il est décrit par le divin Aristote… est un édifice d’une telle ordonnance et d’une telle splendeur que nous devrions sans doute hésiter à en déranger l’harmonie.
Galilée : Eh bien, ces astres aussi impensables que privés de nécessité, si votre Altesse les voyait dans cette lunette ?
Le mathématicien : Il serait alors tentant de répondre que votre tube montrant quelque chose qui ne peut être serait un instrument peu digne de confiance. Vous saisissez ?
Galilée : Je suis habitué à voir ces Messieurs de toutes les Facultés fermer les yeux devant tous les faits, et faire comme si de rien n’était. Je montre mes relevés et l’on sourit, j’invite à utiliser ma lunette afin qu’on puisse se convaincre, et l’on me cite Aristote. Mais lui n’avait pas de lunette !
Le philosophe : Votre Altesse, Mesdames, Messieurs, je me demande vraiment à quoi la vérité peut nous conduire.
Le philosophe explosant : Monsieur Galilée, la vérité peut nous conduire fort loin.
Bertold Brecht, La Vie de Galilée [1]
Certaines vérités sont difficiles à regarder en face. Si notre livre Les Gardiens de la raison [GDR], publié le 24 septembre 2020 aux éditions de la Découverte, est une lunette astronomique, peut-être ses lentilles sont-elles faites d’une matière trop ironique pour certains ; peut-être montrent-elles un alignement des astres entre l’industrie et le mouvement pro-science trop difficile à admettre ? Ou bien a-t-on fait simplement trop de bruit autour de ce livre ? L’ouvrage, il est vrai, a suscité un afflux de réactions positives et une couverture médiatique que nous n’avions pas anticipés.
Pris dans le flot d’une rentrée éditoriale très axée sur la science, et coincés entre la promotion du dernier livre de Didier Raoult [2] aux éditions HumenSciences et le nouvel opus d’Etienne Klein chez Gallimard [3], nous ne pensions pas que notre travail rencontrerait un tel écho. De nombreux lectrices et lecteurs (ingénieur·es, chercheur·euses, enseignant·es, journalistes mais aussi amateur·trices de sciences) nous ont écrit. Les uns pour nous dire que le livre avait pour eux une résonance particulière et positive, les autres pour nous inviter à présenter notre point de vue.
Notre but était au départ pourtant très circonscrit, à la limite du confidentiel. L’ouvrage montre comment l’industrie a su prendre le tournant de la mode du fact-checking, de la lutte contre les fake news et de l’éducation à la « bonne science » pour manipuler l’opinion. Il aborde frontalement une question gênante : comment, après des années d’affaiblissement et d’absence de réflexivité sur les mots d’ordres favorables à l’innovation technologique, le mouvement rationaliste se trouve désormais aligné sur les stratégies des consultants en relations publiques. Au point d’être considéré par Monsanto comme un relais dans le débat public, ainsi que le montrent les « Monsanto Papers ».
L’amateur de sciences comme nouvel horizon du lobbying
Le livre détaille, par exemple, comment des argumentaires élaborés par des consultants du tabac finissent dans des revues tenues par des défenseurs bénévoles de la science. Il décrit comment des firmes investissent les réseaux sociaux et nourrissent plus ou moins directement des comptes Twitter « pro science » influents via ce que l’on appelle des « fermes de contenu ». Il y est aussi raconté comment certains usages du rationalisme par les milieux conservateurs américains (comme la défense de thèses antiféministes au nom de la science) ont fini par percoler et s’attirer les grâces d’intellectuels ou de chercheurs français plutôt classés à gauche. Il s’aventure, enfin, dans la zone mondaine de la science où de nombreux lobbyistes patrouillent de cocktails en conférences sur l’avenir du pilotage de la recherche et la « bonne communication » de ses résultats au public et aux décideurs.
Point sans doute le plus important : le livre décrit ces phénomènes en espérant que les choses changent et que certains amateurs de science parviennent à infléchir ces tendances. Car ceux-ci ont plus souvent été pour nous des sources d’information que des acteurs à critiquer.
En se donnant pour objet ces évolutions, le livre a connecté différents publics qui se posaient jusqu’ici des questions dans leur coin : des biologistes s’interrogeant sur la montée abusive des références à la génétique ou au darwinisme dans l’espace public, des physiciens alarmés par la caution apportée par certains de leurs pairs aux industriels, des scientifiques défenseurs des abeilles et de la biodiversité, des amateurs de sciences sociales. Il a aussi intéressé des lecteurs de travaux sur le lobbying qui constatent l’évolution des techniques de relations publiques, des militant.es féministes qui font face à un regain des discours d’apparence scientifique destinés à naturaliser les rapports de genre.
Venant percuter l’instruction de la nouvelle loi de programmation de la Recherche (LPR), il a également suscité un débat important, jusqu’à l’Assemblée nationale, sur la question de l’information scientifique. Il a nourri les interrogations sur la possible importation en France du Science Media Centre, une organisation chargée de délivrer clefs en main une information scientifique aux journalistes et qui s’est avérée mortifère pour la profession de journaliste scientifique Outre-Manche. Il a aussi suscité des rencontres et des invitations que nous espérons reprendre après ce reconfinement et qui nous permettront d’aborder d’autres aspects du livre.
Sans trop de surprises, le livre a aussi hérissé certaines personnes citées dans l’ouvrage. Pour l’heure, l’immense majorité des réactions négatives sont de leur fait ou de celui d’adhérents de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), à laquelle nous consacrons de nombreuses pages. Parce qu’il porte précisément sur la zone de contact entre des engagements bénévoles au nom de la science et des professionnels du lobbying, le livre risquait « de choquer des engagements sincères, de heurter ceux qui donnent de leur temps pour faire progresser l’idéal scientifique auprès de différents publics », écrivions-nous dans l’introduction [GDR, p. 13].
Nous n’avons, hélas, pas été déçus sur ce point. Un fichier des épreuves du livre, pourtant exclusivement destiné à la presse, fut récupéré de façon détournée avant publication, et diffusé largement parmi nos « gardiens autoproclamés de la science ». Ce détail a son importance car cette mise en circulation a facilité des lectures numériques très sélectives à coups de « CTRL+F », et des personnes mentionnées ont réagi à chaud à des passages où ils étaient mentionnés sans jamais discuter le livre, que ce soit dans son ensemble ou sur le fond.
Au sein de la constellation d’acteurs décrits dans l’ouvrage, quelques-uns ont choisi de se fendre de leur propre texte ou de leur thread (série de tweets) pour dire à quel point nous avions mal rendu compte de leur engagement sincère pour le bien commun. Ainsi, ces personnes ont décidé de nous « débunker » (comme on dit dans le milieu des pseudo-rationalistes), de dénoncer nos prétendus biais en montant en épingle quelques imprécisions ou erreurs factuelles dans des textes fleuves. Pour eux, une erreur sur le nom du laboratoire de rattachement d’un chercheur est brandie comme la preuve définitive que notre enquête serait fausse dans son ensemble.
Nous avons bien sûr tenu compte de toute erreur éventuelle (« que se passerait-il dans le monde académique si chaque livre était décortiqué de la sorte, ligne à ligne, par un lectorat intéressé à la destruction de ses auteurs ? », nous faisait remarquer amicalement un philosophe des sciences, amusé par tant de zèle). Nous intégrons de bonne foi corrections et remarques au fil des réimpressions du livre afin de produire un compte-rendu plus juste de la réalité. Pour reprendre la métaphore de Brecht, nous sommes preneurs de tout ce qui permet d’améliorer la netteté de la prise de vue de notre « tube », en laissant cependant notre lunette fixée sur l’évolution de la planète pseudo-rationaliste.
Mais un doute subsiste : ces critiques visent-t-elles à améliorer une description et un constat, ou à ternir des réputations en empêchant le débat interne à la mouvance des militants de la science ? Car il n’en reste pas moins que les phénomènes observés existent. Et sur ce point, nous faisons face à un quasi silence radio. Le livre raconte, par exemple, les usages politiques douteux que l’ancien président de l’AFIS, Jean Bricmont, fait depuis plusieurs années de sa réputation acquise à travers l’affaire Sokal.
Qu’ont ces youtubeurs et tweetos prétendument défenseurs de la science à en dire ? Soutiennent-ils toujours une journaliste qui prétend, au nom de la rigueur scientifique et au lendemain de la tuerie de Christchurch (Nouvelle-Zélande), que le « grand remplacement » n’est pas une théorie mais un fait qu’il faudrait s’attacher à mieux documenter ? Qu’ont-ils à dire de l’existence, sur la place parisienne, d’agences de micro-influence dont un responsable nous explique en entretien adorer le contact avec les youtubeurs sceptiques (en donnant au passage le nom d’un des plus célèbres d’entre eux) ? Qu’ont-ils à dire sur les discours haineux, confinant à l’insulte, portés à l’encontre de certains journalistes ?
Qu’ont-ils à dire sur un raisonnement trompeur, dans une revue d’amateurs de science (Science & pseudo-sciences), étayé par une référence à une fausse revue scientifique créée par un groupuscule américain d’extrême droite ? Trouvent-ils acceptable d’y voir cité comme un « ouvrage de référence », un livre publié à compte d’auteurs par des consultants de Philip Morris et de think tanks libertariens américains ? Qu’ont-ils à dire sur le recours systématique, dans cette même revue, à des consultants ou des salariés de l’agro-industrie pour trancher des débats sur l’alimentation, l’agriculture, les effets sanitaires et environnementaux des pesticides ?
Rien. Pour le moment, on ne nous répond rien sur ces éléments de fond incontestables qui montrent l’urgence qu’il y a à reconstruire une autonomie du milieu rationaliste. On fabrique du doute en multipliant des attaques sur des micro-détails. On nous accuse d’être complotistes en cochant tous les éléments de langage que nous avons représentés avec malice sous la forme d’un « Bingo des gardiens de la raison » [GDR, p. 165].
Panique à bord et indignation à géométrie variable : quand l’AFIS et ses Amis relaient les sites des partisans de Dieudonné
Jean Bricmont se défend d’être aujourd’hui proche d’Alain Soral, mais nous répond depuis « Le Média pour Tous », un site animé par Vincent Lapierre. Cet ancien bras droit du polémiste antisémite, lauréat de trois quenelles d’or que décerne Dieudonné, a pris ses distances avec le mouvement de M. Soral, Égalité et Réconciliation, pour des « fâcheries à propos de droits d’auteurs et de diffusion », comme le souligne le syndicat SUD. Cela ne suscite aucune interrogation. Mieux encore, les sites de l’AFIS, du youtubeur Thomas Durand ou de la politologue Virginie Tournay [4] pointent désormais dans leurs propres réponses vers ce site comme si de rien n’était.
Autre site référence pour les défenseurs de la science : le blog de « Wackes Seppi », tenu par un ancien cadre de l’Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV), André Heitz, condamné pour diffamation suite à la plainte du journaliste de télévision Paul Moreira, et qui, par un magnifique retournement de sens, nous compare à Goebbels ou à Torquemada. Un militant de l’AFIS insinue même que notre livre irait dans le sens de l’extrême droite en citant des passages de textes de Soral, comme si l’un de nous n’avait pas eu à rédiger son lot d’articles contre l’extrême droite et l’antisémitisme et à récolter les menaces qui vont avec [5]. Non, les Amis et membres de l’AFIS n’ont manifestement rien à dire à propos des sorties de Jean Bricmont sur Marine Le Pen ou Israël et que nous relatons dans le livre en détail [GDR, p. 235].
Comme le livre dénonce justement une « trollisation » de l’espace public, la violence des trolls n’a pas été la plus étonnante des réactions à nos yeux (et aussitôt le livre paru, nous avons eu droit à des raids sur nos fiches Wikipedia, à des volées d’avis négatifs non certifiés sur Amazon, à une tempête de tweets injurieux et mensongers, etc.). Non, le plus inquiétant pour le débat public, c’est que ceux-là mêmes qui répercutent ironiquement ces attaques ne s’offusquent en rien que certains gardiens autoproclamés de la science que nous citons défendent l’eugénisme ou des thèses naturalistes fumeuses au nom de la génétique.
Loin de nous l’idée de balayer les réactions des personnes citées d’un revers de main. Mais à qui répondre pour que cela soit un tant soit peu utile malgré tant de cécité face aux circonvolutions de la planète AFIS ? À « La Tronche en biais », un youtubeur qui a peut-être raison de dire que nous avons traité trop rapidement du travail de vulgarisation qu’il a opéré ces dernières années, mais qui n’est mentionné dans l’ouvrage que sur quelques lignes ? Un youtubeur pas vraiment engageant comme interlocuteur ou comme point d’entrée dans le débat : quelques jours avant la sortie du livre, il s’était illustré en invitant une internaute critique de ses positions sur le genre à « aller se faire cuire le cul ». Aussi, il venait de laisser la parole pendant deux heures à l’essayiste Peggy Sastre dans une de ses vidéos – elle y faisait, au nom de la science, la promotion de ses thèses anti-féministes et pseudo-évolutionnistes (il a dû retirer la vidéo suite à la bronca sur Twitter [6]).
Faut-il répondre à Jean Bricmont ou à ses amis qui nous écrivent des courriels pour savoir pourquoi nous avions si méchamment critiqué Viktor Orban en écrivant qu’il avait muselé les philosophes ? Doit-on vraiment écouter Franck Ramus qui prétend avoir simplement été « membre du comité de parrainage de l’AFIS », se cantonnant à « un rôle purement symbolique [7] » alors qu’il a rédigé près de 90 pages de contribution pour la revue de l’association depuis 2007 ? Faudra-t-il répondre à chaque adhérent de l’AFIS qui se fendra d’un billet haineux ou alambiqué alors que nous avons détaillé dans le livre pourquoi nous ne considérions plus cette association comme une source fiable du fait d’une série d’articles douteux et d’une déviation de son origine ancrée dans l’éducation sociale à la science ? Plus fondamentalement, faut-il répondre et entretenir une prise, un espace de tensions et d’échange d’arguments portant sur des éléments qui ne touchent pas le mouvement de démonstration général du livre et corriger chaque énoncé faux tenu sur Twitter, YouTube ou un blog ?
Nous pourrions y passer notre vie. Si nous restons tous trois ouverts à tout débat avec d’autres personnes de bonne foi, nous ne répondrons donc qu’une seule fois aux textes des Amis de l’AFIS en guise de postface en ligne. Afin de rester lisibles, nous le faisons en articulant un propos général dans le texte et des notes de bas de page assez longues, qui répondent au maximum de points sur lesquels nous aurions prétendument été pris en faute. Aussi, les amateurs de debunking pourront parcourir cette réponse sur deux niveaux : d’abord pour aborder le cœur de notre propos et ensuite pour relever fastidieusement, point par point, si nous avons répondu à une soixantaine de détails, dont la majorité tient de la stratégie de l’homme de paille. Nous présentons par avance nos excuses pour tout oubli. Mais, même en nous limitant à trois points de réponses pour les douze principales attaques rédigées par les Amis de l’AFIS, notre réponse représenterait un texte illisible en 36 points (sans compter une trentaine de points sans lien entre eux que relève Jean Bricmont).
Cet usage dévoyé de la critique scientifique, qui consiste à multiplier les discussions de détails et les citations tronquées sans discuter l’ensemble de la démonstration a un nom : l’hyper-criticisme. Cette méthode n’est pas rationnelle et illustre précisément ce que nous décrivons dans le livre. Brouiller les débats en les polarisant de manière faussée autour d’éléments secondaires, créer la distraction en parlant de tout sauf du fond, triompher d’un ennemi caricatural que l’on a soi-même créé en charcutant deux phrases pour mettre de côté toute la chronologie des faits… Si d’aventure le doute subsistait en nous, ces réactions marquent l’enterrement de notre espoir de voir des débats sur des sujets complexes exister sur Twitter.
Nous préférons nous déplacer vers le monde des textes écrits et articulés autour de faits et d’arguments. Afin qu’ils se fassent leur propre idée, nous invitons ceux qui n’ont pas encore lu le livre à privilégier sa lecture directe et non la consultation d’extraits tronqués, jetés en pâture à des « followers » ; car, bien souvent, les réponses réunies dans cette postface en ligne figurent déjà dans le livre lui-même.
Oui, l’AFIS a contribué activement à l’introduction du climato-scepticisme en France
Dans Les Gardiens de la raison, nous décrivons comment l’AFIS a joué un rôle actif dans l’introduction du climato-scepticisme en France. Nous citons pour cela plusieurs exemples : la publication, début 2008, d’un article du consultant Charles Muller (pseudonyme de Charles Champetier, ancien bras droit d’Alain de Benoist au sein de la revue d’extrême-droite Eléments), l’animation d’une réunion par l’antenne nantaise de l’AFIS le 2 décembre 2008 autour des « effets de la rotation de la Terre sur le climat », mais aussi des recensions d’ouvrage.
L’AFIS nie ce constat. Dans un premier texte publié dès la sortie du livre sur le site de l’AFIS, il nous est reproché, à l’appui d’un diagramme Google Trends différent de celui que l’on pouvait obtenir au moment de la collecte de certaines de nos données en 2017, de mal interpréter l’effet de la parution du papier de Charles Muller. Peut-être la base d’indexation de Google a-t-elle changé entretemps ? Mais notre graphique est également proche de ce que l’on peut obtenir aujourd’hui avec une autre source, le site Europresse, qui répertorie l’essentiel des articles de presse (et témoigne d’une réactivité médiatique dès l’année 2008 sur le sujet).
Surtout, cette focalisation autour de Google Trends obscurcit le débat : on nous objecte que l’AFIS n’aurait joué aucun rôle dans la diffusion du climato-scepticisme car nombre d’articles de presse seraient antérieurs à la publication de leur premier article climato-sceptique. Non seulement ce fait est explicitement mentionné dans notre livre [GDR, p. 52, note (a)] mais notre argumentation repose sur tout ce qu’a produit l’AFIS sur plusieurs années ! Pour documenter notre propos, nous précisions que l’association avait cautionné le mouvement climato-sceptique en publiant de nombreuses recensions complaisantes, voire élogieuses, d’ouvrages niant la réalité du réchauffement anthropique [GDR, p. 54].
Fallait-il en faire la liste exhaustive pour être entendu (on peut en trouver une revue de presse en 16 épisodes ici) ? Le numéro 292 propose une recension complaisante du livre de Christian Gérondeau, « CO2 un mythe planétaire ». Le numéro 294 : du livre « Le Giec est mort vive la science ! » de l’ultra-libéral Drieu Godefridi, fondateur de l’Institut Hayek. Dans le numéro 291 se trouve un article sur les pseudo-théories du réchauffement lié au soleil…
Dans le même esprit, Yann Kindo, un adhérent de l’AFIS, multiplie sur son blog la citation d’articles défavorables au climato-scepticisme dans la revue de l’AFIS. Mais ils ont tous été publiés récemment. Ici, tout est question de chronologie. Ce professeur d’histoire devrait pourtant y être sensible. Nous écrivons nous-même que, depuis quelques années, « la revue a affirmé la réalité du réchauffement anthropique » [GDR, p. 55]. L’AFIS d’aujourd’hui n’est pas climato-sceptique, et tout le monde en convient. La question que nous soulevons dans le livre est de savoir quel rôle a joué la revue dans le débat sur l’évolution du climat, jusqu’en 2010 et même au-delà. Et ce, alors que près de « 600 chercheurs avaient signé une lettre ouverte » pour s’alarmer du traitement de la question climatique dans l’espace public.
Les prises de position de l’AFIS sur le climat s’inscrivaient dans une longue histoire d’hostilité de l’association vis-à-vis des positions écologistes. Pendant longtemps, une partie du mouvement rationaliste français a associé l’alerte sur le réchauffement climatique à une lubie environnementaliste. Un point aujourd’hui suffisamment documenté pour que les gens qui connaissent le sujet ne s’y trompent pas. Et si l’un de nous (SF) a fait lui-même évoluer le compteur bibliométrique en utilisant le terme climato-scepticisme dans ses articles dès 2007, ce ne fut jamais pour donner la parole aux théories fumeuses des sceptiques (contrairement à l’AFIS) mais pour les dénoncer comme telles et relayer la parole des scientifiques qui travaillent sur le sujet. L’AFIS d’aujourd’hui peut se cacher derrière la figure de son tout nouveau président, le climatologue François-Marie Bréon, mais il n’en a pas toujours été ainsi.
Si l’AFIS reconnaît désormais pleinement la gravité du réchauffement en cours, c’est essentiellement pour défendre la technologie qui, parce qu’elle dégage effectivement moins de CO2, est censée nous sauver du désastre : le nucléaire. Nous n’entrerons pas ici dans le débat compliqué sur la place du nucléaire dans le mix énergétique, mais il est loin d’être certain que le développement éperdu de l’énergie nucléaire soit un rempart contre le réchauffement – pour des questions techniques et industrielles, mais aussi économiques et géopolitiques. L’AFIS n’a tiré de tout cela aucune conséquence réflexive sur son rapport à la technologie.
On est encore loin d’une prise de conscience en son sein de l’avancée des sciences environnementales. Il suffit d’ailleurs de décaler le débat d’un centimètre – par exemple pour évoquer la question des déchets nucléaires ou des effets de la pollution sur la santé – pour voir resurgir une hostilité à l’égard d’une approche scientifique des effets de la technologie sur la santé et l’environnement. Nous multiplions les exemples dans le livre. Un chapitre entier est consacré à la façon dont l’AFIS a contribué à l’importation en France d’une fable industrielle construite dans les milieux industriels américains sur l’interdiction du DDT.
Sur ce sujet comme sur bien d’autres, le glyphosate notamment [8], elle a recouru à la même rhétorique : assimiler les lanceurs d’alerte à des hystériques écologistes et défendre aveuglément l’application industrielle des technologies. Le livre montre comment l’AFIS a colporté cette fable qui prétend que l’usage du DDT aurait été interdit en raison de la pression écologiste, au détriment de la lutte contre les maladies. Or l’insecticide n’a jamais été interdit dans ce cadre ; il a été abandonné notamment en raison de résistances au DDT dans certaines populations de moustiques, du tarissement des financements dévolus à la lutte contre le paludisme et d’un manque de leadership sur le sujet de la part de l’Organisation mondiale de la santé. Comme le montre le travail de Naomi Oreskes, cette histoire a été produite outre-Atlantique par des consultants pour contrer la critique environnementaliste. Elle repose notamment sur une confusion sciemment entretenue entre usages agricoles et usages sanitaires du DDT.
Plusieurs articles de l’AFIS ont colporté ce storytelling en France, reprenant les critiques véhiculées à tort à l’encontre de la biologiste Rachel Carson et de son ouvrage Printemps silencieux. En réponse à notre livre, l’AFIS publie en ligne un billet qui cite astucieusement l’unique phrase positive sur Rachel Carson figurant dans l’un de ses articles, paru dans sa revue en 2003 sous la signature de Jean Brissonnet. Un procédé très représentatif de la façon de procéder de l’association. Dans cet article de 2003, la phrase figure entre deux charges contre les écologistes. Printemps silencieux y est présenté en revanche d’un seul souffle comme un coup de marketing, blâmé pour ses « considérations affectives » et accusé d’avoir causé une interdiction responsable de milliers de morts.
La lecture de l’article dans son ensemble [9] permet de constater que Rachel Carson n’est à aucun moment présentée comme biologiste par Jean Brissonnet. Elle est décrite comme l’autrice d’énoncés d’une « naïveté consternante ». Une connexion directe est faite entre la publication de son livre, l’interdiction (imaginaire) du DDT, et des milliers de morts de la malaria. Pire encore : dans un entretien enregistré dont la retranscription a été validée par l’intéressé, Allan Shapira, ancien expert de la lutte contre le paludisme à l’OMS, nous a confirmé que les mouvements écologistes n’ont joué aucun rôle décisif dans la limitation du recours au DDT à des fins de lutte contre le paludisme. Or, dans son dernier article de soi-disant debunking de notre ouvrage, l’AFIS remet en cause l’existence même de cet entretien.
Les industriels aiment piller le vocabulaire scientifique pour enrober leurs organisations de lobbying et entretenir la confusion : ainsi du North American Meat Institute (Institut nord-américain de la viande) pour le lobby de la viande ou de l’American Petroleum Institute (Institut américain du pétrole), qui représente les intérêts des industriels du pétrole et du gaz aux États-Unis. De manière comparable, l’AFIS braconne dans le champ du journalisme et abuse du terme « information » dans sa dénomination. Son fondateur Michel Rouzé était certes journaliste et il rêvait l’AFIS en agence d’« information scientifique ». Mais aujourd’hui, l’association réunit des ingénieurs, des scientifiques et des amateurs de science, pas des professionnels de l’information. Ce qui ne l’empêche nullement de prétendre en diffuser, et ce même quand il lui arrive de véhiculer ou générer de la désinformation.
Oui, il existe une zone de contact entre industrie et bénévoles pro-science. Elle est complexe à décrire, mais elle existe
Notre livre décrit également sur plusieurs pages la façon dont les industriels ont investi les réseaux sociaux pour y diffuser des argumentaires qui prétendent « éduquer à la bonne science ». Comme par exemple Jay Byrne. L’ancien responsable en affaires publiques de Monsanto anime aujourd’hui sa propre agence d’influence numérique (V-Fluence) et une « ferme de contenus » (Bonus Eventus) qui diffusent sur Twitter ou Facebook des chiffres et des slides à prétention savante. Ces contenus dégriffés peuvent ainsi circuler sans mention d’une marque ou d’une entreprise. La France n’est pas en reste sur ce marché de l’influence digitale. Nous rendons compte notamment d’une interview avec un consultant qui nous décrit comment il travaille les réseaux sociaux sur ces enjeux, et comment il recherche, pour ses clients, l’appui de youtubeurs qui animent des chaînes de vulgarisation scientifique.
Or les Amis de l’AFIS nous reprochent d’avoir mis dans un même sac des consultants clairement au service de l’industrie et des youtubeurs ou des acteurs bénévoles [10]. On voit bien l’intérêt que peuvent tirer quelques membres de l’AFIS à se placer au-devant d’une communauté de youtubeurs et prétendre que celle-ci est attaquée, tout comme ils ont le sentiment de l’être. Nous l’écrivons pourtant à plusieurs reprises tout au long du livre : les personnes qui tiennent ces blogs et ces chaînes YouTube ne sont pas toutes payées par l’industrie, bien sûr. Nous l’écrivons jusque dans la conclusion : « Dans leur immense majorité, les adhérents de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), de l’Union rationaliste, des “café‑science” et les animateurs des blogs scientifiques sont de bonne foi. Or c’est justement cette bonne foi, bien plus efficace que des communiqués de presse diffusés par leurs agences de relations publiques, que convoitent les industriels. » [GDR, p. 322].
Au constat de leur présence dans notre description de cette zone de contact, certains Amis de l’AFIS ont crié au « mépris », à la dénonciation « d’idiots utiles », ou à des « insinuations », reprenant là l’antienne classique sur le journalisme d’insinuation en opposition à celui d’investigation – insinuative vs investigative journalism, un schème dont on rêverait qu’un zététicien retrace la circulation. Cette lecture se focalise sur le chapitre 5 de l’ouvrage, intitulé « La trollisation de l’espace public ». Que contient ce chapitre si méprisant à l’égard des youtubeurs ? Il débute par une rencontre avec des internautes pro-science, le plus souvent en thèse de biologie, qui ont été particulièrement virulents à l’encontre des deux journalistes co-auteurs du livre (les termes « menteur militant » et « salopard » ont notamment été employés).
Ce qui est perçu comme du mépris constitue d’abord pour nous un effort de compréhension et d’empathie. Rencontrer les personnes, aller vers l’humain, dépasser les relations par écrans interposés pour comprendre ce qui se joue dans ces échanges, au-delà des insultes : voilà l’intention dont nous aurions pu être crédités par ces tweetos hostiles, parfois menaçants. Et c’est d’ailleurs ainsi que plusieurs lecteurs nous ont dit avoir compris ce chapitre. Mais du côté des Amis de l’AFIS, on fait comme si cette démarche ne venait pas après des tombereaux d’insultes en ligne.
Les descriptions de ces scènes sont « d’une intense médiocrité », des « jugements minables », selon le youtubeur Thomas Durand, pourtant habitué à nourrir des échanges autrement plus virulents sur Twitter. Ce dernier mentionne ainsi une série de phrases coupées de leur contexte. La première porte sur la description d’un étudiant (Bunker D). « Ses yeux roulent comme des billes sombres dans le visage pâle de quelqu’un qui se couche tard et se lève tard. », écrivons-nous. En quoi serait-ce « un jugement minable » que de tenter de retranscrire en une phrase un rythme de vie raconté par l’intéressé lui-même lors de l’entretien ? Le cumul de ses activités de recherche avec l’animation d’un site sceptique l’a effectivement mené à l’épuisement.
Plutôt réflexif, manifestant une forme de recul par rapport à ces échanges, Bunker D se voit donner raison dès l’entame du chapitre. À son propos, nous écrivons : « Historique dans le champ “agri”, l’un des plus éminents même, sans être le plus virulent ni le plus agressif. “Les trolls c’est les autres ?” lui demande-t-on. “Il faudra d’abord définir le terme ‘troll’ dans ce cas-là. Il n’a pas tort : qu’est-ce qu’un troll ? » [GDR, p. 129]. Et le chapitre d’embrayer sur sa proposition de définition d’un troll. On peut faire bien pire en matière de mépris…
Pourtant Thomas Durand tient à tout prix à attester de notre dédain et épingle des passages comme « Mathieu “MJE” Rebeaud change souvent de photo de profil ; certaines ont d’ailleurs été prises par Paul Gosselin / Bunker D. », ou encore « Anthony Guihur parle bien. Mathieu Rebeaud gribouille dans un carnet à spirale où une ligne rouge divise la page en deux. » Écrire que quelqu’un change souvent de photo de profil, gribouille dans un carnet ou parle bien : en quoi ces simples éléments de portraits ou de situations seraient-ils des manifestations de notre mépris ?
Enfin vient une dernière phrase qui fâche visiblement Thomas Durand, sans le concerner : « […] on sent chez lui une curiosité pour le métier de journaliste. Une convoitise, presque. » C’est un point que l’on ne peut pas écarter et qui nous semble juste, significatif. Est-ce du mépris que de pointer la focalisation de ces passeurs de science envers le journalisme « classique » ? Un jeune homme qui exprime de façon répétée, au cours de l’entretien, une envie de faire du journalisme, au point de demander à ce qu’une visite de la rédaction du journal Le Monde soit organisée, est objectivement attiré par le métier de journalisme.
Il n’y a aucun mépris de notre part dans cette description qui témoigne d’un contexte actuel particulièrement tendu, nourri par l’évolution désastreuse du champ scientifique. La plupart des personnes que nous avons rencontrées ou lues pendant cette enquête cumulent à la fois des positions précaires et ultra spécialisées dans la recherche (thèse en fin de financement, Cifre en entreprise au devenir incertain) et une envie de renouer avec un rapport généraliste et positif à la science à travers l’animation d’une chaîne YouTube ou d’un blog. C’est cet effet ciseau entre une science qui n’emploie plus ou n’emploie que de façon incertaine et précaire (et la LPR ne va rien arranger dans les années qui viennent) et l’attractivité factice d’un discours sur YouTube, libéré de ce type de contraintes, qui nourrit un investissement dans la vulgarisation 2.0.
C’est le cas aujourd’hui mais c’était déjà le cas hier : en charge de la question des précaires et des sans-statuts au CNRS, le fondateur de la zététique et du serveur minitel 3615 ZET, Henri Broch, a longtemps été employé sur des contrats courts avec l’armée. Il trouvait dans la zététique un moyen de renouer avec un rapport vertueux et enchanté à la science. C’est en ce sens que nous écrivons à propos de Thomas Durand qu’il est un « docteur en biologie ayant travaillé sur les stress abiotiques du peuplier, mais il intervient sur bien d’autres sujets, comme l’énergie ou les études de genre. »
Il ne s’agit pas de dire que Thomas Durand serait incompétent en tant que vulgarisateur. Cet attrait pour la vulgarisation scientifique prend sens dans des trajectoires d’entrée dans la recherche parfois fragilisées dans le contexte actuel. Mais, très souvent, il passe aussi par un dézonage progressif par rapport aux compétences initiales des personnes. Être spécialisé dans les plantes ne donne pas un brevet en épidémiologie lorsque vient l’heure de parler de glyphosate, par exemple. Le fait d’être ingénieur EDF ou informaticien chez IBM (comme le sont Jean-Paul Krivine et Hervé Le Bars, membres éminents de l’AFIS) non plus, d’ailleurs.
Une fois traitée cette question du mépris, il reste notre tentative de description de cette zone grise entre youtubeurs et agences. Là aussi, on aurait pu nous créditer de décrire un fait rarement pris en compte de façon réflexive par les youtubeurs et tweetos « pro-science », qui utilisent au quotidien des terrains de jeu pensés pour d’autres usages et où officient en permanence des agences de marketing digital.
Comment une chaîne YouTube peut-elle passer de quelques abonnés à 20 000 abonnés en seulement quelques semaines ? Comment un compte Twitter confidentiel mais soufflant dans le (bon) sens du vent pour l’industrie peut soudain se trouver sous les projecteurs de toute une chaîne d’agences de communication et de médias ? Là encore, pas une seule réaction de fond n’est venue de la planète AFIS face à la description de cet univers numérique. C’est pourtant indéniable : l’écologie des réseaux sociaux est travaillée tous les jours par des agences qui utilisent des logiciels comme Traackr.
Cette zone de contact que nous décrivons explique comment un argument figurant dans les « Monsanto Papers » peut finir par circuler sur les réseaux sociaux et être retweeté en toute bonne foi. Nous écrivons nous-mêmes : « Il serait complètement paranoïaque de penser que Monsanto est derrière chaque tweet proglyphosate. Mais il serait tout aussi risible de nier le fait que l’influence digitale est un métier » [GDR p. 146]. Nous nous en tenons à cette ligne de bout en bout.
Si certains peuvent céder à l’illusion que leur seul charisme a fait décoller leur chaîne YouTube, on se permettra de leur rappeler l’existence de centaines de chaînes de vulgarisateurs qui n’ont jamais été relayées ou sont passées inaperçues – parce qu’elles ne parlent pas des sujets qui intéressent l’industrie. Nombre des chaînes qui marchent sont très appréciées pour leur potentiel à se transformer en relais des éléments de langage de l’industrie. Le consultant d’une agence nous raconte volontiers dans le livre la gamme des connexions possibles entre ces amateurs et industrie sur le web : orientation des flux via des comptes Twitter contrôlés par l’agence, achat de vues, scripts données clefs en main pour des vidéos (et le consultant de citer un youtubeur vulgarisateur scientifique en vue payé pour vanter les techniques de construction des tunnels par Bouygues).
Plutôt que de s’acharner sur ceux qui pointent leur lunette sur ce phénomène, les habitants de la planète zététique ne devraient-ils pas plutôt trouver un moyen de produire de la transparence sur ces logiques de connexion ? Ou même qu’ils désertent YouTube et migrent vers des plateformes libres, moins courtisées par les agences d’influence digitale ? Si nous travaillions pour un tabloïd anglais, on aurait pu nous reprocher de ne pas avoir essayé d’amuser la galerie en demandant à un influenceur de jouer le jeu de promouvoir un produit toxique sur Instagram. Mais nous avons, nous semble-t-il, mis suffisamment d’exemples sur la table pour que l’on puisse comprendre comment peut fonctionner cette connexion sans recourir à ce genre d’artifices.
Parmi les comptes Twitter qui relaient les éléments de langage de l’industrie, il existe des personnes payées pour cela : des consultants, comme Gil Rivière Wekstein ou Jean-Paul Oury consultant chez Jin Agency et « en même temps » animateur de The European Scientist qui convie désormais Laurent Alexandre comme éditorialiste. Il existe aussi des personnes sincères dont les comptes, parce qu’ils soufflent parfois dans le bon sens du vent industriel, se trouvent placés sous les projecteurs. L’effet bulle cognitive et bandwagon fait le reste : une meute finit par aboyer après les journalistes gênants. Cette meute mêle consultants, cadres de Bayer et BASF, doctorants en science, journalistes proches du milieu agri, etc.
Comme le résume la salariée d’une agence dans le livre : « La création de contenu est un hobby qui lui donne l’air authentique par sa nature non professionnelle. Cette spécificité doit être prise en compte : peu importe si votre influenceur pratiquant de sport automobile recommande vos outils dans un garage mal éclairé avec des mains grasses ou si votre utilisateur de matériel de sport est tout rouge et en sueur » [GDR, p.156]. La micro-influence sur Internet est un métier qui repose sur l’allongement des chaînes de légitimation : plus l’émetteur est loin du producteur initial du message, plus le message porte. Plus il semble animé de bonne volonté et bénévole, plus son aura est forte.
Appliquées à la science, ces méthodes sont mortifères pour la démocratie. Le science-washing est aujourd’hui mené par des gens qui semblent sincèrement attachés à la défense de la science. C’est bien là tout le problème. Le livre essaie de rendre compte des processus par lesquels les bonnes volontés sont enrôlées et mises au service d’intérêts tiers. On nous reproche une insuffisante administration de la preuve ou une incapacité à établir une liste des « bons » et des « mauvais » youtubeurs ? Établir une telle liste et l’actualiser semble un exercice impossible à l’heure où le secret des affaires empêche de citer le nom de certains sous-traitants ou modes de fabrication de l’industrie.
Seuls ou aidés par d’autres nous continuerons cependant d’essayer de décrire cet écosystème en laissant les Amis de l’AFIS, qui préfèrent ne jamais regarder ce qui se joue hors-cadre, dans l’illusion que les plates-formes commerciales qu’ils utilisent sont des mediums neutres. Un vulgarisateur « Santé » très connu sur YouTube côté face peut très bien être, côté pile, un « Talent » de l’agence Webedia (comme par exemple Michel Cymes ou Jamy de C’est pas Sorcier désormais courtisés par les annonceurs). Loin d’exprimer le mépris du vieux journalisme (ou de la vieille sociologie) pour les réseaux sociaux, notre livre propose une vision réaliste des éléments qui font l’audience sur ces plateformes. Cette cécité locale est d’autant plus étrange que l’essentiel de nos lecteurs, consommateurs de réseaux sociaux ou non, l’ont compris : ce n’est pas parce qu’on a une blouse blanche et une chaîne sceptique sur YouTube que l’on est nécessairement en train d’œuvrer pour la science ou le bien commun.
Pour conclure sur ce point, notre propos ne visait donc pas un ou des youtubeurs en particulier mais cherchait à décrire une évolution. L’époque qui s’ouvre demande une certaine vigilance sur la façon dont on reprend des arguments qui circulent sur les réseaux sociaux. S’ils sont gratuitement disponibles, c’est parfois parce que d’autres personnes, dont c’est le métier de les produire, les ont mis en circulation pour le compte de leurs clients. L’élément de langage sur la distinction entre « risque » et « danger » (qui expliquerait les divergences d’expertise sur le glyphosate) en est un exemple éclairant dans le livre. On en peut suivre la circulation depuis les documents internes de Monsanto jusqu’à des comptes Twitter bénévoles et quantité de vidéos de vulgarisation scientifique. Ces circulations d’arguments produisent des effets terribles, car les réseaux sociaux sont aussi des sources pour les journalistes plus classiques. C’est donc le fonctionnement de toute la chaîne de production de l’information scientifique qui peut s’en trouver perturbée.
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Notre propos était donc d’examiner et décortiquer la circulation des informations, des argumentaires, des idées estampillés « pro-science », depuis les lieux de leur invention jusqu’à leurs nombreux relais dans l’espace public. L’intervention d’intérêts économiques dans ces boucles de reprises, de citations et de légitimation mutuelle ouvre, pour les sciences sociales, de nombreux terrains de recherche. Comme devrait s’ouvrir, dans le champ académique lui-même, une réflexion sur les usages de la liberté d’expression. C’est le second versant de notre enquête : est-il légitime, au nom du rationalisme et des canons du débat scientifique, de laisser tout dire dans un contexte académique, sans considération de véracité ou d’honnêteté intellectuelle ?
NDLR : Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens ont publié Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique aux éditions La Découverte en septembre 2020.
- Le titre ombrelle de ces deux articles est un hommage à Lisa Gross, “Seeding doubt: How self appointed guardians of sound science tip the scales toward”, The Intercept, 2016