Société

La ville en état de crise sanitaire

Architecte, urbaniste, anthropologue

Du fait des mesures de distanciation sociale, la ville pâtit, elle aussi, de la crise sanitaire. Elle nous est pourtant nécessaire, à nous humains, êtres sociaux ; elle est même notre habitat naturel. Pas plus que les poissons nous ne savons vivre en dehors de notre milieu et, privés d’espace public, non seulement nous manquons d’air mais nous nous départons d’une partie de nous-mêmes. Alors comment traverser la pandémie actuelle sans fragiliser l’espace urbain et ses qualités anthropologiques ?

Les cataclysmes qui menacent aujourd’hui l’humanité, du réchauffement climatique à la pandémie en passant par le terrorisme, ne sont pas très différents des fléaux bibliques. Ils sont largement interdépendants et entraînent des dégâts collatéraux en cascades, à peu près dans tous les domaines. Un peu comme un convive mal élevé qui, en s’effondrant raide mort, entraînerait la nappe et ferait tout tomber.

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Nous nous intéressons ici à l’une des victimes collatérales de l’actuelle pandémie : la ville, une victime à la fois visible et invisible. Autant sa présence est massive, autant ses enjeux passent massivement inaperçus, sont impensés. En effet, si les menaces que font peser les catastrophes écologiques sur notre survie physique sont parvenues jusqu’à notre conscience, soulevant manifestations et rébellions, il en va autrement des menaces que fait peser l’extinction de la ville sur notre survie psychique, sociale et civilisationnelle : elles ne mobilisent pas les foules.

Pourtant, de la grande ville jusqu’au hameau, par son organisation très spécifique, fondée sur des invariants, la ville constitue l’habitat naturel des humains. Sa forme n’est pas seulement liée à l’organisation sociale, elle en est la partie émergée, la matérialité visible. Une part de la tranquillité, du sens et de la saveur de notre vie réside dans nos conditions urbaines. La mise en péril, volontaire ou non, de la ville est une question vitale et proprement écologique, ni plus ni moins urgente que les autres.

Cette mise en péril n’est pas nouvelle et les attaques contre la ville ont connu de nombreux motifs : moralistes, hygiénistes, fonctionnalistes, etc. Certes, la plus massive a été portée par l’urbanisme du Mouvement Moderne aux commandes depuis le milieu du XXe siècle ; certes, le cocktail actuel d’opérations urbaines financiarisées hors d’échelle et d’un zoning toujours en place peut sembler suffisamment létal… mais l’hygiénisme, très actif depuis le XIXe siècle, n’a pas dit son dernier mot.

Dans une dystopie, la vie des humains est préservée mais leurs conditions de vie sont rendues à ce point impossibles qu’ils se demandent si la vie vaut encore la peine d’être vécue. Cette valeur, notre désir de vivre, dépend notamment des qualités anthropologiques de la ville : pouvons-nous traverser la pandémie sans voir ces qualités, déjà fragilisées, se dissoudre ?

L’espace public nous est indispensable

L’espace privé n’existe pas sans son corollaire qu’est l’espace public et la forme de leur assemblage est celle d’un emboîtement vivant, dont les lieux du commerce et du service constituent le tissu conjonctif. Par ailleurs, personne ne préserve l’intégrité de son existence ni de son identité une fois extrait de son milieu ou en situation de privation sensorielle. S’il en était besoin, le confinement nous l’aura appris : l’espace public constitue notre milieu naturel, il nous est aussi nécessaire que notre espace privé. Et leur alternance, la liberté d’aller et venir entre ces deux espaces, nous est tout aussi nécessaire. Pas plus que les poissons nous ne savons vivre en dehors de notre milieu et, privés d’espace public, non seulement nous manquons d’air mais nous nous départons d’une partie de nous-mêmes tandis que notre espace privé, lui, perd sa saveur.

L’espace public nous est encore indispensable comme le lieu, certes, des rencontres, mais surtout des non-rencontres, du brouillard des côtoiements, où l’on évite contact et vis-à-vis, où les regards sont distants, rapides ou parallèles, où les autres font de la figuration dans notre champ de vision latéral, mais où tous ces inconnus sont aussi nos témoins les plus précieux. Pas seulement parce qu’ils induisent à la fois notre « tenue[1] » et notre sécurité : leur présence un peu absente nous sert à trianguler notre rapport à nous-mêmes et à confirmer une suffisante continuité dans notre identité. L’espace public, ce lieu où l’on se rend visible aux autres, est un espace réflexif, ce miroir où l’on peut, d’un coup d’œil, vérifier sa tenue ou simplement la réalité de son existence. Au-delà, par son rôle de tiers[2] il est un outil de régulation pour la vie urbaine dans toute sa formidable intensité.

Comment la pandémie affecte la ville

Alors que le confinement révélait notre nécessité d’un espace public réel, il entraînait aussi, parfois à marche forcée, un recours généralisé aux espaces et aux échanges virtuels. Même si ce recours a fait l’objet de plaintes et de mises en garde, en particulier sur le télétravail, on peut craindre que cette expérience massive et répétée n’ait largement aplani les voies d’un basculement dans l’ère numérique.

Or on comprend aisément, ne serait-ce qu’à voir les commerces coulés par le téléachat, que le numérique opère un démantèlement de la ville. Si les néologismes « présentiel » et « distanciel » font froid dans le dos c’est qu’ici la dématérialisation n’est pas qu’une métaphore. Dans la ville, c’est au sens propre qu’elle officie, comme arme de désintégration, réelle.

Par ailleurs, l’espace public peut se trouver arraisonné ici et là par sa privatisation mais aussi, de façon plus insidieuse, par son instrumentalisation, qu’elle soit sécuritaire ou hygiéniste. Ces arraisonnements n’opèrent pas comme de simples ajouts ou amendements à la définition de l’espace public, ils viennent contredire sa nature même et conduisent eux aussi à sa désintégration.

Enfin, les formes qui traduisent cette instrumentalisation, des rubalises aux caméras en passant par les blocs de béton ou les grillages, ne sont pas là pour plaire, ne s’inquiètent pas de heurter le regard ou de détruire le charme d’un endroit. En cela elles œuvrent directement contre l’attachement aux lieux, alors que celui-ci inspire nos gestes de civilité et notre sentiment d’appartenance à une ville… alors que ces gestes, ce sentiment, sont les garants du bien commun.

Que faire ?

Le péril sanitaire, lorsqu’il est question de vie ou de mort, impose son caractère d’urgence ; il est même le prototype de l’urgence absolue. Pour autant, nous nous méfions de ce qui s’impose sans discussion, nous savons qu’une conduite éthique demande de discerner ce qui est urgent de ce qui est important puis d’éclairer ses choix sous tous les angles avant de décider. L’urgence oui, à condition qu’elle n’empêche pas de penser ; qu’elle ne cause pas plus de dégâts qu’elle n’en répare, surtout s’ils sont irrémédiables ; à condition que le court terme n’hypothèque pas le long terme. Autrement dit : comment éviter que les questions sanitaires soient déplacées sur le champ spatial[3] et que les réponses aient sur la ville des effets destructifs.

À une échelle large, préserver la ville demande d’abord et d’urgence de cesser de la démolir physiquement sous quelque motif que ce soit, immeubles insalubres (qu’il faut au contraire réparer et améliorer), aération du tissu urbain, etc. ; de ne pas donner les clés à l’intelligence artificielle, qui défait à sa guise les relations sociales, commerciales et imaginaires, ce qui désintègre la ville à vitesse grand V.

Cela demande encore de garder ouverts ou rouvrir les passages, de ne pas donner les clés à une sûreté urbaine qui militarise la ville et qui paradoxalement pense faciliter son travail en interdisant des accès et en clôturant des espaces.

Un peu d’attention, mettre les formes permettrait sans doute d’éviter des parallèles avec les vieilles dystopies : les queues d’attente, les files à sens unique, une action policière plus répressive que protectrice…

Ensuite une conduite éthique devrait se traduire dans des réponses localement ajustées, par opposition à l’application de normes standard qui ne peuvent que rater la cible. Une politique de subsidiarité et de réponses graduées ferait moisson de réponses économes et ingénieuses en s’appuyant sur les spécificités et ressources locales… à condition qu’elle se donne les moyens de repérer et connaître ces dernières.

Sur cette base, une alternative au confinement qui vide la ville pourrait être son inverse : utiliser au maximum, dans le temps et dans l’espace, la multiplicité et la diversité des appuis offerts par la ville. Ce parti pris constituerait également une réponse au danger de contamination puisque celui-ci culmine dans la concentration des personnes en un même lieu au même moment (telles les queues devant des commerces raréfiés). Il s’agirait alors de démultiplier les points d’abordage et de recours ouverts par la ville : kiosques, commerces, points d’eau (avec savon), bancs, etc. ; ouvrir grand l’éventail des horaires ; développer les lieux et outils d’information, d’orientation, voire de diagnostic et de soin ; peut-être repenser avec ceux qui les tiennent le rôle des commerces et services dits de proximité.

La pandémie a mis en évidence la situation dramatique des SDF (« Rentrez chez vous ! »). On a parfois utilisé les ressources de la ville, les hôtels par exemple, pour y remédier. Ces mêmes hôtels ont pu également servir de lieux auxiliaires de soins, convalescence ou quarantaine. La ville peut certainement développer d’autres propositions dans le même sens.

En termes d’outils, une attention à la ville demanderait une instance transdisciplinaire[4] chargée d’examiner systématiquement les effets sur l’espace public des décisions sanitaires. Ces dernières devraient en retour se nourrir des idées et initiatives repérées à travers le territoire. En effet l’instance que nous venons d’évoquer pourrait élaborer à l’intention des décideurs les observations fines, rapportées par des volontaires, concernant topologies, configurations et initiatives. Les sociétés savantes et promeneurs attachés à un toponyme ou à un quartier existent déjà et ne demandent qu’à être utiles. Leur regard attentif permettrait sans doute encore de recenser des ressources et d’anticiper des pénuries.

De telles pistes restent à explorer pour penser la situation sanitaire de façon civile, urbaine et non purement défensive. Penser la ville, non comme lieu de contamination à redouter et à fuir, mais comme refuge et instrument de protection. Penser l’espace public non pas vidé, désactivé mais comme le support dense, vivant d’un accueil « hospitalier », prenant soin de tous.

Le renversement du paradigme serait comparable à celui, lumineux d’intelligence, qui a permis de substituer une politique de réduction des risques à une politique d’éradication[5].

Les mutations écologiques et microbiennes en cours ne permettent pas de prévoir à notre espèce un avenir sanitaire très rose ni même assuré. Autant qu’à chercher des parades technologiques il semble que nous ayons intérêt à conforter nos bases, penser des modes de vie économes, intégrés et intelligents, renforcer des atouts et des outils perfectionnés sur des temps parfois très longs. Dans la panoplie dont nous disposons face à ce qui arrive, la ville est une sorte de trésor. C’est le lieu et l’instrument de la régulation et du contrôle en même temps que celui de la protection mutuelle et de la réassurance collective. Elle appelle toute notre considération. Elle vaut ce regard fertile et appuyé auquel nous invite le cinéaste Hong Sang-soo : « La seule façon de changer les choses, c’est de les regarder à nouveau très longuement[6]. »


[1] Pour H. Arendt, l’espace public « nous empêche pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres ».

[2] Voir les écrits d’E. Goffman et J. Jacobs.

[3] Le confinement est une réponse spatiale à une pénurie (tests, masques, vaccin, traitement) médicale.

[4] Réunissant ceux qui ont une connaissance réelle (politique, philosophique, littéraire, géographique, historique, sensible…) de la ville et de ses enjeux.

[5] Appliquée au SIDA : préservatifs et stéribox plutôt qu’abstinence et sevrage, soit le choix du pragmatisme, de l’accompagnement, de l’information plutôt qu’une politique radicale et surtout irréaliste.

[6] La caméra de Claire, 2018.

Chantal Deckmyn

Architecte, urbaniste, anthropologue

Notes

[1] Pour H. Arendt, l’espace public « nous empêche pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres ».

[2] Voir les écrits d’E. Goffman et J. Jacobs.

[3] Le confinement est une réponse spatiale à une pénurie (tests, masques, vaccin, traitement) médicale.

[4] Réunissant ceux qui ont une connaissance réelle (politique, philosophique, littéraire, géographique, historique, sensible…) de la ville et de ses enjeux.

[5] Appliquée au SIDA : préservatifs et stéribox plutôt qu’abstinence et sevrage, soit le choix du pragmatisme, de l’accompagnement, de l’information plutôt qu’une politique radicale et surtout irréaliste.

[6] La caméra de Claire, 2018.