Sciences sociales

Un vent de réaction souffle sur la vie intellectuelle

Anthropologue, sociologue et médecin

Comme en témoignent les récents propos de Frédérique Vidal sur l’« islamo-gauchisme », un vent de réaction souffle sur la France. Et il ne se cantonne pas à la sphère politique, il touche aussi la sphère intellectuelle. Ainsi, dans leur récent ouvrage intitulé Race et sciences sociales, le sociologue Stéphane Beaud et l’historien Gérard Noiriel s’en prennent à ce qu’ils appellent les « logiques identitaires », qui se seraient notamment manifestées par un déplacement de la question sociale vers la « question raciale » et de la lutte des classes vers la « lutte des races ». Voici une critique de la critique.

Un vent de réaction souffle sur la France. Il se manifeste dans bien des domaines de la vie politique, du repli sur une identité nationale à l’appel à des mesures toujours plus sécuritaires. Mais il n’épargne plus désormais la vie intellectuelle. Il s’y manifeste par une série d’attaques pas nécessairement coordonnées, mais assurément convergentes, menées par une alliance objective entre gens de pouvoir et gens de savoir. Il s’y exprime par un rejet de courants qui ne sont pas toujours précisément définis et dont les membres, du reste, sont loin de partager les mêmes positions.

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La cible de cette réaction est en effet un ensemble composite qui mêle questions ethnique et raciale, études de genre et de sexualité, postcolonial et décolonial, intersectionnalité, et désormais la chimère de l’islamo-gauchisme, voire pour certains l’écriture inclusive. On parle souvent, pour qualifier cette collection hétérogène, de politiques identitaires.

Sont aussi visés, parfois nommément, plus souvent allusivement, celles et ceux qui traitent de ces sujets, en recourant ici à la dérision, là à la dénonciation, toujours à la caricature et, bien sûr, à la référence à l’influence états-unienne. Car, pour ces contempteurs, c’est des États-Unis, ou plutôt des campus états-uniens, que viendrait le mal, en méconnaissance du fait que, si l’on doit en effet le féminisme intersectionnel à Kimberle Crenshaw et la performativité du genre à Judith Butler, le domaine scientifique des études ethniques et raciales a d’abord été développé en Grande-Bretagne, de Michael Banton et John Rex à Stuart Hall et Paul Gilroy, certes tous lointains héritiers de W. E. B. Du Bois, tandis que ce sont le Palestinien Edward Said et avant lui le Martiniquais Frantz Fanon qui ont théorisé le postcolonial, et que le Péruvien Aníbal Quijano et l’Argentin Walter Mignolo sont à l’origine de la pensée décoloniale.

Il y a de l’obsession mais aussi de l’ignorance dans la diabolisation des États-Unis, et c’est une caractéristique de cette réaction que celles et ceux qui s’en font les hérauts se sont rarement aventurés, dans leurs lectures, au-delà des frontières du monde académique français, comme s’il s’agissait de défendre non pas la pensée en général, mais spécifiquement la pensée nationale.

Il faut s’entendre ici sur le mot « réaction ». Il désigne simplement le rejet d’une certaine évolution de la société, de la politique ou des idées et la volonté de rétablir un ordre social, politique ou intellectuel antérieur. L’attitude réactionnaire se marque par une appréhension de ce qui s’annonce, ou semble s’annoncer, et une nostalgie de ce qui a été, ou est imaginé comme ayant été. Bien qu’elle soit habituellement de droite, voire d’extrême droite, la réaction peut aussi être portée par une partie de la gauche, comme c’est le cas dans le moment présent, et il est remarquable de voir sur certaines pétitions les signatures d’hommes et de femmes des deux bords et de constater des soutiens réciproques faisant fi des différences idéologiques. La ligne réactionnaire croise les différences politiques. Le Printemps républicain, proche de Manuel Valls, y côtoie l’Observatoire du décolonialisme, lié à l’hebdomadaire Le Point.

On peut regretter de n’avoir pas un Albert Hirschman pour analyser cette rhétorique réactionnaire qui s’en prend aujourd’hui aux innovations intellectuelles comme il l’a fait pour celle qui dénonçait jadis les réformes sociales. En s’en tenant à trois tribunes récentes, à savoir « La pensée “décoloniale” renforce le narcissisme des petites différences » (25 septembre 2019), « Contre la racialisation de la question sociale » (20 septembre 2020) et « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni » (31 octobre 2020), il est néanmoins possible de relever certaines figures communes à cette littérature.

L’effet pervers : « là où l’on croit lutter contre le racisme et l’oppression socio-économique, on favorise le populisme et les haines identitaires ». La mise en péril : « ces revendications identitaires sont des revendications totalitaires » et « ces dérives sectaires menacent nos valeurs démocratiques ». L’exagération : une « victimisation généralisée » qui « monte les gens les uns contre les autres ». L’amalgame : « ce courant multiculturaliste qu’est l’intersectionnalité » mêlé à la « mouvance décoloniale », elle-même associée « aux études postcoloniales ». L’inversion : « réintroduire la “race” » pour lutter contre les discriminations, ce serait « stigmatiser des populations dites “blanches” ». Le sarcasme : si « l’intersectionnalité consiste à regrouper les forces de bonne volonté pour lutter contre l’hégémonie blanche qui prévaut dans la civilisation occidentale », alors « c’est en quelque sorte une guerre sainte menée contre l’occident ». Moquée par les uns qui en font des parodies ridicules, l’écriture inclusive devient pour les autres un danger, dans la mesure où « en supprimant le neutre, elle prend le risque de communautariser les deux sexes ».

La multiplication de ces discours souvent portés par des chercheurs, dont certains en appellent à une surveillance idéologique de la recherche, trouve des échos dans le monde politique. Le 11 juin 2020, le président de la République critiquait « l’ethnicisation de la question sociale », dans laquelle « le monde universitaire » aurait vu « un bon filon », au risque d’un « débouché sécessionniste » qui « revient à casser la République en deux ». Le 22 octobre 2020, le ministre de l’éducation nationale dénonçait « l’islamo-gauchisme » à l’université, y voyant, quelques jours après la tragique décapitation de Samuel Paty par un homme tchétchène, une « complicité intellectuelle avec le terrorisme ». Le 16 février 2021, la ministre de l’enseignement supérieur affirmait à son tour que « l’islamo-gauchisme gangrène la société et que l’université n’est pas imperméable », admettait qu’il s’agissait d’une « sorte d’alliance entre Mao Zedong et l’Ayatollah Khomeini », et acquiesçait sur le point de savoir si ce courant incluait aussi, comme le lui suggérait le journaliste, « les indigénistes qui disent “la race, le genre, la classe sociale” ».

Stéphane Beaud et Gérard Noiriel s’en prennent à ce qu’ils appellent des « logiques identitaires » qui, selon eux, se sont notamment manifestées par un déplacement de la question sociale vers la « question raciale ».

C’est dans ce contexte attisé par d’intenses controverses que Stéphane Beaud, sociologue, et Gérard Noiriel, historien, tous deux chercheurs reconnus, publient, dans la collection qu’ils dirigent eux-mêmes chez Agone, un ouvrage intitulé Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, dans lequel ils s’en prennent à ce qu’ils appellent des « logiques identitaires », qui, selon eux, se sont notamment manifestées par un déplacement de la question sociale vers la « question raciale » et de la lutte des classes vers la « lutte des races ». Ces logiques incluent également « le filon du genre » et « le concept d’intersectionnalité qui est censé combiner les critères de race, de genre et de classe », le choix des mots « censé » et « filon » – ce dernier est le même que celui utilisé par le chef de l’État – ne laissant guère de doute sur le regard porté sur ces catégories.

En considération de la manière dont, ne se contentant pas de les critiquer, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel disqualifient les travaux des chercheurs qui ont, depuis une quinzaine d’années en France, tenté de comprendre les phénomènes d’inégalités en termes de discrimination raciale et d’intersectionnalité, et au regard de la similarité de la cible de leur charge avec celle des attaques menées depuis plusieurs mois par des membres du gouvernement et un certain nombre de chercheurs, ils n’ont certainement pas tort d’anticiper, au moment de conclure leur livre, « que sa réception dans le milieu des sciences sociales sera largement biaisé par le climat passionné, voire éruptif, qui règne sur ce sujet depuis quelques années ».

Et ce d’autant qu’ils en ont fait précéder la parution par la publication de « bonnes feuilles » dans Le Monde diplomatique, qui leur a en effet permis une spectaculaire réception, plus médiatique que scientifique. La chose n’est pas sans ironie tant ils ne cessent de répéter, invoquant Durkheim, Weber et Bourdieu, dont on peut pourtant dire qu’ils ont été meilleurs à énoncer la séparation du savant et du politique qu’à la respecter eux-mêmes, qu’ils veulent défendre l’idée d’une « science de la société se tenant à distance des enjeux politiques et des polémiques médiatiques ». Loin de cet idéal, mais sans surprise, c’est dans les cercles déjà très investis dans le dénigrement de ce qu’on y nomme « politiques identitaires » que les approbations de leur prise de position se font le plus chaleureuses et unanimes.

Si l’on en croit les auteurs, « on peut dater de 2006 le moment où la question raciale a acquis un début de légitimité dans la recherche française en sciences sociales, lorsqu’a été publié, aux éditions La Découverte, l’ouvrage dirigé par Didier Fassin et Éric Fassin intitulé De la question sociale à la question raciale ? ». Compte tenu du rôle central attribué à ce livre collectif auquel Stéphane Beaud et Gérard Noiriel ont eux-mêmes participé, il n’est peut-être pas inutile d’en rappeler le projet et le propos, bien différents de ce qu’ils en donnent à lire.

Notre intention, à Éric Fassin et à moi-même, était d’amener autour d’une table, à l’occasion de deux journées d’étude, puis d’un texte, des chercheurs de différentes disciplines qui ne partageaient pas les mêmes vues sur ce que nous pensions être l’émergence d’un fait nouveau et important, jusqu’alors assez méconnu, de la société française. Nous l’avons appelé « la question raciale », en référence évidente à la « question sociale » au XIXe siècle, ce qui impliquait donc une double dimension : une réalité du XXIe siècle, notamment celle des discriminations raciales, et une représentation de cette réalité dans l’espace public. En choisissant des contributeurs avec des perspectives différentes, nous souhaitions ouvrir un débat d’idées en même temps qu’un champ de recherches. À cet égard, si nos biographies, dans le livre de nos deux auteurs, indiquent qu’Éric Fassin était quelques années plus tôt rentré d’un long séjour aux États-Unis, il faut préciser, pour éviter l’antienne d’une influence transatlantique unique sur notre manière de voir, que je travaillais à cette époque depuis six ans en Afrique du Sud, pays qui avait lui aussi beaucoup à faire avec son passé et même son présent racial.

Une lecture cursive de notre livre, et notamment de son introduction et de sa conclusion, conduit Stéphane Beaud et Gérard Noiriel à un contresens regrettable. L’introduction, « À l’ombre des émeutes », proposait un renversement qui leur a échappé et qui est pourtant crucial. En effet, nous y indiquions qu’au départ de notre initiative, une série de faits survenus dans la société française nous avaient invités à considérer qu’il n’était pas possible d’éluder plus longtemps le problème de la « ligne de couleur », et que notre intention était « de montrer que la question sociale était aussi une question raciale ». Nous ajoutions toutefois que la survenue des émeutes de 2005 dont nombre d’interprétations reprenaient sans l’interroger le langage de la race, parfois de manière proprement raciste, nous amenait à réviser notre formulation et « à rappeler que la question raciale est aussi une question sociale ». Nos critiques manquent totalement cette réflexion dialectique pourtant soulignée par l’utilisation d’italiques.

Mais ils ne voient pas non plus que la conclusion est intitulée « Éloge de la complexité », précisément pour revenir sur la nécessité, à partir de la fameuse discussion entre Nancy Fraser et Axel Honneth que nous expliquons longuement, de prendre en compte « la double dimension de l’injustice », à savoir l’inégalité sociale et la domination culturelle, et donc la double politique de redistribution et de reconnaissance, celle-ci concernant, dans le cas français, les discriminations subies par certains groupes. Autrement dit, il s’agissait, insistions-nous, de « passer de la politique identitaire à la politique minoritaire ». Cette analyse est bien éloignée de la simplification racialiste dans laquelle on cherche aujourd’hui à nous enfermer. Errare humanum est, perseverare diabolicum. Il est difficile de penser que ces deux méprises sur des points si essentiels, clairement présentés en ouverture et à la fin de notre ouvrage, soient le fait du hasard. Et ce d’autant plus que dans un précédent ouvrage, Gérard Noiriel présentait la thèse du livre de manière positive, à l’appui de sa propre démonstration.

Le sous-titre de notre ouvrage semble avoir également induit en erreur nos critiques : « Représenter la société française ». En choisissant cette formule, nous voulions souligner que la représentation de notre société était en train de changer, l’un des exemples étant le fait que l’État venait enfin de mettre un nom sur les discriminations raciales (jusqu’alors, comme je l’avais analysé dans une étude de la presse quotidienne, cette expression était réservée à la description de la situation dans deux pays, les États-Unis et l’Afrique du Sud) et que, dans le même temps, des mécanismes de dénégation et de résistance se faisaient jour dans les milieux politiques, des affaires et de la recherche, y compris au sein de notre collectif (je les discutais dans un chapitre sur la psychologie politique de la représentation des discriminations).

Les raisons de l’émergence de cette question, qui se traduisait par des lois, des politiques et des institutions, étaient, nous semblait-il, moins liées à des débats intellectuels, auxquels Stéphane Beaud et Gérard Noiriel consacrent plusieurs dizaines de pages, qu’à un triple phénomène de nature sociologique : la mobilisation d’associations et d’organisations non gouvernementales ; la nécessité pour le gouvernement de se plier aux prescriptions de l’Union européenne ; enfin et surtout, l’importance démographique croissante des enfants d’immigrés qui, Français nés en France, devenaient de plus en plus nombreux à s’indigner du traitement défavorable qui leur était fait dans le monde du travail, dans le logement, à l’école, par la police.

Le moment réactionnaire que vit la France survient dans une période marquée par une montée de la xénophobie.

La formulation de notre projet scientifique revenait, selon nos deux collègues, « à l’inscrire entièrement dans la sphère des représentations », en négligeant les pratiques. Dissocier ainsi représentations et pratiques serait pourtant renoncer aux acquis de plus d’un siècle de sciences sociales, comme si les pratiques n’étaient pas sous-tendues par des représentations. Je cite dans le livre l’exemple d’un brigadier qui, lors d’une intervention dans un quartier populaire qui se terminera par le passage à tabac de deux promeneurs, l’un turc, l’autre antillais, harangue ses troupes en leur disant : « On a perdu la guerre d’Algérie il y a quarante ans, c’est pas aujourd’hui qu’on va recommencer. Pas de prisonniers, on trique ». Il est bien difficile ici de séparer représentation néocoloniale et violence raciste. D’ailleurs, la plupart des contributeurs de notre ouvrage collectif étudient des pratiques discriminatoires concrètes sans pour autant les couper des représentations.

Dans mes propres travaux ethnographiques, menés pendant quinze mois sur les forces de l’ordre et pendant quatre ans dans une maison d’arrêt, mes observations portent principalement sur des pratiques, mais évidemment en lien avec des représentations. Je fais même le constat que si, en France, toute la chaîne pénale contribue à la production d’une discrimination à la fois socioéconomique et ethnoraciale et à une surreprésentation considérable des minorités des quartiers populaires dans les prisons, je n’ai constaté que rarement ce type de discrimination dans l’établissement où j’ai travaillé. L’institution policière pratiquait, comme dans d’autres pays, une forme de discrimination systémique, alors que le monde pénitentiaire paraissait moins obsédé par la question raciale, ce que des études menées par d’autres, en France et en Grande-Bretagne, confirmaient. Les recherches empiriques permettent ainsi d’éviter des interprétations monolithiques et des simplifications théoriques.

Il est assez inhabituel que deux chercheurs qui ont accepté l’amicale proposition de participer à un ouvrage collectif et qui pendant quinze ans n’en ont jamais exprimé de regrets décident soudainement de se faire les procureurs des deux directeurs, tout en se plaignant amèrement, et paradoxalement puisqu’ils souhaitent s’en démarquer, de ce que le volume « a été fréquemment présenté comme le livre de Didier Fassin et Éric Fassin parce que seuls leurs noms apparaissent en gros caractères en haut de la couverture » – quand les dix autres contributeurs ont eux aussi, fait assez rare, leurs noms sur cette couverture, à notre demande. Au-delà de cet élément mystérieux mais anecdotique, la charge que livrent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel contre l’ensemble des travaux, souvent menés par des jeunes chercheuses et chercheurs, qui, depuis deux décennies, ont permis d’enrichir notre compréhension des inégalités, en ajoutant à la seule dimension socioéconomique à laquelle la génération précédente s’était limitée les composantes de la race et du genre, est difficile à comprendre alors même qu’ils déclarent vouloir prendre en compte toutes les dimensions de la domination.

Une clé de lecture en est peut-être donnée par une anecdote intéressante dont Gérard Noiriel fait, dans son livre Immigration, antisémitisme et racisme en France, l’expérience fondatrice de son intérêt ultérieur pour les « jeunes issus de l’immigration ». Quand il était enfant, sa famille, de milieu modeste, avait déménagé des Vosges en Alsace, pour s’installer dans une petite ville « dominée par une petite bourgeoisie de fonctionnaires et de commerçants ». Il a alors dû subir l’ostracisme et les insultes de ses camarades de classe, aux yeux desquels il était l’un de ces « Français de l’intérieur » qui méprisent les Alsaciens pour leur accent et leurs liens passés avec l’Allemagne nazie. Il écrit : « Tous ces facteurs rapprochaient la situation de ma famille de celle que connaissent la plupart des immigrés. Sauf sur un point qui était évidemment capital : la nationalité ». Il est remarquable qu’il ne voie pas que ce qui le différenciait plus encore des jeunes d’Afrique du Nord, c’était le regard racisé qui pesait sur ces derniers et la douloureuse histoire coloniale dont ils étaient en train de se libérer. Or, c’est précisément ce genre de point aveugle que mettent en évidence les études qu’il critique.

Le moment réactionnaire que vit la France, avec notamment les attaques menées par le gouvernement et certains intellectuels, survient dans une période marquée par une montée de la xénophobie, une intolérance à l’encontre des exilés, une banalisation de la suspicion à l’égard des musulmans, un accroissement des inégalités socioéconomiques affectant particulièrement les minorités ethnoraciales. S’en prendre, comme le font Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, à celles et ceux qui travaillent sur ces questions et contribuent à les faire reconnaître et comprendre, au lieu de s’attacher à l’analyse des maux qui affectent la société française, est la même posture que celle des chercheurs qui naguère s’acharnaient sur l’antiracisme plutôt que le racisme.

Un signe troublant en est que le livre de nos collègues se termine par une critique du plus important mouvement social des dix dernières années aux États-Unis, Black Lives Matter, né de la dénonciation des homicides d’Afro-américains par la police, que nos collègues réduisent ici une forme de nationalisme noir qui empêcherait l’émancipation des groupes dominés. Adopter cette lecture racialiste d’une mobilisation démocratique qui a inclus des personnes de toutes les couleurs et de tous les milieux sociaux, c’est négliger le rôle décisif que cette dernière a joué dans les élections présidentielles et législatives de 2020 en luttant contre les efforts pour empêcher les Noirs de voter.

Au bout du compte, c’est cet électorat qui a permis que Donald Trump ne soit pas réélu, que les Républicains perdent au Sénat la majorité qui avait donné à la Cour suprême son orientation la plus conservatrice depuis près d’un siècle, et que le salaire minimum passe de 7,25 à 15 dollars, doublement qui, s’il bénéficie surtout aux Afro-américains et aux Hispaniques parce qu’ils sont majoritairement au bas de l’échelle sociale, marque une avancée sociale historique pour toutes et tous dans les classes populaires – qui a permis, en somme, qu’aux États-Unis le vent de la réaction souffle aujourd’hui un peu moins fort.


Didier Fassin

Anthropologue, sociologue et médecin, Professeur au Collège de France et directeur d'études à l'EHESS