Politique

Représenter les classes populaires – retour sur l’histoire du Parti communiste français

Sociologue

Il y a cent ans, au congrès de Tours, naissait le Parti communiste français, « parti de la classe ouvrière » qui a su au cours de son histoire donner une place à la classe populaire habituellement exclue des instances du pouvoir. Le PCF a aussi créé des formes de sociabilité communiste en dehors du parti lui-même, tirant sa force d’une myriade d’organisations satellites. Des organisations plus ou moins liées à Moscou, pour un parti qui laissait peu de place aux voix discordantes, mais une expérience qui mérite un retour historique alors que la marginalisation politique des classes populaires n’a cessé de s’accroître.

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Il y a 100 ans, lors du congrès de Tours de décembre 1920, une large majorité des délégués du parti socialiste votaient l’adhésion à l’Internationale communiste. Progressivement, un parti de « type nouveau », érigé en « Parti de la classe ouvrière », s’est construit en forgeant des outils de lutte contre la monopolisation des postes politiques par les classes supérieures. Son histoire, que l’on retrace et analyse dans l’ouvrage récemment paru Le parti des communistes, met en évidence ce qui hante la démocratie libérale depuis le XIXe siècle : le défaut de représentation politique des classes populaires, un enjeu plus que jamais d’actualité.

La fabrique d’un parti ouvrier

En France, le Parti communiste naissant est d’abord essentiellement dirigé par des hommes de lettres et des enseignants. Les ouvriers sont initialement très peu nombreux dans une direction en grande partie héritée de l’ancien parti socialiste, qui était dominé par les élites intellectuelles (journalistes, avocats, enseignants).

Il faut attendre la phase dite de « bolchévisation » entamée en 1924-1925 pour qu’une direction ouvrière se mette progressivement en place. À cette occasion, les « éléments prolétariens » sont promus dans l’organisation, tandis que priorité est donnée à l’organisation dans les entreprises. Mis à l’écart, de nombreux dirigeants issus du parti socialiste, souvent des élus, laissent la place à des militants, plus jeunes et plus ouvriers, issus du syndicalisme. Pierre Semard, cheminot révoqué, ancien syndicaliste révolutionnaire, devient ainsi secrétaire général du parti durant l’été 1924. Maurice Thorez, qui a travaillé un temps comme mineur, entre au même moment dans la direction ; il sera le premier responsable du PCF de 1931 à 1964.

La constitution d’un parti ouvrier repose sur des mécanismes de sélection, de formation et de promotion des militants d’origine populaire. En relation étroite avec des intellectuels impliqués dans les activités d’éducation militante, la « politique des cadres » priorise les travailleurs manuels dans l’accès aux écoles du parti puis au statut de permanent ou à des postes électifs. L’engagement communiste procure aux catégories populaires un capital collectif militant, apte à compenser une faiblesse initiale en capital scolaire et économique. Dans et par l’organisation, des ouvriers accèdent à des ressources culturelles qui leur permettent de contrer leurs sentiments d’illégitimité et de lutter contre la domination des élites sociales dans l’espace politique.

En acquérant une forte audience électorale dans le cadre du Front populaire en 1936, le Parti communiste devient un parti de masse et propulse des ouvriers sur les bancs de l’Assemblée nationale. En cela, il constitue une entreprise inédite de subversion des règles du jeu politique, qui excluent les classes populaires des instances du pouvoir.

L’articulation du politique et du syndical

La Libération constitue l’apogée de l’influence du PCF, qui recueille plus de 28 % des suffrages lors des élections législatives de novembre 1946. Sa participation au gouvernement fait accéder des hommes d’origine populaire aux plus hautes fonctions de l’État, jusqu’ici réservées aux élites économiques et culturelles. Ambroise Croizat, chargé de la mise en place du régime général de la sécurité sociale en tant que ministre du travail, est un ancien ouvrier métallurgiste, qui quitta l’école primaire à douze ans.

À l’échelon local, le PCF déploie un maillage associatif couvrant différents secteurs : vieux, femmes, jeunes, sportifs, locataires, Résistants, militants de la paix, intellectuels, anciens combattants, travailleurs immigrés, etc. La sociabilité communiste ne se réduit pas au parti lui-même, mais tire sa force d’une myriade d’organisations satellites plus ou moins liées à l’appareil du parti, plus ou moins insérées dans des structures internationales basées à Moscou.

Pour les ouvriers, ce sont les réseaux syndicaux qui constituent la principale matrice de l’engagement communiste. Dans les communes industrielles, le syndicat est un outil d’accession ouvrière au pouvoir local : la liste communiste est fréquemment menée par les syndicalistes de la principale entreprise locale. Associés avec des enseignants, ils en viennent à contester dans l’espace municipal la domination politique de ceux qui sont leurs supérieurs hiérarchiques au travail. Ils font face à des élus qui ont converti leurs positions sociales dominantes (cadres, entrepreneurs, professions libérales, gros commerçants) en mandats municipaux.

Influent dans les ceintures urbaines et les bourgs industriels, le mouvement communiste est également structuré dans les campagnes agricoles où il répond de façon pragmatique aux aspirations de défense de la petite propriété familiale et gère un héritage constitué en partie pendant la lutte contre l’occupation allemande.

Waldeck-Rochet, qui succède à Maurice Thorez à la tête du parti en 1964, est un ancien maraîcher de Saône-et-Loire. De nombreux dirigeants ouvriers sont issus des milieux ruraux et industriels, à l’image de Marcel Rigout, le futur ministre de la formation professionnelle en 1981, qui est né dans une famille du Limousin (père scieur et mère domestique). Après son certificat d’études, il devient apprenti couvreur, ouvrier agricole puis ouvrier d’usine. Agent de liaison pour la Résistance dès l’âge de quatorze ans, Marcel Rigout adhère aux Jeunesses communistes durant l’été 1944. Quatre ans plus tard, après avoir suivi l’École des cadres, il prend la tête de la fédération de Haute-Vienne où il participe à l’exclusion de Georges Guingouin, une figure majeure de la Résistance.

Vecteur d’entraide dans les usines et les localités, instrument de lutte contre la domination patronale et l’exclusion politique, l’engagement communiste peut également être synonyme de sectarisme. Le PCF constitue un puissant outil d’émancipation individuelle et de rencontres sociales (ouvriers, intellectuels, employées, paysans se côtoient dans les cellules), mais il laisse peu de place aux voix discordantes : toute divergence interne est traquée au nom de la nécessaire unité de parti.

Un acteur central de la féminisation de la vie politique

Le PCF n’œuvre pas seulement à ouvriériser les assemblées électives françaises, il est aussi le principal acteur de leur féminisation. Ce point est moins connu : il s’agit du parti le plus féminin au sein d’un paysage politique largement dominé par les hommes.

Précurseur de la lutte pour l’égalité politique entre femmes et hommes, il présente des candidates dès les années 1920 alors même que les femmes ne sont pas éligibles. Son repli conservateur sur le plan des mœurs et du droit des femmes à disposer de leur corps au cour des années 1930 entraîne le départ de féministes, mais il demeure l’un des principaux vecteurs de l’entrée des femmes dans la vie politique lorsqu’elles accèdent au droit de vote. Sur les 33 femmes qui siègent dans l’Assemblée constituante en octobre 1945, 17 sont communistes. Parmi elles, Alice Sportisse est élue en Algérie, où elle revendique l’égalité des droits pour les musulmans. Fille d’un ouvrier des chemins de fer, cette comptable siège à l’Assemblée jusqu’en 1956 et l’annulation des élections dans la colonie. Sous la Quatrième République, entre 50 % et 80 % des députées proviennent des rangs du PCF.

Les réseaux communistes servent de support à un féminisme pratique pour des femmes – issues notamment de milieux populaires – dont l’engagement implique forcément la transgression des schémas dominants des rôles de sexe. Néanmoins, suivant une répartition genrée des rôles militants, les femmes communistes s’orientent et sont orientées principalement vers les associations féminines (Union des femmes françaises) et les organisations dédiées aux causes humanitaires et à la lutte pour la paix.

En outre, le primat accordé aux ouvriers dans les mécanismes de sélection des cadres communistes renvoie de fait à un modèle masculin, centré sur les ouvriers qualifiés de la grande industrie. Alors que les hommes investissent surtout l’espace professionnel, souvent d’abord comme syndicalistes, les militantes, plus fréquemment sans emploi ou embauchées dans de petites unités où le militantisme est difficile, rejoignent surtout les cellules de quartier et de village, à l’écart des cellules d’entreprise, forme privilégiée de l’action communiste. Les femmes sont de ce fait davantage investies dans des enjeux locaux et municipaux, et souvent reléguées aux échelons inférieurs ou dans les domaines spécifiques des organisations de masse et du « travail féminin ».

L’érosion du socle populaire du PCF

À partir des années 1960-1970, le poids des catégories populaires régresse dans les rangs militants au profit notamment des enseignants et de professions intermédiaires. Dans le cadre de la stratégie d’union de la gauche avec les socialistes, le PCF entend s’ouvrir aux « nouvelles couches sociales » et cherche à organiser les « ITC » (pour ingénieurs, techniciens, cadres). Si les nouveaux dirigeants qui émergent dans les années 1970 restent d’origine populaire, ils ont en réalité une expérience ouvrière et syndicale limitée. Cela s’explique par le besoin rapide de permanents suite à l’essor militant et électoral durant cette décennie mais aussi par les fermetures d’entreprises et la crise de l’industrie.

Sur fond de précarisation et de fragmentation du groupe ouvrier, le monde des classes populaires se diversifie avec l’essor des travailleurs des services, une féminisation du salariat ou encore un renouvellement des origines nationales des travailleurs immigrés. Essor du chômage ouvrier, relégation spatiale, stratégies patronales agressives se conjuguent pour éloigner les catégories populaires de l’organisation communiste et, plus généralement, de l’action militante. Le déclin du PCF est à inscrire dans une crise générale du mouvement ouvrier, renforcée par l’incapacité de son groupe dirigeant à rompre avec un soutien quasi constant à l’URSS jusqu’à son effondrement en 1991.

Dans les années 1990-2000, le mouvement de désouvriérisation du parti a été renforcé par des mécanismes organisationnels qui ont favorisé les élus et leur entourage. Principale force de résistance au déclin national, les collectivités territoriales gérées par le PCF jouent un rôle croissant dans la reproduction de son appareil, tandis que la matrice syndicale, qui garantissait une assise populaire à l’organisation, s’érode. Engagée dans une stratégie de survie, la direction du PCF doit se résoudre à délaisser une politique des cadres qui était jusqu’ici favorable aux militants d’origine populaire. Passée un temps au second plan, la question de la promotion politique des classes populaires est cependant redevenue, depuis une quinzaine d’années, un sujet récurrent de discussion au sein d’un parti à l’influence désormais très réduite.

Cent ans après sa fondation, le PCF a un poids électoral négligeable, mais il dispose malgré tout d’un réseau conséquent d’élus locaux et de près de 50 000 adhérents. Comparés aux autres partis de gauche et de l’écologie, sa composition sociale demeure plus populaire, moins centrée sur les seules catégories très diplômées. Les partis politiques, dans leur ensemble, peinent à nouer des liens solides avec les milieux populaires, y compris le Rassemblement national, dont l’audience électorale ne se traduit pas par une structuration militante.

La marginalisation politique des classes populaires s’est renforcée dans la dernière période, à l’image de la composition de l’Assemblée nationale actuelle : moins de 5 % des députés appartiennent aux classes populaires, qui forment pourtant la moitié de la population française. Ce déficit démocratique est d’autant plus criant que les aspirations populaires au changement sont fortes, comme l’a montré la mobilisation des « gilets jaunes ».

NDLR : Julian Mischi vient de publier Le parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours aux éditions Hors-d’atteinte.


Julian Mischi

Sociologue, directeur de recherche à l’INRAE, chercheur au CESAER – Dijon