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Debra Haaland : une autochtone antiraciste et décoloniale dans l’administration Biden ?

Anthropologue

Les premières annonces de nominations du président élu Joe Biden sont marquées par de grandes premières : première femme au Trésor, première latino au département de la sécurité nationale, première femme à diriger les renseignements, premier Noir à la défense… Il pourrait bien continuer, si l’on en croit des rumeurs persistantes à Washington, en nommant prochainement Debra Haaland première autochtone ministre de l’Intérieur. Membre de la tribu Pueblo Laguna, Debra Haaland porterait alors au plus haut niveau fédéral la voix du mouvement autochtone, antiraciste et décolonial auquel elle appartient.

Depuis le mois de septembre, des rumeurs circulent sur la possible nomination de Debra Haaland au poste de Ministre de l’Intérieur (secretary of the Interior). Une première exceptionnelle a un poste clef pour une autochtone. Femme politique de 59 ans, elle est membre de la tribu Laguna Pueblo située dans le Nouveau Mexique. Après des études tardives en droit, cette ancienne mère célibataire a gravi les échelons politiques jusqu’à devenir en 2018 l’une des deux premières femmes autochtones élues au Congrès américain.

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Le ou la ministre en charge de ce poste a la responsabilité de la conservation et la gestion de la plupart des territoires fédéraux, des ressources naturelles, allant des parcs publics aux réserves autochtones. Cela représente près de 22 millions d’hectares, soit une surface équivalant un cinquième du territoire américain. A cela s’ajoute 69 000 hectares de côtes maritimes. Le ministère de l’intérieur gère aussi le Bureau de l’Education Indienne (Bureau of Indian Education) et le Bureau des Affaires Indiennes (Bureau of Indian Affairs) qui représente à lui seul 23 millions d’hectares de territoire autochtones détenues en fiducie par le gouvernement des États-Unis au nom des peuples autochtones. D’après le dernier recensement de 2010, cette population représente 1,7 % des Américains.

Ce pourcentage, bien que faible et marginalisé, est tout autant concerné par les récents débats sociaux. Les critiques des structures politiques américaines ont été nombreuses ces derniers mois. Cette solidarité s’inscrit dans un courant décolonial et anticapitaliste percevant les élections comme ineffectives. Le meurtre de George Floyd par le policier Derek Chauvin dans la ville de Minneapolis a embrasé les États-Unis, déjà fortement affectés par les conséquences sociales et sanitaires de la covid-19. La colère face à cette mort dont la vidéo a fait le tour des réseaux sociaux, n’a pas seulement affecté la communauté afro-américaine. Elle trouve des échos et provoque des élans de solidarité au sein des populations autochtones.

Depuis l’Indian Relocation Act de 1956 la majorité de la population autochtone américaine habite en ville. Cette loi visait à encourager les amérindiens à quitter les réserves et territoires traditionnels et à s’assimiler à la population américaine. Minneapolis est le berceau de l’American Indian Movement (AIM), fondé en juillet 1968. Les révoltes dans les grandes villes face au traitement des populations autochtones, noires et latinxs (écriture inclusive intégrant masculin, féminin et ceux se réclamant sans genre) par les autorités, ont politisés de nombreux individus.

Tout comme la population Afro-Américaine, les autochtones dénoncent la violence policière et le racisme systémique qu’ils subissent.

Au Nouveau-Mexique, ce mouvement autochtone antiraciste et décolonial, est représenté par les organisations politiques The Red Nation ou le K’é Infoshop. Celles-ci s’attèlent à démanteler les statues des colons et conquistadors espagnols. Ces groupes se déclarent solidaires et anti-impérialistes et comptent parmi leurs membres des afro-amérindiens. Tout comme la population Afro-Américaine, les autochtones dénoncent la violence policière et le racisme systémique qu’ils subissent. The Red Nation est né en juillet 2014 suite à l’assassinat de deux Diné (Navajo), Cowboy et Rabbit, par deux blancs dans la ville d’Albuquerque au Nouveau-Mexique.

Avant la mort de Georges Floyd, le démantèlement des statues de colons faisait partie du point 5 des revendications du manifeste du Caucus Pueblo/a/x, un des groupes de réflexion de The Red Nation:
« Nous exigeons la fin de l’apologie du génocide du peuple Pueblo. Les Pueblo ont constamment en mémoire leur génocide via un révisionnisme historique, une imagerie coloniale et des cérémonies glorifiant notre conquête par la couronne espagnole et l’empire américain. Nous avons continuellement lutté contre l’effacement de la résistance Pueblx face à la conquête et nous nous sommes battus afin que notre histoire soit correctement enseignée dans les établissements scolaires. De nos jours, des statues de colons espagnols et américains sont fièrement affichées, nos terres et lieux sacrés portent encore les noms rendant hommage à la conquête et les livres pédagogiques continuent d’être inexacts, incomplets ou même ouvertement révisionnistes. Ce ne sont pas simplement des enjeux symboliques ou des questions de représentations, Ils reflètent le climat bien réel de violence continue contre les peuples autochtones. Nous exigeons que toutes les images et cérémonies faisant l’apologie de la colonisation et de la conquête soient abolies. Nous demandons la fin de tous les récits niant la violence en cours contre le peuple Pueblx sous toutes ses formes. »

Ces revendications au caractère politique, visent à changer les rapports de pouvoir non seulement dans les espaces publics et privés, mais plus largement dans la façon dont l’Amérique conçoit son passé si le pays souhaite une paix sociale. Tout comme dans les manifestations organisées par Black Lives Matter où sont scandés « Hey hey! ho ho! racist cops have got to go » (« les flics racistes doivent partir ») lors des manifestations à Los Angeles en juin 2020, ce slogan est repris par les militants autochtones à Albuquerque sous la forme « Hey hey! ho ho! Oñate’s statuehas got to go! » (« la statue de Oñate doit partir », Oñate était un conquistador espagnol).

Les récentes élections présidentielles ont démontré l’importance fondamentale du vote autochtone, qui s’est très largement mobilisé malgré la pandémie.

La sénatrice Debra Haaland, membre de la tribu Pueblo Laguna s’est montrée solidaire de The Red Nation par le passé, notamment dans leur proposition d’écologie politique autour du Red New Deal, reprenant la proposition de Green New Deal de la représentante démocrate Alexandria Ocasio-Cortez et du sénateur démocrate Ed Markey pour y ajouter les liens inaliénables des nations autochtones à leurs territoires.

Les récentes élections présidentielles ont démontré l’importance fondamentale du vote autochtone, qui s’est très largement mobilisé malgré la pandémie. En Arizona, état traditionnellement républicain, c’est grâce au vote autochtone que Joe Biden a renversé la donne. Les données cartographiques sont impressionnantes : à l’emplacement des nations et tribus se superposent la couleur bleue des démocrates. Malgré cela, le vote autochtone reste marginalisé par les médias. N’étant ni Blanc, ni Hispanique, ni Afro-Américain, ni Asiatique-Américain, la chaine CNN a nommé leur catégorie « something else », soit « Quelque chose d’autre ».

Si les solidarités entre Afro-Américains et autochtones sont perçues comme le fruit d’une oppression mutuelle face à la suprématie blanche, les membres afro-amérindiens de la communauté Navajo avec laquelle je travaille ont grandement contribué à une prise de conscience dans de la nation Navajo à cheval entre l’Arizona et le Nouveau Mexique.

Radmilla Cody, est une figure au sein de la nation Navajo : chanteuse traditionnelle au double héritage Navajo et Afro-Américain. C’est une des cofondatrices du K’é Infoshop, un lieu associatif de type anarchiste au sein de la capitale Navajo de Window Rock. Le lieu sert de salle de concert, de café, de bibliothèque marxiste et libertaire. Il propose également des formations à l’éducation sexuelle, des cours de langue et de cuisine Diné.

Radmilla Cody première reine de beauté interraciale, élue Miss Navajo en 1998 a mis sa célébrité au service de sa communauté. Grâce aux conseils des anciens de la nation, elle a changé le nom péjoratif utilisé pour décrire les personnes d’origine Afro-Américaine au profit d’un nom positif qui reflète les difficultés vécues par ces derniers et leur solidarité avec le peuple Navajo.

Afin d’honorer son double héritage, elle utilise à présent le mot Naahilii, qui, décomposé donne: Naa (ceux qui ont surmonté), hil (noir et calme), ii (unicité/harmonie). Dans la langue Diné (Navajo), Black Lives Matter (« Les vies noires comptent ») est traduit par : Naahiliibeda’iina’ nihil danili. Si les militants dénoncent la suprématie blanche et ses effets, ils  n’en n’oublient pas pour autant qu’au sein de leur propre communauté, persiste un racisme tenace contre la communauté noire. Pour ces activistes autochtones les Afro-Américains ne sont pas des colons, contrairement aux populations blanches. Ils subissent d’ailleurs la même violence d’État que les peuples autochtones, faisant d’eux, des frères et sœurs de lutte.

Une pétition a été lancée par The Lakota People’s Law Project (une ONG travaillant à la justice sociale). Elle compte déjà 120 signatures de chefs tribaux et le soutien de plus de 50 démocrates à la Chambre des représentants invitant le futur président à nommer Debra Haaland.

Les militants anticapitalistes autochtones sont dubitatifs : si cette nomination est effective, un vrai changement peut-il avoir lieu ou serons-nous simplement face à une politique identitaire (Identity Politcs) ne s’attaquant pas à l’impérialisme américain ? Debra Haaland choisira-t-elle son peuple ou sa carrière ? Quelles alliances va-t-elle nouer dans un parti démocrate divisé ? La voie de la réforme peut-elle palier à un changement structurel perçu comme nécessaire dans une Amérique désunie et malade ?


Eugénie Clément Picos

Anthropologue, Doctorante à l'EHESS, coordinatrice du pôle Californie de l’Institut des Amériques