La capture du free speech – Quand les défenseurs autoproclamés de la science flirtent avec le déni de réalité (2/2)
La dernière partie de notre ouvrage, Les Gardiens de la raison porte sur le rôle des intellectuels au sein de ce nouveau paysage de la désinformation scientifique. Elle dépeint des universitaires et des journalistes qui se réclament de la raison et montre comment certaines personnalités référentes de la galaxie rationaliste ont évolué. Plusieurs pages sont consacrées à l’héritage de l’affaire Sokal, ce canular basé sur un faux article glissé dans la revue Social Text par un physicien facétieux en 1996. Nous rappelons que le canular et la parution du livre Impostures intellectuelles, coécrit par Alan Sokal et Jean Bricmont, ont servi de point de repère pour la galaxie de gauche rationaliste dans les années 1990. Mais nous décrivons aussi la récupération de ces débats par les milieux industriels et libertariens depuis la deuxième moitié des années 2000.
L’affaire Sokal et ses usages réactionnaires
Dans les premiers moments de sa mise en circulation, l’affaire Sokal semble conforter le camp de la gauche rationnelle face à une myriade de penseurs commodément rangés sous l’étiquette un peu fourre-tout de postmoderne. Mais au fil des années, la charge contenue dans le canular fait l’objet d’usages politiques de plus en plus réactionnaires, jusqu’au point où il devient utile à l’industrie. Parmi plusieurs exemples, nous mentionnons comment un pamphlet rationaliste pro-industrie, rédigé par un ancien consultant pour l’industrie du tabac devenu lord, donne la part belle à l’affaire Sokal [GDR, p. 189 et 242]. Nous décrivons aussi comment la récente réplique du canular (le Sokal Squared, en 2017) a pris une teinte autrement plus conservatrice [GDR, p. 243].
Or jamais Alan Sokal et Jean Bricmont n’ont pris leur distance avec ces usages et ces références à leur propre canular. Aujourd’hui, les arguments de Jean Bricmont ne visent plus seulement certains intellectuels de campus, comme dans les années 1990, mais, plus largement, le monde militant écologiste ou féministe qui aurait, selon lui, sombré dans le relativisme. Ces dernières années, ses combats pour la défense de la liberté de l’expression l’ont surtout vu voler au secours de la libre expression des climato-sceptiques et des révisionnistes.
La réponse à notre livre de Jean Bricmont publiée sur le site de Vincent Lapierre, l’ancien bras droit d’Alain Soral, ne peut que nous conforter dans notre lecture de cette évolution du paysage intellectuel. Nous concédons au physicien belge notre mauvaise interprétation d’un article de Charlie Hebdo concernant un voyage en Syrie (erreur corrigée dès la deuxième impression). Mais pour le reste, Jean Bricmont lui-même commence la plupart de ses réponses au fil de l’eau sur notre chapitre par un « beh oui ». De toute évidence ne voit-il absolument pas où se situe le problème.
Même si l’ancien président de l’AFIS semble ne pas s’en souvenir (il juge ce fait « très peu probable »), il a effectivement soumis au journal Le Monde, le 1er novembre 2013, une tribune qui défendait la prise de parole des climato-sceptiques au nom de la liberté d’expression. Il y regrettait que ceux-ci n’osent pas faire leur « coming-out » [le lien du mail ici et sa tribune là]. Cette tribune n’a pas été acceptée par le quotidien. Jean Bricmont y faisait fi de toute la littérature disponible qui montre que ces positions hostiles au constat scientifique ont été financées ou promues par l’industrie, avant d’essaimer dans la société – littérature que nous citons dans le livre.
On peut se réclamer des Lumières et feindre de regretter que la science soit entravée dans son cheminement par l’impossibilité d’exprimer toutes les positions. Mais cette position devient risible quand, en 2013, on se trouve, contre un consensus scientifique sans équivoque, à prendre la défense de climato-sceptiques (que, par ailleurs, nul n’empêche de s’exprimer). Ceux-ci étaient déjà tout simplement disqualifiés, et de longue date, par l’ensemble de la communauté scientifique compétente et par les faits. Mais silence radio du côté de l’AFIS. « Aujourd’hui encore », le site de l’association, se contente de pointer vers la réponse de son ancien président.
Mais le déni de réalité ne se limite pas à cela, et c’est nous qui sommes taxés de relativistes par Jean Bricmont. Pour les lecteurs qui n’auraient pas suivi les débats en philosophie sur l’opposition entre relativisme et objectivisme, nous donnons « un cours de philosophie express » qui n’a pas prétention, bien sûr, à compenser un cours de L1. Nous prenons l’exemple de la tribu Lakota dont certains membres considèrent qu’ils descendent du « peuple bison » alors que tout scientifique mobilisant le carbone 14 (et une variété d’autres instruments) pourrait attester le contraire. Doit-on considérer que la culture Lakota dit le vrai d’une certaine façon ?
Jean Bricmont écrit : « Bref, on commence par admettre une évidence puis on la “nuance” au moyen d’une autre évidence, sans expliquer en quoi cela rendrait la première évidence moins évidente. C’est pour le moins confus ». Jean Bricmont omet deux choses. Premièrement, cet exemple des Amérindiens Lakota n’est pas de notre fait mais est extrait de l’ouvrage du philosophe Paul Boghossian (The Fear of Knowledge), que l’on aurait du mal à qualifier de relativiste. Deuxièmement, nous donnons notre propre position à ce sujet : « Dans un souci d’honnêteté, si les auteurs de ce livre devaient se placer dans ce tableau intellectuel, ils se situeraient quelque part du côté rationaliste, en refusant l’idée que les ancêtres bisons puissent être une vérité. » [GDR, p. 277] Notre position est, nous semble-t-il, rationaliste mais d’un rationalisme qui ne se contente pas de crier après des postmodernes imaginaires en pensant que cela suffira à restaurer une autorité intellectuelle.
Concernant la liberté d’expression, nous rappelons comment Jean Bricmont s’est fait depuis plusieurs années le défenseur, au nom de la liberté d’expression, de figures négationnistes ou antisémites. Nous y voyons un attachement à éclipses à la liberté d’expression qui le conduit en retour à fermer les yeux à la fois sur d’autres atteintes à la liberté d’expression et sur les usages tactiques de l’Histoire par les groupes d’extrême-droite.
Là aussi la réponse de Jean Bricmont est très représentative de ce que nous décrivons. Il y réitère que la liberté d’expression devrait être sans limite, ce que nous qualifions dans le livre de « position maximaliste » et qui n’est pour lui « rien d’autre que celle exprimée par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme […] ainsi que par la plupart des constitutions des États démocratique et qu’elle fondait la loi française de 1881 sur la presse (avant les lois Pleven de 1972 et Gayssot de 1990). » C’est pour nous un contresens : la liberté d’expression, y compris dans des régimes démocratiques, a été encadrée par des lois votées dans des Parlements. Celle de 1881 sur la presse, que Jean Bricmont mentionne, en est un bel exemple. Elle contient autant de libertés que de restrictions. Elle réglemente les lieux où l’on a le droit de coller des affiches et ouvre la possibilité de poursuites, à la fois pour l’État et pour des personnes privées, au motif d’une variété de chefs d’accusation.
La question soulevée à ce propos dans le livre porte en réalité sur un point auquel Jean Bricmont ne répond pas depuis sa position philosophique. Un débat public éclairé peut-il se limiter à un seul ingrédient – « la liberté de dire des choses fausses » – ou alors une position éclairée et démocratique n’intégrerait-elle pas aussi à un moment la possibilité que des usages tactiques de la liberté d’expression soient employés dans le but de détruire la liberté d’expression sur le long terme ?
À cette objection, Jean Bricmont répond naïvement : « Si on n’a pas la liberté de dire des choses fausses, comment arriver à savoir ce qui est vrai ? » Mais nous ne sommes plus au temps de l’Ancien Régime et Bricmont n’est pas Rousseau. La question qui se pose aujourd’hui est en réalité très souvent inverse : quand des faits ont été établis sur des bases scientifiques (et accessoirement payées par de l’argent public) et quand des acteurs politiques préfèrent dire le faux (et bénéficient pour cela de tout l’appui de forces sociales importantes), comment faire encore entendre le vrai dans une démocratie ?
Ce qui pose problème sur le thème du climat devient encore plus sordide quand la question naïve de Jean Bricmont est appliquée à la Shoah. Quand des vérités historiques aussi indiscutables que le génocide juif sont contredites par des militants politiques et, même aujourd’hui, par des historiens d’État (comme c’est le cas en Pologne), comment peut-on se cacher derrière l’idée que la liberté de dire des choses fausses permettrait de savoir ce qui est vrai ? L’accession à la vérité ne se fait pas seulement en contrastant un énoncé par un autre, mais en examinant les faits, les archives disponibles, les témoignages. Et sur ce point, le vrai est dit depuis longtemps. La position de Jean Bricmont revient à considérer que l’établissement de la vérité sur la Shoah supposerait l’existence éternelle de négationnistes pour contraster par le faux un fait historique mille fois établi. Tout comme l’astronomie n’a pas besoin de l’astrologie pour exister, la bonne Histoire n’a pas besoin des défenseurs de Robert Faurisson pour établir le vrai sur la seconde guerre mondiale.
Sur ce point précis, la réponse de Jean Bricmont, que s’empresse de relayer l’AFIS, confirme également ce que nous écrivons dans le livre : la liberté d’expression bafouée suscite une indignation à éclipse chez le physicien belge. Dans un message qu’il nous adresse en privé, Jean Bricmont se réjouit à l’idée de poursuites en diffamation qui pourraient être engagées contre nous. Mais dans le même temps, il lui semble urgent de voler au secours de liberté d’expression de Robert Faurisson, Vincent Reynouard ou d’un professeur ultra-catholique hostile au droit à l’avortement.
Concernant Soral, il affiche dans sa réponse ses récentes oppositions au militant antisémite, mais ces altercations sont récentes. Il y a peu encore, le livre de Jean Bricmont était bien en vente via la boutique du site d’Alain Soral et l’ancien président de l’AFIS accordait des interviews à sa maison d’édition. Il reste d’ailleurs toujours tout aussi urgent pour lui de défendre Dieudonné. Il écrit dans la réponse qu’il nous adresse : « Pour ce qui est de la chanson “Shoananas”, il faut savoir que c’était une réplique à la chanson “chaud cacao” d’Annie Cordy, qui véhiculait pas mal de clichés sur les Africains ». Critiquer le communautarisme quand il ne contient pas de propos antisémites et pester contre les catégories non universelles, mais se montrer soudain soucieux du sort des Afro-descendants quand Dieudonné écrit une chanson abjecte mêlant blague sur la Shoah et boycott d’Israël ? Oui, cette défense de la liberté d’expression est véritablement à éclipses.
Parallèlement à ce triste constat, on n’entend pas Jean Bricmont défendre la liberté d’expression quand les attaques portées par des régimes autoritaires affectent des universitaires russes comme Dmitry Bogatov, par exemple. Il préfère écrire pour Russia Today sans jamais mentionner les attaques aux libertés d’expression quand elles vont dans un sens qui contrarie son anti-atlantisme. Autre exemple, écrivons-nous dans notre livre : « Jamais, non plus, Jean Bricmont n’a prononcé un mot sur la finalité des groupes d’extrême droite : suspendre les libertés publiques qui rendent la liberté d’expression possible. À leur arrivée au pouvoir, la suppression des départements de philosophie est pourtant l’une des premières mesures prises, dans la Hongrie de Viktor Orban et ailleurs ». Une critique d’Orban ? Là, il devient urgent de s’offusquer dans sa réponse :
« Je ne connais aucun régime qui a supprimé tous les départements de philosophie et je doute fort que ce soit le cas en Hongrie aujourd’hui. Peut-être confondent-ils avec les études de genre ? Mais c’est alors un tout autre débat : la philosophie existe depuis la Grèce antique et est étudiée dans le monde entier, les études de genre depuis bien moins longtemps et elles sont bien moins universelles. »
On ne peut que s’étonner de son absence totale de recul par rapport au sort de ses confrères chassés du département de philosophie de Budapest quinze jours après l’arrivée d’Orban au pouvoir. Mais surtout, en quoi serait-il moins grave que les départements d’études de genre soient fermés par un État, comme c’est la tentation en Roumanie ? Comment faut-il entendre son argument ? Peut-on être à ce point comme le chat de Schrödinger dans deux états antagonistes simultanément ? « Jean Bricmont universaliste » quand il faut critiquer les lois contre le négationnisme et « Jean Bricmont culturaliste » quand il faudrait justifier l’interdiction des études de genre en Europe de l’Est au motif qu’elles seraient un trait culturel spécifique, et non un champ de production de savoirs ?
Cette confusion en cache une qui nous semble tout aussi pernicieuse. La réponse de Jean Bricmont met sans cesse sur le même plan le deplatforming (le fait pour des militants de chahuter ou d’interrompre une conférence [1]) et la censure d’État. Il écrit notamment : « Mais si c’est si mal de “suspendre les libertés publiques qui rendent la liberté d’expression possible” alors pourquoi applaudir quand on cherche à annuler des conférences dans des universités ? ».
Sur ce point l’argument que nous portons est simple : il y a une grosse différence entre un État qui censure par la loi l’expression de positions intellectuelles et des étudiants qui contestent par le chahut des positions qu’ils estiment conservatrices ou délibérément faussées lorsqu’elles sont présentées dans un cadre universitaire. On peut être – comme c’est notre cas – hostile à toute censure d’État et toute restriction de la liberté d’expression et plus compréhensif lorsqu’il s’agit d’aborder la question de l’expression non violente d’opposition à la tenue de certains propos dans les instances universitaires.
Jean Bricmont est-il vraiment attristé par l’interruption d’une conférence de l’ancien président François Hollande par des étudiants de l’université de Lille ? Depuis quand le chahut dans les universités doit-il être pensé dans les termes du clan conservateur ? Il était autrement plus fréquent dans les années 1970 et ces oppositions bruyantes font aussi partie du cours parfois tumultueux d’un régime où l’expression est libre. C’est ce que considèrent en général les juges lorsque ces affaires parviennent au tribunal. C’est pour cela aussi que l’essentiel de la communauté universitaire est aujourd’hui choqué par les nouvelles préconisations de la LPR qui punissent d’un an d’emprisonnement toute interruption d’un colloque universitaire. C’est bien là que se situe aujourd’hui l’enjeu pour les libertés académiques, et non pas dans le chahut traditionnel d’étudiants.
En conclusion de son texte, Jean Bricmont, préférerait qu’on le qualifie de « marxiste fossilisé ». Si l’on veut bien lui concéder cette idée du fossile qui le place définitivement du côté de ceux qui défendent ces énergies, on hésitera encore un peu pour le « marxiste ». À qui fera-t-on croire que des « vrais » marxistes « des années 1960 », pour reprendre ses termes, n’ont jamais ouvert la porte d’un cours ou d’une conférence pour l’interrompre ? Si l’on appliquait à la lettre la lecture du marxisme qu’il prétend arborer, les Communards auraient dû s’abstenir de faire chuter la colonne Vendôme plutôt que de se livrer à une telle atteinte à la libre expression des positions colonialistes. Ils auraient dû s’abstenir et écouter Adolphe Thiers plutôt que de se livrer à cette affreuse cancel culture à côté de laquelle le déboulonnage actuel de quelques statues n’est rien.
Face à tant d’impasses dans le raisonnement, peut-être serait-il temps d’admettre que le vrai problème se situe ailleurs ? Peut-être, tout simplement, que la critique du postmodernisme dans sa version 1990 ne suffit pas ou plus à offrir un socle correct à une position de gauche, parce que, dans un jeu de dialectique subtil, les arguments de gauche d’hier ont été intégralement absorbés par l’industrie et le clan conservateur qui y ont vu un réservoir d’arguments sans limites pour pilonner les positions de gauche d’aujourd’hui. C’est sur cette question que porte la dernière partie du livre.
L’importation paradoxale des mots d’ordre libertariens
Aux États-Unis, les industriels libertariens se réclament ouvertement d’une pensée ultra-libérale et anti-étatiste. Ils ont fortement remodelé le paysage intellectuel et académique ces dernières années ; c’est un fait admis, notamment grâce aux travaux de l’historienne Nancy MacLean ou au travail documenté de la journaliste Jane Mayer[2]. Mais le paysage intellectuel français n’est pas le décalque à l’identique du paysage intellectuel des États-Unis. Nous décrivons une circulation de concepts (comme « identity politics », « social justice warrior », « étudiants offensés », etc.), de mots et de notions qui, dans le contexte français, ont conduit des auteurs attachés au libéralisme politique, qui se classeraient eux-mêmes comme proches du Parti socialiste et républicains, à reprendre à leur compte ces terminologies qui, aux États-Unis, sont les mots d’ordre du clan conservateur.
Parmi ces éléments de langage figurent un détournement de sens autour du concept de liberté d’expression. Celui-ci a été totalement dévoyé par les climato-sceptiques, et mis au service d’une stratégie de distorsion du débat public. Comme le décrit Nancy MacLean, les libertariens ont plus largement aspiré tout le discours libéral classique et ont promu une définition réactionnaire de la liberté d’expression afin de remettre en scène des oppositions qui n’avaient plus lieu d’être dans le monde académique. Cette tactique dite de la fenêtre d’Overton (du nom d’un lobbyiste du Mackinac Center) consiste à ouvrir sans cesse le champ du débat à des positions extrêmes ou fausses afin « de feindre de s’y opposer en libéral[3] ». Ainsi, il est possible d’occuper ce que les libertariens appellent l’extrême centre. Élargir le champ du dicible leur permet de s’opposer à des positions ultra-radicales à droite et de se recentrer, notamment face aux positions écologistes. La vérité se trouverait dans ce juste milieu que seuls les libertariens prétendent incarner au-dessus des divisions entre droite et gauche.
Cette tactique implique aussi de donner le plus d’espace médiatique possible à des positions qui, venues de la gauche, critiqueraient, au nom du libéralisme politique, les positions antiracistes actuelles pour leurs soi-disant excès. C’est dans ce cadre qu’un media comme Spiked, ouvertement libertarien et financé par l’industrie, a pu encenser Jean Bricmont ou inviter l’intellectuel Mark Lilla à présenter son livre qui peste contre « la gauche identitaire » (Lilla est un penseur qui se classerait lui-même plutôt de gauche démocrate). Nous n’avons jamais écrit que Mark Lilla lui-même était libertarien, mais qu’il était la version « essayiste » d’autres positions de gauche dont les milieux libertariens sont friands et qui leur permettent de présenter la gauche comme « incapable de débattre ».
Nous constatons aussi l’accueil chaleureux dont certaines vieilles gloires de la gauche académique peuvent bénéficier de la part des ultra-libéraux, dès lors qu’ils semblent taper sur certains mouvements sociaux actuels. Mouvements qu’ils perçoivent en décalage avec leurs idées pour des raisons bien souvent générationnelles, issues de socialisations au militantisme décalées dans le temps et qui ont du mal à communiquer entre elles.
Cela n’empêche pas un membre particulièrement véhément de l’AFIS de nous reprocher de « voir un dangereux libertarien dans toute personne un tant soit peu soucieuse de liberté d’expression, un peu comme d’autres voient un Khmer Rouge dans toute personne un minimum sensible à la notion d’égalité sociale. […] j’ai lu le livre du Mark Lilla en question : La gauche identitaire, l’Amérique en miettes, et c’est celui d’un Démocrate bon teint qui est (à juste titre) épouvanté par le fanatisme des Social Justice Warriors et autres intersectionnalistes sur les campus américains. […] J’ai été assez déçu par le livre (platement électoraliste et désespérément “institutionnaliste”), mais ça n’avait vraiment rien à voir avec un quelconque pamphlet libertarien [4] ! ».
Ranger la quasi-totalité du courant antiraciste actuel sous l’étiquette commode d’« intersectionnels » ou de « postcoloniaux » est un outil de fracturation de la gauche. Exploiter et renforcer des désaccords internes qui ont toujours existé, voilà ce que les libertariens souhaitent réussir aux États-Unis. La gauche aurait tout intérêt à développer un discours réflexif sur ces chausse-trappes confectionnées par les milieux ultra-libéraux, et revenir à ses fondamentaux. Cette opposition entre des combats spécifiques et des combats énoncés dans des termes généraux n’a souvent aucun sens sociologique. Comme nous le rappelons dans le livre, le militantisme à gauche concerne en vérité peu de personnes, et ce sont bien souvent les mêmes qui militent dans des groupes féministes, des syndicats et des partis politiques. Il n’y a pas d’opposition sur le plan concret entre des engagements dits sectoriels ou partisans.
Pour l’un des membres du conseil d’administration de l’AFIS se disant de « gauche » et « souverainiste », nous serions emblématiques de ce « courant postmoderne qui veut acquérir l’hégémonie à gauche en convertissant celle-ci – à coups d’intimidation et d’excommunication – à l’écologie politique, au rejet de la souveraineté populaire et de l’indépendance nationale, à la politique de l’identité, à la limitation de la liberté d’expression et du débat. » Quels éléments sont-ils de gauche dans ce type de sortie ? La critique de l’écologie politique ? La reprise du terme néo-conservateur de « politique de l’identité » (identity politics) ? En quoi notre livre limite-t-il la liberté d’expression de quiconque [5] ?
Au passage, il est assez risible d’être qualifiés de postmodernes alors que l’un d’entre nous a écrit son lot de textes contre le caractère éthéré et peu empirique de certains travaux, voire contre l’opportunisme économique de certains chefs d’entreprise qui se réclament du postcolonial. Mais c’est une chose d’exiger plus d’administration de la preuve de la part des militants décoloniaux qui entrent dans le champ académique en renouvelant des questionnements. Et cela en est une autre que de fermer les yeux devant la réalité de certaines continuités administratives issues de l’Empire colonial quand la preuve est brillamment apportée pour tel ou tel corps administratif.
Notre livre dénonce ce type de brouillage du débat intellectuel à renforts de mots d’ordre venus de la droite ultra-libérale. Voudrait-on nous faire croire que la France n’a jamais colonisé aucun territoire ? Voudrait-on nous faire croire que la colonisation n’aurait aucune conséquence sociale ou historique aujourd’hui ? Peut-être est-il temps, pour une frange de la gauche, d’arrêter de ricaner devant des canulars qui s’en prennent systématiquement, au nom de la raison, aux sciences sociales, aux études de genre ou aux campus de littérature ? Peut-être est-il temps de se demander de quoi se moque-t-on exactement. Et surtout : avec qui ?
*
Au terme de cette réponse en deux épisodes, on serait tenté de proposer à tout le monde d’acheter et de lire des livres plutôt que de s’écharper sur Twitter, mais ce serait peut-être un peu court. Les Gardiens de la raison n’est pas ce livre rempli d’insultes que certains blogs dépeignent. Il ne traite personne de nazi et n’assimile personne à Goebbels ou Lyssenko, contrairement à ce qu’on a pu lire ces dernières semaines à notre encontre. En revanche, il tente de documenter des évolutions contemporaines qui nous semblent fondamentales, notamment pour comprendre la crise sanitaire actuelle, en 368 pages et plus de 800 notes de références.
Depuis quelques semaines, nous ne pouvons que saluer le travail d’information réalisé par l’AFIS sur le Covid. Mais au début de la crise, la critique du principe de précaution a fait perdre du temps dans le déclenchement d’une prise en charge publique. Certains de nos « gardiens de la raison » ont participé à ce grand brouillage. En mars 2020, à la veille du premier confinement, le sociologue Gérald Bronner était ainsi interrogé par Eugénie Bastié dans Le Figaro. Il y estimait que « surestimer le risque du coronavirus est un réflexe […]. Il faut aussi tenir compte des coûts invisibles de la précaution. Il y a l’impact économique, naturellement, mais aussi des dommages collatéraux en matière de santé publique : en Chine des patients sont morts faute de soins car l’attention était focalisée uniquement sur le coronavirus [6]. »
Ces sorties « refusant qu’on mette des villes sous cloche » pouvaient aussi se voir retweetées par plusieurs des acteurs se réclamant de la raison que nous mentionnons dans le livre [7]. Au sein de la bulle AFIS, on continue à se gausser du « Dangereux principe de précaution ». Mais nous vivons tous sur la même planète, et il n’est pas certain que nous aurons, comme Gérald Bronner, la chance de nous échapper de notre belle Terre quand nous l’aurons entièrement détruite. La malle arrière de notre vaisseau spatial ne sera peut-être pas remplie d’OGM, comme il le suggère dans le final de son livre La Planète des Hommes (PUF, 2014) où il propose de « réenchanter » le risque et de faire accessoirement son deuil d’une Terre ravagée :
« Réenchanter, car il y a des raisons d’espérer et fort nombreuses. Si l’on se replace dans la perspective d’un exode, ces raisons sont même de plus en plus nombreuses. Ce sont par exemple l’existence, avérée à présent, d’exoplanètes, de mondes telluriques qui pourraient un jour nous accueillir, aptes à la biochimie, et présents dans notre galaxie […] L’hypothèse de cet exode nous ramène aussi à une réalité essentielle de notre espèce. En quittant la Terre, il deviendrait évident que nous sommes humains avant d’être terriens. C’est là un rappel essentiel car l’idéologie précautionniste, en nous proposant un rapport empreint de sentimentalité à la planète qui a vu notre naissance, a tendance à rendre indissociable notre destin du sien. Cette confusion crée un amalgame entre notre identité de terrien et d’humain. Elle nous contraint à penser que le problème fondamental est de ne surtout pas risquer de détruire l’espace qui nous permet de vivre. Être hypnotisé par cette possibilité, c’est, sous prétexte de précautions inconséquentes, renoncer à coup sûr à préserver l’héritage humain. En évitant l’indésirable, on s’abandonne au pire. Il me paraît donc important de l’affirmer : nous sommes humains avant d’être terriens [8]. »
On peut s’amuser à citer les sorties de route de sociologues à la retraite, mais « la fureur idéologique » peut manifestement prendre plusieurs formes. Et en attendant que les gardiens de la raison affrètent leur vaisseau spatial pour quitter la planète détruite par leur aversion pour la précaution, on nous permettra encore et toujours de continuer à douter.
NDLR : Cet article est le second volet d’une « postface numérique » des auteurs à leur livre Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique publié aux éditions La Découverte en septembre 2020. Le premier volet est disponible ici.