Le Monde chez soi ou comment les objets nous rapprochent

Historien, Historien

L’épidémie de Covid, qui oblige à la distanciation sociale, a paradoxalement montré à quel point les quatre coins du Monde étaient proches, plus encore qu’on ne pouvait se le figurer. Ce sont sans doute les objets, comme les masques de protection, qui ont révélé la réalité d’une mondialisation multipolaire, dont le moteur et les principaux acteurs se trouvent souvent hors d’Europe. Une situation moins récente, et bien plus complexe que nous le croyons généralement, comme le montre l’histoire matérielle, par les objets. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2021 dont le thème est « Proches ».

Considérez ce paradoxe du confinement : d’une part, le plus ancien moyen de connaissance du monde – le voyage – est aujourd’hui extraordinairement contraint ; d’autre part, le monde est plus que jamais l’objet de toutes nos attentions, dans la mesure où le mal qui se trouve à l’origine de notre immobilité forcée – la pandémie – est mondial.

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On songe au Voyage autour de ma chambre, publié en 1794, que le lieutenant Xavier de Maistre écrivit lorsqu’il était aux arrêts. Le livre délivrait une petite leçon de philosophie en demandant à son lecteur « d’être satisfait de lui, s’il parvient à faire voyager son âme toute seule ». De Maistre décrivait chacun des objets qui l’entourait, s’interrogeant sur leur signification, sur leur usage, sur leur histoire – et se servait d’eux pour engager un voyage imaginaire sur les grands chemins du monde.

Nous faisons souvent de même. En jetant nos masques prophylactiques après chaque utilisation ou au contraire en les conservant soigneusement pour les réemployer, nous nous remémorons les débats qui ont accompagné le constat de leur pénurie sur le territoire français. Plus de la moitié de la production mondiale de masques vient de Chine. Cela ne nous étonne plus. Nous savons qu’une grande partie des objets qui nous entourent sont aujourd’hui produits très loin de la France – à « l’autre bout du monde » –, souvent en Asie. Nous ne nous déplaçons pas beaucoup ces jours-ci, en tout cas pas très loin, mais nous savons que les objets, eux, oui.

Mais savons-nous que c’est bien moins récent que nous le croyons généralement – ou, en tout cas, que le répètent ceux qui pensent que la « globalisation » est née dans le dernier quart du XXe siècle, au moment où, justement, une grande partie de nos objets quotidiens se sont mis à être produits massivement en Asie ?

Le fil comme le masque démontrent l’extrême complexité de la circulation des objets.

Ainsi ce fameux masque, composé de couches de coton attachées par un élastique. L’historien Frédéric Vagneron nous rappelle qu’il est apparu à peu près au même moment que le masque chirurgical, à la fin du XIXe siècle. Son premier triomphe date de la peste de Mandchourie, en 1911, lorsque les médecins européens, chinois et japonais se faisaient concurrence pour contrôler une épidémie dont les formes pulmonaires provoquaient une létalité effroyable.

C’est le docteur Wu Lien-teh, diplômé de l’Université de Cambridge, qui contribua alors à la diffusion de ce masque, pour affirmer la modernité du nouvel État chinois face aux puissances impérialistes – avant que les services de la santé publique japonaise en popularisent l’usage à l’occasion de la grippe espagnole de 1918-1920. Le masque est ainsi progressivement devenu un objet commun en Asie orientale et du Sud-Est pour lutter contre les maladies transmissibles par voies respiratoires puis pour se protéger de la pollution de l’air (alors qu’il est demeuré presque exclusivement associé à la pratique chirurgicale, dans l’imaginaire occidental, jusqu’en mars 2020).

Le fil de coton indispensable à la confection de ces masques raconte aussi, mais différemment, l’histoire de la mondialisation. Nous n’ignorons pas que ce que nous appelons traditionnellement la « révolution » industrielle occidentale a résulté dans un premier temps de la mécanisation du tissage de cette fibre végétale au Royaume-Uni. Le développement spectaculaire d’un nouveau système capitaliste s’est fondé à partir des années 1780 sur la production du coton par des esclaves africains dans les plantations américaines, ensuite filé par les prolétaires européens – essentiellement des femmes et des enfants. Ouvrir de nouveaux marchés pour écouler ces productions croissantes, souvent par la menace et par la force, telle fut dès lors l’obsession des élites occidentales.

La commercialisation de ce fil de coton industriel européen a provoqué au milieu du XIXe siècle une brutale désindustrialisation en Asie où des millions d’artisans et d’ouvriers ont perdu leur travail, notamment en Inde. On a oublié qu’avant de faire la fortune des puissances occidentales, cet arbuste était en effet cultivé depuis des millénaires dans le sous-continent, devenu à partir du XVIIe siècle le premier producteur textile du monde, suscitant la convoitise des Compagnies à charte européennes. Vanessa Caru rappelle comment Gandhi a réactivé dans l’entre-deux-guerres ce glorieux passé commercial en faisant du rouet le symbole de la jeune nation indienne afin de reconquérir l’indépendance économique en même temps que la souveraineté politique. L’Asie est redevenue à partir de cette époque le premier producteur de fil de coton – les femmes et les enfants y travaillant d’ailleurs dans des conditions tout aussi exécrables que les ouvriers du Lancashire du XIXe siècle.

Le fil comme le masque démontrent ainsi l’extrême complexité de la circulation de ces objets auxquels il apparaît souvent vain de vouloir à tout prix assigner une origine.

Les objets du quotidien sont le plus petit dénominateur commun entre toutes les femmes et tous les hommes du passé.

Cette étude de la culture matérielle ne permet pas seulement d’explorer le rôle de la circulation des marchandises dans l’émergence d’une nouvelle société de consommation et l’essor de la mondialisation économique. Elle offre surtout un moyen de réaliser l’impossible : écrire l’histoire du Monde. Non pas en adoptant, à la manière des histoires universelles, un point de vue surplombant et les catégories de l’entendement forgées en Europe, mais en proposant une manière concrète d’appréhender ce que le Monde nous fait à travers l’analyse de nos compagnons les plus intimes : les objets du quotidien.

Ces derniers sont en effet le plus petit dénominateur commun entre toutes les femmes et tous les hommes du passé, quelles que soient leurs appartenances sociales et culturelles. Ils sont l’unité qui nous autorise à comparer les différentes sociétés du monde, et éventuellement à les relier au travers de multiples formes d’interactions. Ce sont les objets qui nous rendent – nous tous, les humains – commensurables.

Bien sûr, le risque d’une telle histoire, y compris en suivant les circulations « par le bas », est de se focaliser exclusivement sur les circuits planétaires d’échanges et de commercialisation, qui furent longtemps dominés par l’Europe, puis l’Amérique du Nord. Le piège ainsi tendu aux historiennes et aux historiens a un nom : le diffusionnisme, c’est-à-dire l’étude des modalités de diffusion dans le monde entier des objets produits en Occident. Il est difficile d’y échapper.

Considérons cet objet si utile dès les premières minutes de nos couvre-feux actuels : l’ampoule électrique. Comment raconter son histoire autrement qu’en partant de la mise au point des lampes à incandescence, en Grande-Bretagne et au Royaume-Uni, à la fin des années 1870 ? Yves Bouvier et Léonard Laborie rappellent que dès 1882-1883 l’entreprise Edison était présente à Tokyo, Bombay, Shanghai, Le Cap et Moscou – et aussi qu’en 1924 les plus grands industriels de ce secteur désormais florissant se réunirent en cartel pour limiter la concurrence. Ce sont ces ampoules que l’on retrouve aujourd’hui dans le monde entier. Partout ? Eh bien non : 1,2 milliard de personnes, principalement en Afrique, n’ont toujours pas accès à l’électricité. Même l’histoire d’un objet aussi commun, racontée depuis son invention occidentale, laisse de côté une grande partie de l’humanité.

Envisageons cet autre exemple : la boîte de conserve, étudiée par Stéphanie Soubrier. On peut bien sûr en dérouler l’histoire depuis les bocaux en verre hermétiquement fermés du Français Nicolas Appert, en 1810, jusqu’aux perfectionnements du Britannique Peter Durand – et suivre ensuite les vicissitudes de l’objet au gré des besoins des marines et des armées occidentales (en 1859, les équipages de l’amiral Charner voguant vers la Chine, où ils s’apprêtaient à envahir Pékin, étaient nourris avec de la viande et des légumes en conserve). On peut mesurer le triomphe de la boîte de conserve, dans le monde entier, jusqu’à la concurrence des produits surgelés – et illustrer ce triomphe par les soupes Campbell’s exposées par l’États-unien Andy Warhol en 1962.

Mais ce serait oublier que, depuis la fin du XIXe siècle, l’étain qui revêt les parois des boîtes de conserve est majoritairement produit en Malaisie, où l’extraction intensive de la casserite a suscité d’innombrables inondations et stérilisations de sols et la naissance de villes comme Kuala Lumpur (« estuaire boueux »). La production et la diffusion des objets d’origine occidentale – le journal, le télescope, le revolver, la machine à coudre, la bougie stéarique, le flash au magnésium, le piano, la machine à écrire, la bouteille en plastique, le poste de télévision, la canette jetable, le tampon hygiénique, la pénicilline, le stylo-bille, la pilule, etc. – ne se sont pas faites sans conséquences sur le reste du monde.

Certains objets révèlent une histoire multipolaire de la mondialisation.

La mondialisation a longtemps été présentée comme un puissant phénomène d’occidentalisation à sens unique, parce que ce schéma corroborait à la fois la thèse des libéraux promoteurs de la « mission civilisatrice » d’un Occident tout-puissant et, à l’opposé, celle des nationalistes contempteurs de la mondialisation qui y voyaient avant tout une forme d’impérialisme culturel.

En fait, nombre d’objets du quotidien proviennent d’autres régions du monde : le shampoing, le banjo, la pipe à opium, le châle, le cigare, l’éventail, le hamac, la statuette de Bouddha, le bonsaï, la chicotte, le wax, les tongs, le keffieh, la planche de surf, le kimono, etc. Il ne s’agit pas seulement d’artefacts fleurant bon l’exotisme de lointaines contrées. Chacun de ces objets révèle en réalité une histoire multipolaire de la mondialisation, dont le moteur et les principaux acteurs se trouvent souvent hors d’Europe. Aucun d’eux n’est réductible à une plaisante – et rassurante – anecdote.

En cette période où, pour la première fois de l’histoire, la totalité des restaurants sont fermés sur le Vieux Continent, considérons pour finir un exemple apparemment anodin : les baguettes chinoises, étudiées par Clément Fabre. Ces couverts semblent dévoiler aux yeux des Occidentaux la cohérence confucéenne d’un monde sinisé s’étendant sur l’ensemble de l’Asie orientale et du Sud-Est. Les baguettes auraient dû perdre du terrain au XXe siècle alors que la fourchette et le couteau étaient de plus en plus perçus par une partie des élites asiatiques comme un outil de modernisation. Il n’en a rien été.

Au contraire, elles se sont diffusées dans le monde entier par l’intermédiaire des restaurants chinois qui – sans compter les Japonais – représentaient déjà, au début des années 1990, plus du tiers des restaurants dans le monde. Il est pour l’instant difficile de mesurer précisément l’impact culturel de la cuisine asiatique sur les populations occidentales. En revanche, nous savons que la production massive de ces baguettes pose désormais un problème écologique majeur, puisque plus de cent milliards de pièces sont jetées chaque année.

Les objets s’accumulent de plus en plus rapidement dans nos intérieurs – à tel point qu’il serait impossible, ou très fastidieux, de réaliser désormais les inventaires après décès complets, que les spécialistes d’histoire moderne affectionnent tant. Et à toute petite échelle, la planète Terre semble aussi souffrir d’une syllogomanie, un syndrome d’accumulation compulsive d’objets hétéroclites – souffrance bien réelle car les humains, à partir de la seconde guerre mondiale, ont produit toujours davantage d’objets en plastique ou en aluminium, lesquels, non-recyclés, à l’image des canettes et des bouteilles étudiées respectivement par François Jarrige et par Nicolas Marty, ne disparaissent jamais mais se transforment en déchets dont la présence persistera par-delà les siècles sous la forme de micro-particules puis de nano-particules.

Les savants étudient aujourd’hui ces résidus recouvrant les continents et les océans comme le marqueur stratigraphique de l’anthropocène, l’époque géologique marquée par l’incidence globale des activités humaines sur l’écosystème – cette époque qui a débuté à la fin du XVIIIe siècle, précisément lorsque l’humanité a commencé à produire des objets en série.

Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 28 janvier 2021 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Programme sur lanuitdesidees.com.

NDLR : Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre ont récemment publié Le Magasin du monde. La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours aux éditions Fayard.


Pierre Singaravélou

Historien, Professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Sylvain Venayre

Historien, Professeur d'histoire contemporaine à l'Université Grenoble-Alpes