Loi « sécurité globale » : vers une privatisation de la sécurité publique ?
La proposition de loi sur la sécurité globale discutée au Parlement fait beaucoup parler d’elle en raison de son article 24. Ce débat légitime a occulté la philosophie générale d’un texte qui poursuit la transformation profonde de la sécurité publique initiée par les gouvernements de tout bord depuis plus d’une trentaine d’années. En retenant le titre de « sécurité globale », la majorité assume plus explicitement qu’auparavant un dogme dont la compatibilité avec notre pacte républicain est contestable.
La sécurité globale n’est pas un concept neutre, car celui-ci recèle une approche précise de la sécurité publique qui inclut, entre autres éléments, « une participation de tous à la construction et à la mise en œuvre d’un dispositif où chacun est mobilisé en vue de l’objectif commun » (selon la définition retenue par le rapport de 2018 de la mission parlementaire conduite par Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue).
La sécurité globale suppose ainsi que tout individu, agent public ou pas, ou que tout organisme, de nature publique ou privée, est investi de la préservation de la sécurité publique dans le cadre d’une coopération globale. L’idée, lancée par le ministère de l’intérieur, de créer une réserve citoyenne des forces de police qui viendrait les épauler en est la dernière manifestation.
La sécurité globale passe inéluctablement par divers procédés de privatisation de la sécurité publique et par le transfert de tâches traditionnellement prises en charge par la police judiciaire au profit des forces armées et surtout des agents municipaux. Notre analyse a pour objet de discuter la pertinence du concept de « sécurité globale » qui pousse trop loin la logique de privatisation, laquelle ne nous paraît pas compatible avec notre pacte républicain. Quant à la progression de la municipalisation, elle pourrait être à l’origine d’une politisation inédite de la répression de délits mineurs.
Une privatisation larvée incompatible avec le pacte républicain
La privatisation de la force publique n’est pas une phénomène nouveau. En revanche, elle franchit une étape supplémentaire avec la proposition de loi sur la sécurité globale. Nous en donnons deux exemples. L’article 14 modifie le Code de la sécurité intérieure en donnant à titre exceptionnel la possibilité à des agents privés de sécurité, dans le cadre des missions de surveillance et de gardiennage, d’« exercer sur la voie publique des missions, même itinérantes, de surveillance contre les vols, dégradations, effractions et actes de terrorisme ». Par ailleurs, l’article 20 ter de la proposition de loi envisage une énième extension des fonctions de surveillance, voire de constatation d’infractions au profit des polices privées des opérateurs de transport via l’exploitation d’images de vidéosurveillance. Dans l’un et l’autre cas, des garde-fous sont prévus (intervention du préfet et/ou d’officiers de police judiciaire), mais ils sont formels et ne garantissent pas un contrôle suffisant des autorités publiques sur le travail concret des agents privés.
Ce nouveau corpus s’ajoute à de multiples dérogations législatives au principe dégagé par le Conseil d’État en 1932 de l’interdiction de déléguer le service public de la police aux personnes privées. Depuis la loi fondatrice du 12 juillet 1983 qui réglemente les activités privées de sécurité, et la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité de 1995, l’empire de la sphère privée sur le domaine policier n’a cessé de s’étendre à la faveur de l’émergence d’un « marché de la sécurité publique » : encadrement d’événements publics, surveillance de sites privés, ronde dans les transports avec la possibilité d’effectuer des contrôles d’identité, pouvoir de contravention pour outrage sexiste ou d’atteinte aux normes sanitaires au profit des agents privés d’entreprises de transport, utilisation des systèmes de vidéosurveillance, contrôle du stationnement payant, etc.
Ces exceptions ont souvent été validées par le Conseil constitutionnel, parfois sans grande clarté ou réelle cohérence. Les limites qu’il pose n’ont pas empêché la progression exponentielle de la privatisation de la sécurité publique. En octroyant des prérogatives à des agents privés qui ne concernent plus seulement la sécurité des biens et des personnes, mais aussi celle de l’État dans son ensemble, la compatibilité de la proposition de loi avec notre loi fondamentale peut être mise en cause.
Selon l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « la garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » À la lecture de cet énoncé, il faut comprendre que toute prise en charge de missions de sécurité publique ne saurait servir une quelconque « utilité particulière », comme la réalisation de profits. Par conséquent, ce type de mission régalienne assumée par les acteurs privés doit être fortement encadrée, contrôlée et limitée au risque d’être mal exécutée. C’est justement ce que la Cour des comptes avait souligné dans un rapport en 2018. Elle expliquait que les agents privés étaient mal formés. Par ce même rapport, la rue Cambon critique vertement le fonctionnement et le rôle du régulateur, le Conseil national des activités privées de sécurité dans lesquels les intérêts particuliers sont surreprésentés. Il suffit de consulter le site de l’institution pour vérifier que ni son travail ni ses membres ne sont transparents et objectifs.
À l’instar d’autres procédés d’externalisation, le remède idéologique de l’expansion incontrôlée du domaine du marché aux activités de sécurité publique est contre-productif et contradictoire avec les principes énoncés dans le bloc de constitutionnalité. Le juge constitutionnel devrait, lors de l’examen de la loi qui lui sera sans nul doute déférée, censurer plusieurs dispositions ou, à tout le moins, aiguiller le législateur. Le Conseil constitutionnel pourrait d’abord considérer que les extensions des compétences des agents privés de sécurité ont atteint un stade qui les rend incompatibles avec l’article 12 de la DDHC (notamment pour la prévention d’actes terroristes dans le cadre des activités de surveillance et de gardiennage).
Il pourrait ensuite émettre des réserves d’interprétation plus exigeantes quant au contrôle de la puissance publique. Le recours aux autorisations du préfet (dont le rôle ne cesse d’ailleurs de s’accroître au risque d’empiéter tant est plus sur ce qui devrait relever d’un juge judiciaire plus à même de protéger les libertés publiques) ou à la présence d’officiers de police judiciaire pour superviser les opérations des agents privés n’est pas satisfaisant. Sur le terrain, ces autorités publiques sont dans l’impossibilité matérielle de les contrôler avec constance. Enfin, la régulation par le CNAPS que la proposition de loi projette de réformer pourrait aussi être l’occasion pour les sages d’imposer des garanties d’impartialité et d’indépendance à cet établissement public disposant de pouvoirs de sanction.
Face à une classe politique qui ne semble pas avoir pris la pleine mesure de l’atteinte à notre pacte républicain auquel elle prétend pourtant être si attachée, il ne reste malheureusement que le juge pour ériger des digues solides à un processus larvé de privatisation de missions qui sont à l’origine même de l’apparition de la figure de l’État. Le processus en cours est d’autant plus préoccupant que l’État ne se contente pas de faire plus systématiquement appel à l’initiative en matière de sécurité publique. La municipalisation de la répression est un autre marqueur d’une forme de désengagement aux conséquences politiques non négligeables.
Une dangereuse politisation de la police
La proposition de loi « sécurité globale » recèlent plusieurs dispositions qui déchargent la police nationale de missions au profit des polices municipales. Avec le transfert de tâches aux gardiens privés, ce texte procède à une autre forme de délégation, au profit cette fois d’agents locaux. Cette politique pourrait sembler au premier abord anodine. Elle est en réalité lourde de conséquences, à deux égards.
Ce transfert de compétence impose de comprendre ce que l’on perd en privant la police judiciaire de cette compétence. On introduit désormais un nouvel acteur dans le processus répressif, acteur qui n’a pour l’instant pas reçu la formation spécifique à ce type de mission, et n’est pas soumis à des procédures aussi strictes qu’à l’échelle nationale. Le risque est de voir un grand nombre d’infractions qui ne pourront pas s’insérer dans une véritable procédure judiciaire. Faute pour des policiers municipaux d’avoir reçu de formation suffisante, et parce que leur rôle n’était pas celui d’assumer des compétences de nature judiciaire jusqu’à présent, les dérives risquent de se multiplier. Un second problème lié à la municipalisation de tâches répressives n’a pas été suffisamment évoqué, malgré les dangers qu’il recèle : celui d’un détournement politique de missions ressortissant normalement au strict contrôle des autorités judiciaires.
Quel est le débat aujourd’hui concernant les liens entre police et politique ? Quelles polémiques ne cessent d’agiter l’opinion publique ? C’est l’instrumentalisation politique de la police et de la justice. Il suffit d’évoquer la critique légitime de l’immixtion du Parquet dans plusieurs affaires politiques pour se rendre compte de l’effet délétère d’une confusion des genres que la proposition accroît encore.
Or, en l’espèce, le Parlement s’apprête à confier des tâches répressives à un service qui est directement sous l’autorité du maire. Il pourra sans problème utiliser ces nouvelles compétences dans un but politique. Il n’y a aucun garde-fou. L’Assemblée nationale n’a ainsi prévu aucune garantie d’indépendance. Or ces infractions qui sont transférées à la police municipale sont loin d’être neutres : la consommation de drogues, le transport d’armes, etc. Par conséquent, les édiles locaux subiront les mêmes critiques que celles que subissent les Procureurs. Finalement, dans le texte, rien n’empêche un maire d’utiliser la répression comme arme politique.
Pourtant, la France a fait le choix depuis longtemps de déconnecter répression et démocratie. Aux États-Unis, le procureur est élu, ce qui génère du populisme pénal. En France, nous avons voulu isoler avec pertinence ces deux fonctions. Le procureur qui mène la politique pénale n’est pas élu. Il est en revanche sous l’autorité du Garde des Sceaux car il doit bien y avoir une politique pénale. L’évolution est allée dans le sens d’une protection de plus en plus grande des procureurs qui, par exemple, ne peuvent plus recevoir d’instruction individuelle depuis la circulaire Taubira.
Dans l’état du texte, les poursuites sont directement politiques puisque l’instance qui dirige la police, le maire, est une autorité élue. C’est un changement majeur. Pour reprendre l’exemple des drogues, il est des communes dans lesquelles ce commerce est devenu puissant et pourrait facilement devenir un lobby local. Pourquoi un maire ne déciderait-il pas, sans le dire, de ne plus poursuivre ces infractions ? Qu’en est-il du port d’armes dans une commune où la base électorale est fortement en faveur des armes ? Le Parlement crée potentiellement des îlots de non-droit, voire la constitution de polices locales parallèles.
Les maires n’ont pas encore réalisé à quels problèmes ils se trouvent exposés, tant politiquement qu’au regard de l’engagement de leur responsabilité. Le Parlement devrait réfléchir à la formation de ces policiers, à l’encadrement de ces nouvelles politiques pénales locales, à un contrôle judiciaire plus strict des interventions du maire, et aux garanties des citoyens. On pourrait aussi réfléchir à l’élaboration d’un dispositif institutionnel ambitieux pour traiter des plaintes qui devraient se multiplier. L’identification de médiateurs, de déontologues de la sécurité au niveau local avec un renforcement des exigences de transparence et de prévention des conflits d’intérêts sont désormais des pistes indispensables à explorer.