Santé

La santé publique en question : apprendre de l’expérience allemande

Politiste

Face à l’épidémie de Coronavirus, l’écart entre la France et l’Allemagne est tel que l’on comptait fin décembre 958 décès par million d’habitants en France contre 389 en Allemagne, alors que les deux pays ont des niveaux de dépenses et des institutions de santé comparables. Ce qui fait la différence, c’est le poids de la santé publique et l’inégale capacité institutionnelle des deux pays à mettre en œuvre à grande échelle les principes bien connus de gestion de l’épidémie. L’expérience allemande suggère une voie possible pour tenter de sortir de la non-décision à la française.

Si l’on s’en tient à la première vague de l’épidémie, il ne fait aucun doute que l’Allemagne s’est mieux sortie que la France de cette épreuve. Début novembre on comptait 136 décès par million d’habitants en Allemagne contre 600 en France. Le nombre de décès imputables à la pandémie y a été moindre, la surcharge sur les soins hospitaliers intensifs a été évitée selon l’OCDE

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Si la deuxième vague frappe beaucoup plus durement l’Allemagne, l’écart entre les deux pays reste très important puisque l’on compte fin décembre 958 décès par million d’habitants en France contre 389 en Allemagne. La comparaison avec la France est d’autant plus intéressante que ces deux pays ont des niveaux de dépenses et des institutions de santé comparables.

Les spécialistes classent ces deux pays parmi les « régimes bismarckiens » structurés autour d’institutions assurantielles. Si les conditions de ces deux systèmes sont si proches, on sera alors tenté d’imputer les différences de performance aux comportements individuels des gouvernants. Le débat public en France a ainsi beaucoup traité de la responsabilité publique de nos gouvernants et cette question constitue l’un des fils rouges des commissions parlementaires qui ont rendu leur rapport récemment.

Un récit hagiographique met ainsi en scène le rôle éminent d’Angela Merkel comme « scientifique et comme pédagogue ». Sa formation initiale de physicienne aurait facilité ses échanges avec les experts et les scientifiques, ce qui expliquerait la rapidité avec laquelle le gouvernement allemand a répondu aux alertes lancées par les épidémiologistes. L’écart a été en effet très court entre la découverte de l’ADN du virus par Christian Drosten à l’hôpital de la Charité à Berlin et la promotion d’une politique active de dépistage par l’Institut Robert Koch dirigé par Lothar Wieler. De plus la chancelière a fait jouer ses talents de pédagogue pour mener une politique concertée de la crise qui a été bien reçue par l’opinion publique : dans une note pour l’Ifri, le politise Patrick Hassenteufel indique ainsi que « les enquêtes donnent un taux d’approbation stable à hauteur de deux tiers des sondés en faveur de la chancelière ».

À l’inverse, le discours public des gouvernants français connaît deux moments contrastés face à l‘épidémie. C’est d’abord un moment public de dénégation de la gravité de la crise et de confirmation de la bonne préparation gouvernementale à toutes éventualités. C’est ensuite un moment d’appel à la patrie en danger où apparaît la figure d’un Emmanuel Macron comme chef de guerre. Le discours de salut public légitime la mise en place de mesures contraignantes qui ont limité les ravages de l’épidémie. La concertation reste très limitée même si le chef ne manque jamais de légitimer ses décisions par les avis d’un Conseil scientifique qu’il a lui- même créé dans l’urgence. Mais cela ne suffit pas à rehausser la confiance des Français dans la capacité de ce gouvernement à gérer la crise: en octobre ou novembre, les enquêtes d’opinion indiquaient que seulement 35 à 40 % des français avaient confiance dans le gouvernement pour la gestion de la crise sanitaire.

Ce style si différent de gouvernement s’explique d’abord par des différences de régimes politiques. 

Ce qui fait la différence entre les deux pays, c’est leur très inégale capacité institutionnelle à mettre en œuvre à grande échelle ces principes bien connus de gestion de l’épidémie. 

En Allemagne, la santé est une compétence partagée entre les Lander et le Bund et de fait les grandes décisions concernant la gestion de l’épidémie ont été prises après des négociations détaillées entre ces deux niveaux de gouvernement. Les compromis qui en sont issus ne se sont pas cantonnés à la définition des règles générales mais ont établi les orientations communes précises de la politique de gestion de l’épidémie. 

En France, la conduite de la politique a été dévolue au seul exécutif promulguant ses décisions à la sortie du Conseil de défense sanitaire. La consultation des institutions décentralisées s’est plus souvent réalisée ex post, une fois les décisions prises. Les recommandations répétées du Conseil scientifique quant à la création de conseils scientifiques décentralisés n’ont pas été mises en œuvre. En pratique, les régions et les grandes villes ont été en position de concurrence avec les ARS et en ont été réduites à des initiatives ponctuelles et non coordonnées entre elles pour manifester leur présence dans la gestion de l’épidémie. Si elles ont été parfois consultées, elles n’ont jamais été les acteurs d’une négociation débouchant sur une action publique coordonnée.

Mais ces différences de style ne suffisent pas à expliquer les différences de performance des deux pays face à la crise. Les observateurs mettent souvent en avant la politique de dépistage précoce mise en place en Allemagne et l’impossibilité où se serait trouvée la France à suivre cette voie rapidement (capacité industrielle, manque de réactifs, etc.). Mais il ne faut pas oublier que le mantra répété par le directeur de l’OMS – tester, tester, tester – n’a de sens que si le test est le point de départ d’une activité de traçage et d’isolement des cas contaminés. Cette règle était d’ailleurs bien connue de l’administration française qui a su l’appliquer avec rigueur aux rapatriés de Wuhan ou au foyer épidémique de Savoie. Ce qui fait la différence entre les deux pays, c’est leur très inégale capacité institutionnelle à mettre en œuvre à grande échelle ces principes bien connus de gestion de l’épidémie. 

Premièrement, les compromis issus de la concertation entre Bund et Lander ont été informés par les travaux de l’Institut Robert Koch. Cette institution centenaire est chargée de la veille sanitaire. Comme institution fédérale, elle a pour principales missions de « reconnaître, prévenir et lutter contre les maladies infectieuses et d’améliorer la santé en Allemagne ». Fort de 1 200 collaborateurs – dont une moitié de scientifiques –, l’organisme a dû embaucher pour faire face au coronavirus, et sa mission de conseil est devenue particulièrement visible. Qui doit être testé et dans quelles conditions ? Comment aménager les services hospitaliers ? Faut-il porter un masque ? Sur toutes ces questions, l’institut émet des recommandations sur lesquelles se basent les administrations régionales et les professionnels de santé.

Deuxièmement, ces orientations nationales concertées ont pu être mises en œuvre par l’intermédiaire d’un maillage dense d’offices locaux de santé publique. Les quelque 400 offices locaux sont placés sous la tutelle des villes ou des districts. Ces offices sont compétents pour la mise en œuvre des politiques de veille sanitaire et de gestion des épidémies, mais leur zone de compétence est beaucoup plus vaste. Elle va des services de soutien et de conseil en direction des malades chroniques et des handicapés, à la protection maternelle et infantile et à l’hygiène publique. Ils sont les destinataires des notifications émises par les médecins et les laboratoires sur les cas de maladies à déclaration obligatoire. Dès le 1er février 2020 la Covid était désignée comme maladie à déclaration obligatoire. Ils communiquent leurs informations à l’Institut Robert Koch.

Les offices locaux de santé ont été les opérateurs d’une politique intensive de dépistage, de traçage et d’isolement qui a permis un meilleur contrôle des flambées épidémiques. Cette politique a été très exigeante en moyens humains puisqu’elle repose sur des contacts personnels entre les agents de la santé publique et les publics concernés. La norme nationale depuis le 20 avril serait la mise en place d’équipes sanitaires de 5 personnes pour 20 000 habitants. Pour faire face à cette énorme surcharge de travail, les offices locaux ont pu s’appuyer à la fois sur l’affectation provisoire d’autres personnels locaux (pompiers, travailleurs sociaux…), mais aussi sur les personnels fournis par l’état fédéral, et notamment sur le personnel militaire. Ce sont par exemple 500 étudiants en médecine (ou autres professions de santé) qui ont été formés par l’institut Robert Koch pour venir contribuer au traçage. Selon une enquête du Stadtetag, les offices locaux ont pu ainsi bénéficier de 5 900 emplois supplémentaires durant la crise qui se sont ajoutés au 13 900 emplois permanents.

La reconnaissance du rôle des offices locaux par les autorités politiques allemandes est manifeste. Début septembre, au moment même où l’Allemagne prend la présidence tournante de l’Union européenne, la Chancelière a tenu une longue conférence virtuelle avec 500 praticiens communaux pour en savoir plus sur leurs expériences de terrain et sur les améliorations qu’ils attendent des pouvoirs publics.

Ces concertations ont mis en lumière à la fois le rôle crucial joué par ces offices locaux de santé, mais aussi leurs fragilités et leurs insuffisances. Fin septembre, la fédération et les Lander ont donc conclu un pacte de renforcement durable du service public de santé. Il s’agit d’un pacte de 4 millards d’euros sur cinq ans, visant à une augmentation de 5 000 emplois permanents supplémentaires (dont 1 500 dès 2021) et à la modernisation des services informatiques. Dans le même temps, le pacte prévoit une amélioration des conditions de rémunération des médecins de santé publique et une révision de la place de la santé publique dans la formation médicale

La gestion de l’épidémie en France n’a pas infléchi de façon significative l’économie générale du système de santé.

Ainsi, quand un consensus émergeait en Allemagne sur l’urgence d’une consolidation vigoureuse du service de santé publique, le Ségur de la santé en France s’est polarisé sur la question de l’hôpital.

Et pourtant, depuis le déconfinement, la stratégie du « tester tracer isoler » est devenue une composante officielle de la politique française. Mais sa mise en œuvre est restée problématique. Plus généralement la mise en œuvre des politiques de gestion de l’épidémie a été confiée à des institutions qui avaient été principalement structurées autour de la régulation des dépenses de santé : les ARS et l’Assurance-maladie.

En théorie, la vocation des ARS est double : le pilotage de la santé publique et la régulation de l’offre de soins. Dans la pratique, les ARS se sont structurées autour de leur rôle principal de contrôle de l’offre de soins. Le pilotage de la santé publique est resté une tâche mineure comme en témoigne les effectifs très réduits des cellules régionales de Santé publique France rattachées aux ARS : pas plus de 142 postes, toutes catégories confondues.

Le choix de faire des caisses primaires d’Assurance-maladie le support de la politique de traçage n’allait pas de soi. Interrogée par Le Monde, la directrice d’une caisse constate d’emblée que « la gestion des épidémies ne fait pas partie de l’ADN » de cette institution. Selon le président du Conseil scientifique, « le système d’information mis en place par l’Assurance-maladie a son utilité, mais un SMS ou un appel téléphonique sont-ils suffisants pour faire passer les consignes ? Je pense que l’humain est clé dans une telle démarche, qui nécessite un accompagnement ». Le Conseil scientifique avait demandé en juin la création d’unités mobiles de santé publique pour aller au-devant des personnes testées positives ou cas contacts. De fait le recrutement improvisé de milliers de personnes formées à la hâte par les caisses ne correspond que de très loin aux équipes locales de santé publique que le Conseil scientifique appelait de ses vœux. À l’inverse, l’opération Covisan menée à Paris par l’APHP et la Ville de Paris constitue un exemple stimulant de ce que l’on peut attendre de ces équipes mobiles.

La gestion de l’épidémie en France n’a donc pas infléchi de façon significative l’économie générale du système de santé. Elle a privilégié les ajustements provisoires à la construction institutionnelle. Comme le disait déjà William Dab, ancien directeur général de la santé, « cette situation illustre jusqu’à la caricature la faiblesse de la santé publique française. On mise tout sur les soins sans réaliser que la prévention est un investissement très rentable. Tous les soirs à 20 heures, nous applaudissons nos soignants. Je me demande si nous ne devrions pas siffler tous les midis les carences de la prévention de terrain jusqu’à ce qu’elle devienne efficace ». 

Pourtant, si l’on se fiait aux déclarations vertueuses des plans élaborés à tous les échelons de l’administration française – de la Stratégie nationale de santé aux plans régionaux ou locaux –, la France serait sûrement le meilleur émule de l’OMS en faveur d’une santé globale. Tous les ingrédients y sont : priorité à la prévention et à la santé publique, fin de l’hospitalo-centrisme, renforcement de la ligne des soins primaires, revalorisation de la position des généralistes, etc. La santé publique a finalement toujours une position subordonnée chaque fois qu’elle est abordée comme une composante du système de soins.

Les médecins de santé publique ne font pas le poids face à la capacité d’influence réunie des professeurs praticiens hospitaliers et des grandes organisations hospitalières. C’est sans doute ce qui explique qu’après cet hommage rituel à la promotion de la santé, c’est l’urgence des soins qui submerge le débat public, comme l’illustre une nouvelle fois le Ségur de la Santé. Avec cette priorité toujours affichée mais jamais mise en pratique, le système français de santé est un cas d’école de la non-décision politique. 

L’expérience allemande, suggère une voie possible pour tenter de sortir de la non-décision.

À la fin de la première vague de l’épidémie, les dirigeants allemands n’ont pas fait le choix d’un débat global sur le système de soins ; ils ont organisé une concertation dédiée exclusivement au service de la santé publique qu’ils reconnaissent comme l’un des opérateurs centraux de la gestion de l’épidémie. Cette crise a agi comme un révélateur des fragilités de ce service public, auquel le pacte négocié entre le Bund et les Lander a répondu par des efforts importants.

Sans doute faudrait-il concevoir également en France une concertation et une programmation consacrées exclusivement à la santé publique, qui serait ainsi enfin mise à l’abri d’arbitrages qui lui ont toujours été défavorables. L’enjeu n’est pas seulement de renforcer les moyens de cette branche. C’est son organisation institutionnelle qui est en cause. L’expérience allemande montre la viabilité d’un modèle doté d’une large autonomie par rapport aux institutions de soins et disposant d’un maillage territorial dense. Il n’y pas de fatalité à l’adoption d’un modèle vertical quasi militaire de santé publique. Les autorités décentralisées – régions, villes – peuvent contribuer utilement à la conduite de ces politiques, dont l’issue dépend autant de l’adhésion des citoyens que de la soumission à des contraintes externes.


Bruno Jobert

Politiste, Directeur de recherches honoraire au CNRS

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