Police : de la crise de l’autorité à l’autorité juste
Au travers du contrôle de Cédric Chouviat, de l’interpellation de Michel Zecler ou des épisodes houleux de maintien de l’ordre, mais aussi des agressions dont sont l’objet les policiers, la question des relations entre État, police et société s’est réinvitée au cœur de l’actualité, au point que l’exécutif a lancé fin janvier un « Beauvau de la sécurité ». Son issue et ses apports sont incertains, mais la nécessité de l’ouverture d’un débat politique est notable.
Si la controverse médiatique s’organise facilement selon des logiques binaires (pour ou contre la police, policiers victimes ou bourreaux) qui varient au gré des événements et scandales secouant l’opinion, cela ne constitue pas un cadre satisfaisant pour rendre compte de relations complexes. Pour y parvenir, il est utile d’adopter une lecture à partir de la notion d’autorité, c’est-à-dire de pouvoir (compris comme la capacité à orienter le comportement d’un individu) légitime (dont la valeur de l’exercice de sa fonction est reconnue).
La légitimité est l’un des facteurs qui font que l’individu consent à obéir à un pouvoir. Partir de cette notion de pouvoir légitime a en effet le mérite de mettre en jeu deux conditions des relations entre police et public dans une démocratie : l’utilisation de la force, puisque la police en dernière instance peut recourir à l’utilisation non-négociable de la contrainte physique, et la légitimité des pratiques des agents d’une telle institution dotée de pouvoirs exceptionnels.
Deux problématisations de cette relation entre pouvoir de la police et légitimité peuvent être distinguées : la première, « l’autorité en crise », omniprésente dans le débat public et brandie par des discours politiques et syndicaux, envisage l’autorité comme menacée et ébranlée ; la seconde, « l’autorité légitime », propose une conception alternative de l’autorité comme relation, plus susceptible de fonder durablement l’action de la police.
Une autorité en crise
« Le cancer de notre société, c’est le non-respect de l’autorité » déclarait le ministre de l’intérieur au Parisien le 14 novembre 2020. Utilisant le registre de l’hyperbole, il faisait alors écho à un ressenti partagé par certains professionnels : quand on interroge les policières et policiers de terrain, quand on écoute les organisations représentatives majoritaires, le discours récurrent sur la « crise de leur autorité » frappe d’emblée. Reviennent comme des antiennes le fait qu’ils ne seraient plus « respectés », que leurs ordres ne sont pas écoutés, que leurs interventions deviennent de plus en plus difficiles, que tout incident peut partir en vrille.
Cette rhétorique est sans doute l’un des éléments classiques de la culture professionnelle policière, portée par des organisations syndicales, associée à l’idée d’être les « derniers remparts » de l’ordre social protégeant la société du désordre. Les récits de terrain ponctués d’anecdotes d’interventions qui se passent mal, de collègues qui se retrouvent blessés en opérations – des situations qui peuvent avoir une réalité – finissent par former un prisme au travers duquel ils voient le réel : l’autorité, celle qui compte, la leur, est en crise.
Cette interprétation mythifie un âge d’or, nostalgie d’un passé harmonieux au cours duquel le policier était accepté socialement et ses instructions n’étaient pas discutées. Les travaux des historiens du 19ème siècle, tant en France qu’en Angleterre, ont souligné à quel point la présence des policiers en uniforme dans les espaces urbains n’avait rien d’évident et s’est construite dans le temps par un mélange de réformes institutionnelles visant à accroître la professionnalisation, et plus tardivement l’acceptation de ces agents et leurs acclimatations pratiques. Il n’en demeure pas moins que leur capacité à intervenir, contrôler, réguler les conduites des individus s’est sans doute trouvée redéfinie par des transformations sociales structurelles : les policières et policiers font désormais face à des publics plus instruits, conscients de leurs droits et plus critiques et sensibles aux discriminations dont ils peuvent faire l’objet.
Par ailleurs le jeu médiatique confère davantage de visibilité aux éventuelles défaillances et usage excessif de la force lors des interventions policières. À bien des égards, l’autorité des policiers, si on entend par là le fait d’obtenir une obéissance sans recourir à la contrainte, a été désacralisée lors de ces cinquante dernières années. Notons cependant que c’est une caractéristique partagée par d’autres métiers s’articulant autour de la relation au public, à l’instar des enseignants, travailleurs sociaux et autres travailleurs sur autrui, comme l’a analysé le sociologue François Dubet (Le déclin de l’institution). Le statut professionnel n’est pas une garantie de légitimité, et moins encore d’obéissance automatique.
À partir de ce constat d’une autorité désacralisée, deux lectures peuvent être retenues. La première consiste à dire qu’il faut réinstituer leur autorité, en les protégeant mieux (par exemple en protégeant leur image, mais aussi leur intégrité physique) et en réaffirmant leur pouvoir de contrôle et de sanction. La lecture de l’autorité ici retenue est la suivante : le policier est un représentant de l’État, et à ce titre dispose d’un droit monopolistique d’utilisation de la force, auquel personne ne saurait répondre. L’autorité policière tiendrait donc dans la force.
Mais justement, cette approche ignore un point essentiel : la notion d’autorité suppose l’adhésion car elle est pensée comme une alternative au besoin de contraindre par la violence. Une telle lecture de la crise de l’autorité repose sur l’image d’un policier toujours empêché par un public hostile, nourrie d’une vision binaire du monde dans laquelle les policiers sont toujours plus extérieurs au monde qu’ils sont censés policer.
Cette conception pose implicitement l’idée que les dysfonctionnements dans les relations entre la police et la société sont exogènes à la police : ils résultent de « l’incivisme de population », voire sont le fait des « bandes violentes » qui désormais empêchent les policiers de faire leur travail dans une société elle-même toujours plus violente. Il convient donc d’empêcher qu’ils soient filmés puisque la diffusion de ces images peut menacer l’intégrité physique et psychique des policiers et policières. Parler de crise d’autorité en réduisant la question à la seule autorité défiée illustre une conception duale de la relation des forces de l’ordre au reste de la société et réactive le syndrome de la forteresse assiégée : le public est un problème pour la police.
L’actualité vient cependant rappeler à quel point les agents peuvent être eux-mêmes violents et utiliser la force de façon illégale, car disproportionnée et non strictement nécessaire. Les travaux de sciences sociales ont montré depuis longtemps les tensions, conflits, violences et brutalités qui marquent le quotidien des forces de police. Ces pratiques violentes viennent parfois défier l’autorité policière.
Mais, il y a dans cette représentation de la crise de l’autorité un mécanisme qui a toutes les chances de s’auto-engendrer : l’autorité défiée demande un recours à la force accrue, qui elle-même alimente une défiance plus forte de certains segments de la population. L’action de la police dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, tout comme la brutalisation du maintien de l’ordre depuis le début des années 2000, offrent une illustration saisissante de ces escalades.
La juste autorité
C’est alors qu’une seconde lecture est possible : celle de l’autorité, ou plutôt de l’ordre juste. Elle part de l’idée que les policiers détiennent un pouvoir, que leur délègue la société : celui d’utiliser la force contre leurs propres concitoyens pour assurer la sécurité des biens et des personnes. Au nom de quoi ce pouvoir exceptionnel est-il légitime ? Et comment la police parvient-elle à fonder la légitimité de son action ?
Plusieurs courants de recherche dits de la justice distributive (d’égalité devant le contrôle et les sanctions) et du traitement juste durant les contacts (qui correspond au courant de procedural justice en anglais) ont ouvert une piste de réflexion sur ce qui peut conduire à légitimer la police, comme d’autres institutions représentant l’État. Au cœur de ces travaux, on trouve l’idée que c’est en créant la confiance et en l’entretenant que les polices peuvent gagner et mériter leur légitimité.
Quatre affirmations emboîtées sont centrales : tout d’abord, l’égalité devant l’action de la police est le résultat de ces interventions (par exemple les contrôles policiers et leur issue) ; ensuite, la qualité du traitement que les individus reçoivent de la part de la police sont source de confiance ; troisième affirmation, la confiance dans le traitement juste par la police conduit le public à lui conférer de la légitimité ; enfin, quand les individus accordent de la légitimité à la police, ils obéissent plus facilement et sont plus enclins à coopérer avec les agents du système pénal [1].
Certes, les relations de causalité entre légitimité et confiance, les façons de mesurer confiance et légitimité, ou encore le lien existant entre attitudes et comportements ont fait l’objet de nombreux débats. Ces travaux attirent l’attention sur le fait que le style de police, c’est-à-dire la façon dont les policières et policiers agissent et traitent les individus au quotidien, est crucial pour la confiance que lui accordent ces derniers.
Au croisement entre argument scientifique et orientation normative, une telle perspective dessine ce que peut être la (bonne) police dans une démocratie : le « bon » agent de police est celui qui sait utiliser son pouvoir en traitant les gens de façon égale et respectueuse, en écoutant leur version des faits et en respectant leur dignité. Plutôt qu’une spirale de dégradation, on voit au contraire se dessiner un cercle vertueux.
Une telle vision est cependant à rebours de la conception du travail policier dominante dans la culture professionnelle valorisant la réactivité, l’intervention tranchante, l’usage de la force, ou encore justifiant les stéréotypes ethniques au nom du flair policier. On imagine donc bien les obstacles susceptibles de lever, au sein d’une organisation connue pour sa rétivité au changement, la multiplicité des filtres hiérarchiques et la tendance à redéfinir en interne les buts et les moyens légitimes. Comment diffuser alors l’esprit de justice procédurale et distributive au sein de la police ?
Bien sûr, les formations insistant sur la désescalade ou encore l’identification et le contrôle des policiers ayant un recours excessif à la force sont des ressorts essentiels. En parallèle, de nombreux travaux ont montré l’intérêt des principes dits de justice organisationnelle valorisant le respect, le traitement équitable et la capacité d’écoute par leurs chefs des subordonnés, lesquels sont cependant peu valorisés dans une organisation verticale et punitive [2].
Une telle conception de l’autorité légitime anime certes la police anglaise (avec les principes dits peeliens, de minimisation de l’utilisation de la force, d’approbation par le public, de priorité donnée à la prévention des délits, de recherche de la coopération du public, etc.), mais elle est loin de n’avoir aucun soutien en France (de Célestin Hennion et du préfet Lépine aux réformateurs de la police de proximité en passant par les orientations préconisées par le préfet Grimaud). Elle se trouve concrétisée dans des pratiques de terrain éparses[3], ou dans des conceptions nouvelles de l’éthique portées par des policiers.
L’histoire des polices montre que certaines périodes sont plus favorables à une réflexion collective sur les conditions de la légitimité des polices. Cela a été le cas dans de nombreux pays occidentaux entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 lorsque les principes du community policing, reposant sur une décentralisation organisationnelle interne, l’implication de la population et une conception large du mandat policier (incluant la dimension préventive et la résolution des problèmes de sécurité quotidiens), ont pu se diffuser à l’intérieur des organisations.
Surtout, les logiques traditionnelles de contrôle de la criminalité, articulées autour de l’image d’un policier se pensant comme un « chasseur de délinquants » et d’un mode de fonctionnement bureaucratique et vertical, reviennent régulièrement et ne font guère de place à la question de la légitimité. En sortir suppose de s’extraire du seul dialogue entre l’administration et les syndicats et de faire une place au tiers-absent que sont les différentes composantes de la société civile et usagers de la police, en particulier les segments les plus fragiles de la population.
L’autorité des policiers ne s’imposera pas en exigeant une légitimité au nom de valeurs générales proclamées de façon incantatoire (« le retour à l’autorité ») ou en empêchant de filmer les interventions policières, mais en recherchant à produire une légitimité, au nom d’une nouvelle conception de l’autorité, « l’autorité juste », construite à partir de pratiques respectueuses, impartiales et équitables.