Economie

Affaire Mediapro ou la faillite du football français ?

Économiste, Économiste

Le 20 décembre, Mediapro a définitivement perdu les droits de diffusion de la Ligue 1, pourtant le groupe audiovisuel espagnol diffuse les deux premiers matchs du championnat français de 2021. Pour comprendre ce fiasco des droits TV, qui met en danger les clubs, les uns ont mis en avant l’avidité d’un sport devenu un business hautement spéculatif, d’autres l’incompétence de la Ligue de Football. Mais tous oublient que le football professionnel est une activité économique à part et que très peu de clubs disparaissent définitivement pour des raisons financières.

On reproche souvent aux économistes d’être très forts pour expliquer a posteriori les crises qu’ils n’ont pas prévues. Ce n’est visiblement pas le cas de l’affaire Mediapro pour laquelle beaucoup d’observateurs affirment aujourd’hui que tout était écrit d’avance, que la « bulle » devait nécessairement exploser, avec d’un côté des présidents irrationnels motivés par « une forme de cupidité et d’irréalisme » (Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports) et de l’autre un groupe international, symbole d’un capitalisme financiarisé, dirigé par une « ex-figure trotskiste » (Mediapart). Mais peut-on tout expliquer sous ce prisme manichéen ? Il ne s’agit pas ici de faire le procès des uns ou des autres, de nombreux experts s’en sont déjà chargés, mais de faire la genèse de cette affaire.

Mille millions d’euros

Revenons en arrière, en mai 2018, au moment de l’attribution des droits de retransmission du football français. Ces droits ont alors été allotis (sept lots) principalement en fonction des affiches et adjugés successivement par ordre décroissant de valeur intrinsèque. Le processus choisi (en collaboration avec plusieurs cabinets dont l’anglais Clifford Chance et le français Veltys) est en effet une enchère séquentielle (avec prix de réserve et non divulgation des gagnants précédents) visant à renforcer la concurrence : la Ligue cherchait rationnellement à maximiser le prix.

Le 29 mai 2018, à la surprise générale, Mediapro, un groupe sino-espagnol, remporte les lots 1, 2 et 4 pour 780 millions d’euros, BeIN Sports propose 320 millions pour le lot 3 et Free offre 50 millions pour le lot 6 : le milliard espéré par la LFP est largement dépassé (+60% par rapport au contrat précédent), réduisant ainsi une grosse partie de l’écart financier avec les autres championnats du Big 4.

En achetant les droits pour 780 millions d’euros, l’acheteur, Mediapro, escompte pouvoir réaliser un gain d’au moins 3,12 milliards jusqu’en 2024 : il n’est en effet pas économiquement rationnel d’acheter un droit qui rapporte moins qu’il ne coûte sur la durée du contrat. Ces profits escomptés présentent cependant une part de risque puisqu’ils font l’objet d’un calcul en univers incertain (sur la revente des droits, le nombre d’abonnés, etc.). Cette incertitude peut alors conduire parfois à ce que les économistes appellent la « malédiction du vainqueur », puisque celui qui emporte les enchères est le plus optimiste (parfois trop) des enchérisseurs (ayant la même information). Néanmoins, à supposer que les acheteurs soient eux-mêmes rationnels et donc au fait de cette malédiction, l’augmentation des montants proposés ne peut alors s’expliquer que par l’anticipation de revenus croissants. Et c’est sans doute là que le bât a blessé pour Mediapro.

Selon de nombreux observateurs, la Ligue 1 ne vaudrait en effet pas un milliard. Maxime Saada, le patron du grand perdant de l’enchère, le diffuseur historique Canal+, estimait plutôt une valeur annuelle avoisinant les 650 millions d’euros, somme moins élevée que le montant du précédent appel d’offre (726,5 millions d’euros), sans doute gonflé à l’époque par l’arrivée de BeIN Sports.

Il semble que l’idée première de Mediapro n’était pas d’exploiter lui-même les droits mais plutôt, comme tout groupe spéculatif, de les revendre au plus offrant avant le début du championnat 2020-2021 (en Espagne, il a acheté puis revendu à Telefonica, les droits de la Ligue des champions et de la Ligue Europa, pour 1,08 milliards d’euros). Le groupe misait peut-être aussi sur le fait que des médias de toutes natures (TV, Fournisseurs d’accès à Internet, plates-formes web) étaient de plus en plus nombreux à vouloir acquérir ces droits.

Enfin, les droits de diffusion d’un produit tel que la Ligue 1 revêtent les caractéristiques du « bien de club », (selon la typologie des Ostrom, couple d’économistes). C’est-à-dire que gagner l’enchère des droits de la Ligue 1 vaudrait non seulement pour l’exploitation commerciale envisagée mais aussi pour l’affaiblissement relatif des concurrents. Cette motivation peut expliquer une partie de la surenchère.

Force est de constater qu’ex post, l’anticipation était mauvaise puisque le groupe s’est montré incapable de revendre des droits aussi onéreux (notamment à Canal+ !). Mediapro allait en conséquence devoir créer de toutes pièces une chaîne de télévision, Téléfoot, et essayer de rentabiliser l’investissement par les abonnements. Le point d’équilibre annoncé était de 3,5 millions abonnés à 25,90 €, objectif, au vu du marché et des évolutions de la nature de la demande de football (OTT, réseaux sociaux), jugés par beaucoup comme irréalisable. On connaît la suite des évènements.

La crise sanitaire est passée par là et les abonnés se font rares (on parle de seulement 400 000 souscriptions). Mediapro demande un délai de paiement fin septembre pour le deuxième versement de son contrat. Début octobre, son patron, Jaume Roures, déclare vouloir renégocier le contrat et une procédure de médiation est engagée auprès du tribunal de commerce de Nanterre. Le 11 décembre, la Ligue rompt son contrat avec Mediapro obtenant seulement 100 millions d’euros de dédommagement et le 22 décembre, récupère ses droits. Un nouvel appel d’offre va pouvoir avoir lieu.

Un naufrage prévisible ?

La LFP et ses présidents ont semble-t-il privilégié le prix (le milliard) plutôt que d’autres objectifs : le cahier des charges aurait pu ainsi exiger des garanties sur l’outil de retransmission, contraindre la revente des droits (comme en Italie) ou garantir un équilibre financier à plus long terme sachant que certains concurrents peuvent disparaître du marché. Mais ont-ils vu Mediapro trop beau ?

En 2018, avec presque 7 000 salariés, près de deux milliards de chiffre d’affaires (soit autant que toute la Ligue 1), Mediapro est un groupe audiovisuel qui présente quelques garanties. Celui-ci assure la réalisation technique de tous les matchs de la Liga pour Telefonica qui lui a repris les droits du championnat espagnol sur la période 2019-2022. En février 2018, le groupe est racheté à hauteur de 54 % par Orient Hontai Capital, une société de gestion chinoise dont l’actionnaire principal est la municipalité de Shanghai. Même si cette société n’est pas une énorme entreprise en Chine, cette prise de participation majoritaire pouvait être perçue comme le signe d’une offensive chinoise sur les droits TV du football européen, comme d’ailleurs sur le football en général.

L’entreprise (via sa maison mère Joye Media) n’est cependant pas très bien notée par Moody (B1 en 2018 et décotée depuis début 2020) et se voit suspendre l’attribution des droits de la Serie A italienne (en mai 2018) pour différentes raisons, juridiques (la revente des licences) et surtout financières : la ligue italienne ne se satisfait pas des garanties liées aux actionnaires chinois de Orient Hontai.

Par ailleurs, la stratégie de Mediapro sur le marché français intégrait vraisemblablement la Ligue des champions, mais ce sont ses concurrents (Canal et BeIN) qui gagneront l’enchère de l’UEFA en novembre 2019.

Selon certaines informations, le contrat de la LFP disposait d’une caution solidaire contractuelle de l’actionnaire et non d’une garantie à première demande (bancaire), difficile à obtenir pour de tels montants. L’inconvénient est que cette garantie n’est pas aussi facile à activer (juridiquement), notamment dans un contexte international, comme les faits le montreront plus tard. De plus, la LFP n’a pas demandé d’avance à la signature.

Ne pouvant obtenir de garanties bancaires, les dirigeants de la LFP se seraient déplacés à Londres pour rencontrer des assureurs susceptibles de couvrir les deux premières échéances de Mediapro en cas d’impayés. Pour cette garantie à hauteur de 340 millions d’euros, la Ligue aurait dû verser seulement 1 % du montant mais ne l’a cependant pas accepté, révélant ses anticipations du risque trop optimistes ou/et sa forte tolérance au risque.

En résumé, il nous semble trop facile d’affirmer a posteriori que le désastre pouvait être annoncé dès la signature du contrat en 2018. Initialement, certaines données économiques pouvaient effectivement pousser à un certain optimisme. Il est en revanche vraisemblable que la LFP ait sous-estimé certains risques liés à Mediapro, même s’il était plus difficile de prévoir certains éléments ayant entrainé le défaut de paiement. Comme, par exemple, la crise sanitaire qui est venue s’ajouter à d’autres déconvenues (la perte de la Ligue des champions). Néanmoins, le manque de prudence de la ligue est notoire : les comportements assurantiels ne font semble-t-il pas partie de sa culture.

Mais peut-on reprocher à la Ligue d’avoir privilégié la maximisation des droits TV eu égard au fonctionnement de l’économie du football français ?

La dépendance de la Ligue 1 aux droits TV

La part des droits de retransmission dans le budget des clubs de Ligue 1, insignifiante avant le milieu des années 1980, n’a cessé d’augmenter, notamment depuis le milieu des années 1990. Les droits de retransmissions des championnats nationaux se décomposent en droits domestiques (vendus aux télévisions nationales) et en droits internationaux (vendus aux télévisions étrangères). Si les droits internationaux sont faibles en France (80 millions d’euros par an), les droits domestiques pour la Ligue 1 et la Ligue 2 ont été négociés à hauteur de 750 millions d’euros par an pour les quatre saisons de 2016 à 2019 et Mediapro avait proposé 1,1 milliard pour le cycle 2020‑2024.

Étant donné les montants, la répartition des droits entre les clubs constitue un enjeu très important pour les recettes des clubs. Cette répartition, plus ou moins égalitaire en fonction des championnats, est devenue de plus en plus égalitaire avec l’évolution des montants en Ligue 1 : le rapport premier sur dernier est passé de 3,6 à 2,4 en théorie entre la campagne 2016-2020 et la campagne 2020-2024.

Traditionnellement très égalitaire en Premier League, la répartition commence à être remise en cause par les plus gros clubs qui y voient un manque à gagner. Mais si individuellement, les clubs ont, à court terme, avantage à maximiser leurs recettes, on peut se demander si, à plus long terme, un partage plus inégalitaire ne nuirait pas à l’intérêt de tous (compétition trop inégale au niveau des ligues). En outre, une meilleure redistribution permet de lutter contre les inégalités salariales des footballeurs.

Toujours est-il que depuis l’augmentation des droits TV, la structure des revenus des clubs de l’élite française n’a cessé d’évoluer dans le sens d’une part prépondérante des droits de retransmission : de 30 % à 40 % jusqu’aux années 2000 dans les produits hors mutations, entre 50 % et 60 % dans les années 2000 et plus de 60 % (hors PSG) aujourd’hui pour la plupart des clubs. Seuls les plus gros, comme le PSG ou l’OM, ont des parts inférieures à 50 % en 2019 (respectivement 24 % et 46 %, du fait du sponsoring au sens large). À l’inverse Nîmes construit un budget au trois-quarts financé par les droits TV.

Quelles conséquences économiques ?

Le contrat Mediapro aurait dû permettre à tous les clubs de Ligue 1 d’empocher environ vingt millions d’euros supplémentaires à partir de la saison 2020-2021. Cette clef de répartition égalitaire du surplus des droits à distribuer (400 millions d’euros) est celle qui avait été adoptée par la Ligue et ses présidents. Les budgets prévisionnels des clubs en 2020-2021, et notamment les contrats salariaux, ont été élaborés en fonction de cette nouvelle dotation qui aurait dû compenser en partie les pertes de recettes induites par la crise sanitaire et économique.

Selon les informations publiées dans la presse, le budget prévisionnel total de la Ligue 1 devait augmenter d’environ 10 % par rapport à celui de 2019-2020 (environ 2,1 milliards), soit une augmentation deux fois moindre que si les clubs avaient reporté en totalité l’augmentation de leurs droits TV. Les équipes ont donc intégré à la fois les pertes de la saison passée et le manque de recettes anticipées (hors droits TV) pour la saison à venir.

Le défaut de paiement de Mediapro, même s’il est compensé en partie par un nouveau contrat de retransmission, risque donc d’avoir des conséquences sur la trésorerie des clubs, au moins à court terme. Et la structure de leurs dépenses montre que ce sont les masses salariales qui seront les plus concernées par cette baisse de revenus : en 2019, selon la DNCG, près des trois-quarts des budgets (hors transferts) sont alloués aux salaires (56 % pour le PSG mais plus de 100 % pour Lille et Monaco).

Le proche avenir nous dira comment la Ligue et les clubs vont gérer cette situation : obtention de prêts bancaires, vente des joueurs au mercato d’hiver, renégociation salariale (individuelle ou collective)…

Malheureusement, la défection de Mediapro n’est pas le seul élément à prendre en compte dans la gestion de crise du football français : il faut aussi considérer le manque à gagner dû à l’arrêt du championnat la saison passée (compensé par un prêt de 224,5 millions garanti par l’État) et l’absence de billetterie et transactions sur le marché des transferts en baisse (en volume).

Vers une faillite du football français ?

Même si certains font faillite, les clubs de foot sont comme des phénix, ils renaissent de leurs cendres. Voici quelques exemples, plus ou moins récents.

En 2010, la fédération italienne de football a introduit une règle sanctionnant les clubs de deuxième, troisième et quatrième division qui respectent pas leurs obligations financières, prévoyant notamment l’exclusion des compétitions. Dix-huit clubs ont été liquidés suite à cette décision, et sur ces équipes, quinze ont été recréées sous une autre forme dans des divisions inférieures. En 2020, parmi les quatre équipes reléguées, deux sont revenues dans les championnats nationaux, dont une est sur le point de monter en Serie A. En Angleterre, Stephan Szymanski, dans Money and Soccer (2015), retrace les cas de liquidation de vingt-deux clubs en Angleterre entre 1893 et 1935. Parmi ces clubs, on retrouve des équipes aujourd’hui mondialement connues ayant gagné de nombreux titres.

En France, la DNCG (Direction nationale du contrôle de gestion) contrôle financièrement et sanctionne les clubs de football professionnel. Nous dressons dans L’argent du football (2018) la liste des dépôts de bilan de vingt-cinq clubs professionnels et non professionnels en France qui ont été liquidés entre 1978 et 2017, ainsi que leur trajectoire depuis leur relégation. Un seul d’entre eux n’a pas recréé d’équipes (adultes) : Calais, liquidé en 2017. Tous les autres sont repartis dans les divisions amateurs, et quelques fois très bas dans la hiérarchie, au niveau départemental. Aujourd’hui, Strasbourg est déjà remonté dans l’élite, en attendant Grenoble, Bastia, le Red Star, et sans doute bien d’autres…

Terminons par les conséquences économiques d’un cas similaire à l’affaire Médiapro. Le groupe ITV Digital, qui, en 2000, avait acheté les droits de retransmission de l’English Football League (deuxième, troisième et quatrième division anglaises) pour 315 millions de livres sterling, l’équivalent à l’époque du revenu total des 72 équipes de ces trois championnats. Après avoir été dans l’incapacité financière d’honorer son contrat, l’entreprise fut mise en redressement judiciaire en 2002. Cela provoqua des difficultés pour de nombreux clubs ayant engagé des fonds, notamment pour payer des joueurs, par anticipation, et causa la faillite de quatorze clubs professionnels. Après avoir payé une partie de leurs dettes, les clubs se recréèrent et la plupart se retrouvent au même niveau qu’en 2002.

Tous ces exemples montrent que le football professionnel est une activité économique à part et que très peu de clubs disparaissent définitivement pour des raisons financières. Leur histoire est essentielle, que ce soit leurs performances sportives passées ou leur création très ancienne (pour certain au début du jeu lui-même). La mémoire sportive est autrement plus tenace que celle d’autres industries. À notre plus grand bonheur.


Luc Arrondel

Économiste, directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’École d’économie de Paris (PSE)

Richard Duhautois

Économiste, chercheur au Cnam, membre du Lirsa et du CEET

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