Sciences

La capture du free speech – Quand les défenseurs autoproclamés de la science flirtent avec le déni de réalité (2/2)

Journaliste, Journaliste, Sociologue

La captation du prestige et du capital symbolique de la science dans le débat public représente un enjeu de premier ordre pour les firmes qui défendent leurs produits en s’appuyant sur des arguments « scientifiques ». Arguments qui sont souvent de simples éléments de langage, présentés comme autant de « débunking » de « fake news ». Mais s’approprier la science, pour les mouvements ultra-libéraux, c’est aussi instrumentaliser ses codes pour peser sur la vie des campus et fragmenter la gauche. Faire passer le droit de dire le faux pour une vertu académique, c’est surtout favoriser l’outrance qui élargit le champ du dicible – du négationnisme historique au climatoscepticisme – et brouille à dessein la réalité des faits établis.

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La dernière partie de notre ouvrage,  Les Gardiens de la raison porte sur le rôle des intellectuels au sein de ce nouveau paysage de la désinformation scientifique. Elle dépeint des universitaires et des journalistes qui se réclament de la raison et montre comment certaines personnalités référentes de la galaxie rationaliste ont évolué. Plusieurs pages sont consacrées à l’héritage de l’affaire Sokal, ce canular basé sur un faux article glissé dans la revue Social Text par un physicien facétieux en 1996. Nous rappelons que le canular et la parution du livre Impostures intellectuelles, coécrit par Alan Sokal et Jean Bricmont, ont servi de point de repère pour la galaxie de gauche rationaliste dans les années 1990. Mais nous décrivons aussi la récupération de ces débats par les milieux industriels et libertariens depuis la deuxième moitié des années 2000.

L’affaire Sokal et ses usages réactionnaires

Dans les premiers moments de sa mise en circulation, l’affaire Sokal semble conforter le camp de la gauche rationnelle face à une myriade de penseurs commodément rangés sous l’étiquette un peu fourre-tout de postmoderne. Mais au fil des années, la charge contenue dans le canular fait l’objet d’usages politiques de plus en plus réactionnaires, jusqu’au point où il devient utile à l’industrie. Parmi plusieurs exemples, nous mentionnons comment un pamphlet rationaliste pro-industrie, rédigé par un ancien consultant pour l’industrie du tabac devenu lord, donne la part belle à l’affaire Sokal [GDR, p. 189 et 242]. Nous décrivons aussi comment la récente réplique du canular (le Sokal Squared, en 2017) a pris une teinte autrement plus conservatrice [GDR, p. 243].

Or jamais Alan Sokal et Jean Bricmont n’ont pris leur distance avec ces usages et ces références à leur propre canular. Aujourd’hui, les arguments de Jean Bricmont ne visent plus seulement certains intellectuels de campus, comme dans les années 1990, mais, plus largement, le monde militant écologiste ou féminis


[1] Sur l’histoire de ces mobilisations se reporter à Evan Smith, No Platform. A History of Anti-Fascism, Universities and the Limits of Free Speech, Routledge, Londres, 2020.

[2] Nancy MacLean, Democracy in Chains. The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America, Penguin Random House, Londres, 2017 ; Jane Mayer, Dark Money. The Hidden History of the Billionaires Behind the Rise of the Radical Right, Doubleday, New York, 2016.

[3] Bruno Andreotti et Camille Noûs, « Contre l’imposture et le pseudo‑rationalisme. Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun », Zilsel, n° 7, juin 2020.

[4] Pour ce qui est des points soulevés par Yann Kindo, on ne peut là aussi qu’être stupéfait face à tant de distorsions. Concernant une citation de Pierre Bourdieu que nous avons choisie de mettre en ouverture du livre, Y. Kindo écrit qu’il est allé « vérifier la source » et conclut qu’« en fait Bourdieu en 2002 ne parlait évidemment pas des youtubeurs rationalistes ou de l’AFIS, et il ne parlait même pas du tout des “gardiens de la raison” conspués par le trio. Il disait ça dans le cadre de son engagement en 1995 dans le mouvement contre la réforme des retraites, un mouvement dans lequel, si on est assez vieux pour ça, nombre d’entre nous autres rationalistes nous étions retrouvés aux côtés de Bourdieu ». Toute personne raisonnable se rendra compte, en cliquant sur le lien proposé par Y. Kindo lui-même, que l’entretien ne parle pas du tout des retraites mais du livre La Domination masculine, et qu’il est tenu en 1999 – soit quatre ans après le mouvement sur les retraites. La Domination masculine est cet ouvrage de Pierre Bourdieu auquel Peggy Sastre a consacré un livre entier pour le critiquer (c’est l’objet du chapitre 10). Donc oui il existe un lien entre cette citation et notre livre. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur la façon dont l’argument viriliste de l’« hystérie » a servi à disqualifier toutes les militantes écologistes. Là aussi le l

Stéphane Foucart

Journaliste

Stéphane Horel

Journaliste

Sylvain Laurens

Sociologue, Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Notes

[1] Sur l’histoire de ces mobilisations se reporter à Evan Smith, No Platform. A History of Anti-Fascism, Universities and the Limits of Free Speech, Routledge, Londres, 2020.

[2] Nancy MacLean, Democracy in Chains. The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America, Penguin Random House, Londres, 2017 ; Jane Mayer, Dark Money. The Hidden History of the Billionaires Behind the Rise of the Radical Right, Doubleday, New York, 2016.

[3] Bruno Andreotti et Camille Noûs, « Contre l’imposture et le pseudo‑rationalisme. Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun », Zilsel, n° 7, juin 2020.

[4] Pour ce qui est des points soulevés par Yann Kindo, on ne peut là aussi qu’être stupéfait face à tant de distorsions. Concernant une citation de Pierre Bourdieu que nous avons choisie de mettre en ouverture du livre, Y. Kindo écrit qu’il est allé « vérifier la source » et conclut qu’« en fait Bourdieu en 2002 ne parlait évidemment pas des youtubeurs rationalistes ou de l’AFIS, et il ne parlait même pas du tout des “gardiens de la raison” conspués par le trio. Il disait ça dans le cadre de son engagement en 1995 dans le mouvement contre la réforme des retraites, un mouvement dans lequel, si on est assez vieux pour ça, nombre d’entre nous autres rationalistes nous étions retrouvés aux côtés de Bourdieu ». Toute personne raisonnable se rendra compte, en cliquant sur le lien proposé par Y. Kindo lui-même, que l’entretien ne parle pas du tout des retraites mais du livre La Domination masculine, et qu’il est tenu en 1999 – soit quatre ans après le mouvement sur les retraites. La Domination masculine est cet ouvrage de Pierre Bourdieu auquel Peggy Sastre a consacré un livre entier pour le critiquer (c’est l’objet du chapitre 10). Donc oui il existe un lien entre cette citation et notre livre. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur la façon dont l’argument viriliste de l’« hystérie » a servi à disqualifier toutes les militantes écologistes. Là aussi le l