Société

Violences sexuelles sur mineurs : entendre le point de vue des proches

Psychologue clinicienne

Comme en témoigne l’actualité récente, les violences sexuelles sur mineurs, et notamment l’inceste, constituent aujourd’hui un problème de société majeur. Elles entraînent souvent par la suite de graves troubles psychopathologiques chez les victimes, mais aussi – fait bien moins étudié – chez les proches des victimes, par un effet de capillarité. Eux aussi méritent donc intérêt et attention à l’heure où les politiques réfléchissent à de nouveaux dispositifs. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2021 dont le thème est « Proches ».

L’incidence élevée des violences sexuelles survenues dans l’enfance parmi la population de patients adultes ou adolescents n’est pas un fait nouveau pour les psychologues cliniciens, psychiatres ou équipes de soin en santé mentale qui les prennent en charge.

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La révélation récente et croissante de faits de pédophilie touchant des individus, parfois au sein de collectifs ou d’institutions publiques ou privées (Église, éducation, fédérations sportives), vient éclairer sur la scène médiatico-judiciaire l’ampleur d’un phénomène infiltrant massivement la population adulte générale. Une fille sur cinq, un garçon sur treize, 51 % des abus ou agressions survenant avant l’âge de 11 ans…

Les chiffres connus méritent malheureusement d’être réévalués à la hausse, tant la dénonciation est ardue voire interdite pour de très nombreuses victimes au sein même de leur famille, sachant que plus de 50 % de ces violences surviennent dans le cercle familial ou proche (94 %). Et, surtout, que la poursuite judiciaire et la pénalisation dérisoire, pour ne pas dire presque nulle, de ces crimes et délits, décourage même les plus vaillants à déposer plainte, parfois des décennies après les faits. Invariablement, moins de 1 % des crimes de viols sur mineurs aboutissent à une condamnation, offrant la quasi-impunité à leurs auteurs.

Compte tenu de la symptomatologie que ces violences sexuelles entraînent sur de nombreux aspects de la vie de ces enfants devenus adultes[1], il reste encore beaucoup à faire pour améliorer leur prévention et prise en charge juridiques et thérapeutiques. Les troubles psychopathologiques auxquels ils sont en proie à long terme produisent de sévères difficultés relationnelles, professionnelles, sociales ou somatiques qui sont néanmoins de mieux en mieux repérées et documentées aujourd’hui.

À cet égard, il est un élément de cet ensemble qu’on entend peu évoquer, et sur lequel il nous semble juste d’attirer l’attention : l’expérience et le point de vue du proche vivant auprès d’une personne ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance – conjoint, conjointe, frère, sœur, enfant(s) peuvent également présenter des souffrances psychiques de degré et de nature diverses. L’actualité littéraire récente met en lumière ce phénomène encore mal connu. L’intimité qu’ils partagent avec la victime et la nécessité de composer avec les effets psycho-affectifs que produit l’abus sexuel imposent de mieux identifier les signes de détresse psychique qu’ils présentent. Faire entendre leur voix semble alors crucial et contribue à faire apparaître de façon particulièrement criante, s’il le fallait, que l’incidence des abus sexuels sur mineurs touche ainsi bien plus largement que les seules victimes. Par capillarité, ce sont les couples, la parentalité ou les familles de nos sociétés qui le seraient.

Dans ce contexte, les proches sont amenés parfois à consulter. Les éléments cliniques que je mentionnerai ici sont issus de consultations en libéral, de témoignages libres ou de groupes de parole associatifs pour victimes et proches[2].

Ils émanent en majorité de femmes ayant un conjoint ou une compagne qui a été victime de violences sexuelles dans l’enfance, de nature incestueuse ou non. La faible représentativité des hommes dans ce corpus s’explique par le fait qu’ils sont, de manière générale, moins enclins à consulter. Elle interroge toutefois, tant elle est inversement proportionnelle au ratio fille/garçons abusés dans l’enfance.

Un problème de santé publique au cœur de l’intime

Pour certains auteurs[3], l’incidence des violences sexuelles sur mineurs et leurs conséquences bio-psychosociales seraient l’un des plus graves problèmes de santé publique. Elles entraînent pour les victimes devenues adultes une série de symptômes dont la prévalence est bien plus élevée que pour toute personne qui n’en aurait pas été l’objet : conduites à risque, addictions de toutes sortes, troubles du comportement alimentaire, dépressions sévères, difficultés d’insertion professionnelle et sociale, vie affective et amoureuse chaotique, parentalité parfois compliquée, auto- et hétéro-agressivité, risque suicidaire et, jusque sur le plan somatique, maladies chroniques et auto-immunes dues au mécanisme de régulation des états aigus de stress.

La mise en relation de l’ensemble de ces symptômes avec leur étiologie traumatique est loin d’être systématiquement interrogée, tant par les victimes elles-mêmes, qui sont frappées d’amnésie ou d’interdiction de penser ce qui leur est arrivé, que par les professionnels du soin, si peu formés encore à les repérer et surtout à les relier. Aussi, les plus à même de le faire sont souvent les personnes qui côtoient le quotidien de l’adulte abusé sexuellement dans l’enfance, et plus particulièrement encore son intimité, scène sur laquelle ses effets sont particulièrement majorés. De fait, l’intimité n’est pas une topique psycho-affective neutre pour ce dernier. Elle est le lieu où s’est produit l’abus, l’endroit de la manipulation et de la transgression, et depuis lequel peuvent donc ressurgir les processus émotionnels et psychiques qui le définissent et les permettent : emprise, silence, honte, culpabilité, déni, clivage.

De plus, ces abus donnent lieu, chez la victime, à un fonctionnement mieux connu aujourd’hui sous la notion de mémoire traumatique. Elle désigne les mécanismes neurologiques et physiologiques de survie mis en place au cours de la ou des agression(s), lesquels laissent des traces vives et pérennes perturbant au long cours l’ensemble de la vie psycho-affective, le comportement du sujet et son fonctionnement psychique. Ce dernier peut à tout moment être en proie à la résurgence de flashbacks perturbant le cours de ses idées et de sa pensée. Toute situation des plus banales ou triviales peut par ailleurs recéler un « déclencheur », souvent sensoriel, qui le propulse dans le vécu traumatique tout à coup actualisé. Images, pensées, gestes ou paroles de l’agresseur ressurgissent, brouillant les repères du présent et soumettant ces personnes à un état de stress intense.

Pour les éviter, les personnes abusées sexuellement dans l’enfance n’ont d’autre choix que le recours à des conduites de contrôle et d’évitement visant à déjouer tout déclencheur, non sans conséquences sur leur partenaire et entourage : colères imprévisibles et disproportionnées, irritabilité, réactions insécurisantes. Quand ces stratégies ne suffisent plus, d’autres, plus à risques pour la personne et son proche prennent le relais : prises de risques, comportements addictifs (sexualité compulsive, drogue et/ou alcool) et peuvent se chroniciser. Ces comportements ont une visée à la fois « auto-calmante » et « dissociante » dans la mesure où ils permettent de revenir à un état de conscience modifié ou dissocié, dont la victime a maintes fois mesuré l’efficacité pour calmer ses états de détresse et anesthésier ses éprouvés émotionnels. Mais là encore, elles exposent le proche qui partage sa vie à des vécus d’incompréhension, d’impuissance, de sidération, d’angoisse, sans compter la tristesse ou la colère que génèrent de telles attitudes.

Nombre des femmes écoutées ont été exposées, comme elles le racontent, à des violences verbales ou physiques lorsqu’elles ont tenté de réagir, s’opposer ou rationaliser les faits survenant dans la vie de couple et amener leur compagnon ou compagne à y réfléchir. Toutes évoquent, à leur manière, s’être trouvées dans une position paradoxale, source de souffrance morale et psychique de degré graduel selon l’histoire du couple ou l’intensité des faits vécus.

Le mandat paradoxal

Les proches doivent par conséquent composer sans cesse avec les effets de la mémoire traumatique qui envahissent le fonctionnement psychique de leur partenaire et sont davantage piégés qu’acteurs d’une situation qui ne peut être ni partagée émotionnellement, ni pensée et traitée à deux. C’est non seulement la qualité de la relation, mais aussi leur propre fonctionnement psychique qui est mis à rude épreuve. Sur le long terme, on constate qu’ils sont enclins à développer une symptomatologie de type anxio-dépressive pouvant aller jusqu’à un état confusionnel et mélancoliforme avec idées suicidaires.

Nous avons noté que ces symptômes peuvent être plus sévères si les proches sont les seuls dépositaires des violences subies dans l’enfance par leur partenaire, plus encore si celui-ci n’a jamais bénéficié d’une prise en charge. Il en va de même si l’abus n’a jamais été énoncé et que le proche incarne la première personne permettant qu’il le soit : les violences sexuelles peuvent être frappées d’amnésie et rester des décennies non accessibles à la conscience de l’adulte victime enfant. Même lorsque ces violences ont pu être énoncées très tôt dans la relation, les proches rapportent combien cette « réalité » ne s’inscrit pas dans un espace de représentations communes, ne permettant pas d’en identifier les effets dans l’intimité.

Nombre d’entre elles évoquent que toute tentative de mettre en discussion les éléments traumatiques vécus par leur conjoint·e dans l’enfance entraîne de vives résistances : refus catégorique, fuite sous forme de fugue ou d’abandon du domicile, minimisation immédiate, colères, sidération, moment dépressif. Ces résistances compromettent de facto toute intervention ou aide concrète que le proche pourrait soutenir, contribuent plutôt à le faire taire et à endosser le secret et son emprise, parfois de longues années durant. Les violences sexuelles agissent finalement au quotidien dans l’espace intime comme un perturbateur invisible, non désigné, mais pour autant très actif dans la dynamique psycho-affective.

La symptomatologie repérée sur ces proches s’explique du fait qu’ils se trouvent porteurs d’un « mandat paradoxal », souvent inconscient, en lien avec le clivage régissant le fonctionnement psychique de toute personne abusée dans l’enfance. Ce mandat les piège dans un système de « double contrainte », caractérisée par l’émission de deux messages qui s’excluent l’un l’autre et dont les cliniciens de Palo Alto ont montré les effets délétères en termes psychopathologiques et de souffrance morale et psychique. Ici, un premier message qui confère au proche un rôle de témoin précieux et étayant pour mettre à jour les effets des violences subies par son partenaire dans l’enfance. Et un second message qui lui intime de se taire, de ne pas en considérer la gravité ni même la réalité !

La double contrainte se caractérise par ailleurs par le fait qu’elle place le récepteur de ces messages dans l’impossibilité – ici l’interdiction – de dénoncer la paradoxalité au sein de la relation dans laquelle elle advient. Interdiction qui s’explique par le danger qu’encourt la personne abusée dans l’enfance : le fait de penser et d’énoncer les effets de l’abus conduirait à affaiblir le clivage, principal mécanisme de défense qu’elle a mis en place face au danger du retour des scènes traumatiques. Or toute personne contrainte à la paradoxalité s’expose à des risques de dissociation et de sévères troubles psychiques.

L’intimité à l’épreuve du déni et de la dissociation

Le déni et la double contrainte ont des effets psychiques redoutables sur les proches. Ils empêchent les deux protagonistes du couple de vivre et partager la même réalité, conduisant à des formes de disqualification des faits de toute nature survenant dans le quotidien du couple. Cette disqualification des faits peut glisser vers une disqualification de la pensée du proche jusqu’à celle de ses perceptions, ce qui est bien plus grave et dangereux psychiquement. Être privé de la capacité à penser et raisonner en tenant compte de ses perceptions s’apparente à une forme de mutilation psychique.

Les proches montrent dans ce cas des états d’épuisement, ne parlent en consultation ou groupe que de leur conjoint·e – envahis comme eux par le matériel traumatique –, s’évertuent à comprendre l’incompréhensible et l’irrationnel. Sans aide ou tiers, cela peut les conduire à vivre des états confusionnels ou de dépersonnalisation, de perte de leurs repères spatio-temporels et de négation de leurs besoins essentiels comme des troubles du sommeil ou de l’appétit.

Pour expliquer ces effets de capillarité du traumatisme sur l’autre proche, on peut avoir recours à la notion d’identification projective. Ce mécanisme psychique se met en place face à des personnes dissociées, et fait du proche le réceptacle des éléments traumatiques que son partenaire ne peut contenir psychiquement. Ces projections constantes colonisent insidieusement, telles une intoxication inconsciente, leur fonctionnement psychique, et produisent une intense douleur morale. Dans des travaux antérieurs sur les enfants des vétérans du Vietnam par exemple ou du travail de soin auprès de personnes ayant subi de graves traumatismes, certains auteurs ont proposé la notion de traumatisme vicariant ou secondaire.

Enjeux et pistes thérapeutiques

Le mandat paradoxal exige du proche qu’il puisse circuler dans les labyrinthes psycho-affectifs que génèrent les processus dissociatifs, tout en pouvant s’y repérer pour continuer de jouer son rôle d’étayage en sécurité. Le rôle du psychologue est de proposer une prise en charge axée sur le renfort de ses capacités à en construire une cartographie qui protège son fonctionnement psychique des éléments traumatiques dans la relation avec son partenaire. Autrement dit, pour que le clivage pathologique par capillarité puisse être transformé par le patient en construisant une forme de dissociation non pathologique qui soit en mesure de préserver ses espaces de subjectivité pensante et créative, seules capables de résister à l’absorption de sa subjectivité tout entière par le clivage pathologique de son partenaire. Un travail de ré-authentification des perceptions pour sécuriser leur espace psychique interne est également essentiel pour discerner les projections pathologiques dont il est l’objet. Ce travail peut grandement bénéficier d’une approche psycho-corporelle.

Pour finir, de nombreux proches ont pu dire à quel point ils se sentaient, par amour pour leur partenaire, un appui affectif essentiel au travail d’atténuation de la honte et de reconnaissance du secret liés aux abus sexuels. Bien accompagnés et donc protégés eux-mêmes, les proches représentent donc une réelle ressource pour les adultes victimes dans l’enfance ainsi qu’une vraie chance en termes de prévention et de prise en charge. Ils méritent donc, eux aussi, intérêt et attention à l’heure où les politiques réfléchissent à de nouveaux dispositifs.

Ce texte, commandé par AOC, est publié en échos à La Nuit des idées, manifestation dédiée au partage international des idées qui s’est déroulée le 28 janvier 2021. Initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS, le programme est disponible sur lanuitdesidees.com.


[1] Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2018, p. 139-156.

[2] CAIIP (Collectif d’aide internationale Inceste et Pédocriminalité), avec leur autorisation.

[3] Bessel Van der Kolk, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2020 ; Muriel Salmona , Le livre noir des violences sexuelles.

Élise Ricadat

Psychologue clinicienne, Maîtresse de conférences à l'Université de Paris

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Notes

[1] Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2018, p. 139-156.

[2] CAIIP (Collectif d’aide internationale Inceste et Pédocriminalité), avec leur autorisation.

[3] Bessel Van der Kolk, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2020 ; Muriel Salmona , Le livre noir des violences sexuelles.