International

Brésil : tragédie sanitaire, impasse politique, crise militaire

Historienne

Le limogeage du ministre de la défense par Bolsonaro, suivi de la démission des généraux commandant les trois armes, a ouvert une crise politique au Brésil. Au moment où le pays s’enfonce dans la tragédie sanitaire, le fossé se creuse entre les militaires qui veulent s’en tenir à leur mission constitutionnelle et ceux qui sont prêts à prendre les armes contre le Congrès, les gouverneurs ou la Cour suprême. C’est l’attitude du « parti militaire », le grand acteur parallèle de la vie politique brésilienne depuis 2014, qui est désormais scrutée.

Le 3 février dernier, un professeur de science politique à l’université de Brasilia, Luís Felipe Miguel, peu suspect de sympathie pour le gouvernement brésilien actuel, constatait avec dépit que Jair Bolsonaro était plus fort que jamais sur le plan politique, et ce, malgré son bilan catastrophique. Contre toute attente, l’ancien capitaine venait d’obtenir une très précieuse victoire au Congrès national en faisant élire son candidat dès le premier tour à la présidence de la Chambre des députés, l’instance stratégique qui décide de l’ouverture ou du classement des procédures de destitution. Ce succès signe surtout la faillite des oppositions parlementaires et extra-parlementaires, incapables de se rassembler et laisse mal augurer de la construction d’un front démocratique capable de faire obstacle à une possible réélection de Jair Bolsonaro en octobre 2022.

publicité

En deux ans de mandat, ajoutait le politiste, Bolsonaro a mis au pas ou marginalisé les forces et les personnalités qui lui portaient ombrage et imposé ses choix, contre vents et marées, dans la nomination de personnages contestés jusque dans son propre camp. Le président a étendu son influence sur les forces de l’ordre, armée et police, et réussi à entraver les nombreuses affaires qui menacent son clan. Pourtant, en quelques semaines, l’aggravation brutale de la situation sanitaire au Brésil, la dégradation de la situation économique et sociale et le retour comme acteur politique majeur de l’ancien président Lula rebattent les cartes et fissurent la coalition d’intérêts qui l’a porté au pouvoir.

Une atmosphère de fin du monde

Le Brésil est devenu l’épicentre mondial de la pandémie. Il a passé la barre des 300 000 morts liés à la Covid-19 et celle des 3 000 décès par jour. Le 26 mars, ce sont 3 650 morts, soit 152 par heure, qui sont à déplorer. Les centres de réanimation sont saturés dans presque tout le pays, le système de santé s’effondre, l’oxygène manque, les services funéraires sont débordés. La campagne de vaccination patine. Les scènes d’épouvante qui se sont déroulées à Manaus en janvier se répètent dans de nombreuses régions du pays, notamment dans l’État de São Paulo le mieux équipé de la Fédération.

Malgré la tragédie en cours, les gouverneurs et les maires qui décrètent des mesures de confinement, sont la cible de diatribes du « capitaine Chloroquine » qui agite sérieusement la possibilité d’une intervention de « son » armée contre ces « tyranneaux qui vont trop loin » et attentent à la « liberté d’aller et venir » [1]. Le président est persuadé que toute disposition restrictive ruine l’économie et ses chances de réélection, sa grande obsession.

L’ampleur des contaminations a creusé l’écart entre l’expérience concrète de l’épidémie, celle des deuils et des souffrances éprouvés directement ou indirectement par une grande majorité de Brésiliens et le négationnisme tonitruant affiché avec constance par le président, même les jours où la mortalité bat des records.

Les sondages récents montrent qu’une majorité de Brésiliens tiennent ce dernier pour le grand responsable de la tragédie et lui reprochent son insensibilité et ses propos déplacés. Jair Bolsonaro atteint, à niveau égal de mandat, la pire cote de popularité jamais frôlée par un président depuis 1989, à l’exception de Fernando Collor (qui a été destitué). 54% des Brésiliens trouvent sa gestion de la crise sanitaire mauvaise ou très mauvaise, contre 22% qui la jugent bonne ou très bonne. 43% estiment qu’il est le principal responsable de la crise, loin devant les gouverneurs, et 45% affirment ne jamais croire la parole présidentielle (sondages effectués les 15 et 16 mars 2021). Bolsonaro conserve cependant un socle de 30% de sympathisants et de 20 % d’inconditionnels.

Sur le plan économique, le PIB a reculé de 4,1% en 2020, le chômage atteint 14% de la population active, la monnaie nationale s’est fortement dévalorisée, le prix des denrées de base et celui des combustibles augmente. L’aide d’urgence, qui avait contribué à relever la popularité du président, n’est plus versée. La misère croît au rythme de l’expansion du coronavirus. Une efficace campagne, dont l’origine n’est pas connue, dénonce la cherté de la vie en l’associant étroitement au président par un jeu de mot : « Bolsocaro » (Bolso-cher) dans une vidéo qui parodie les réclames des supermarchés. Désormais, les allocutions télévisées du chef de l’État, qui préfère d’ordinaire s’adresser à ses fidèles par les réseaux sociaux, sont ponctuées de concerts de casseroles dans quelques quartiers des grandes métropoles.

Contrôler l’incontrôlable

Le doute s’est d’autant plus insinué dans les milieux qui ont permis la victoire de l’ancien député de Rio de Janeiro en 2018 que Lula, de nouveau éligible, dispose d’un solide capital politique et de sondages flatteurs. Lors d’une conférence de presse, l’ancien président n’a pas eu besoin de forcer son extraordinaire talent politique ni sa nature empathique pour poser à l’homme d’État, exprimer sa compassion, inciter ses compatriotes à se faire vacciner et à ne pas suivre les « décisions imbéciles du président de la République ou de son ministre de la Santé ». Incontestablement, le retour de Lula comme présidentiable possible a suscité des réactions.

Un document, intitulé « Le pays exige le respect. La vie a besoin de la science et d’un bon gouvernement. Lettre ouverte à la société concernant les mesures de lutte contre la pandémie », signé par plus de 1 500 économistes, plusieurs anciens ministres de l’économie et des patrons d’horizons divers, a été adressé le 22 mars au gouvernement, au Congrès et à la Cour suprême. Le texte dépeint une situation sanitaire et économique catastrophique qui demande « une action compétente de la part du gouvernement » et recommande l’accélération de la vaccination, le respect des gestes barrières, le port du masque et des mesures de confinement si nécessaire. Dans ce réquisitoire en creux, les signataires imputent à Jair Bolsonaro, sans le nommer, la responsabilité de l’augmentation exponentielle de la contamination et des décès, par « son mépris de la science, ses appels à des traitements qui n’ont pas prouvé leur efficacité, son encouragement à des rassemblements et son flirt avec le mouvement anti-vaccin ».

La deuxième forte alerte provient du Congrès national où Bolsonaro a peut-être remporté une victoire à la Pyrrhus le 1er février dernier. Pour verrouiller une procédure éventuelle d’impeachment, ce dernier a dû en effet pactiser avec le Centrão, l’agglomérat de partis souvent minuscules qui troquent leur soutien au gouvernement, quel qu’il soit, contre toutes sortes de subventions, de portefeuilles ministériels et de largesses fédérales. Le Centrão, qui n’est guère « centriste » au sens politique, mais plutôt un « marais » aux contours mouvants, cristallise la corruption systémique au Brésil et en est devenu l’un des symboles. Il bénéficie de la forte fragmentation des groupes parlementaires qui impliquent pour l’exécutif de négocier, pour chaque projet, des coalitions éphémères et des majorités de circonstance.

Les parlementaires de ces micro-partis sont ceux qui suscitent le plus d’enquêtes et de mises en examen. Profitant du raz-de-marée dégagiste et anti-corruption des élections de 2018, le candidat Bolsonaro n’avait eu de cesse de qualifier le Centrão de tous les noms d’oiseaux et de marteler sa volonté de gouverner sans son appui et de s’appuyer sur des ministres choisis pour leurs compétences techniques et non sur l’indication des partis. Ses accommodements avec le Centrão constituent, par conséquent, un virage à 180 degrés par rapport aux promesses de campagne.

Cette assurance-vie politique ne présente cependant pas toutes les garanties et se paie au prix fort, d’abord au sens littéral, puisque les « amendements parlementaires » ajoutés par les députés au budget 2021 de l’Union se chiffrent à 7 milliards d’euros, au détriment des dépenses sociales et de l’équilibre des finances publiques. Le pacte a également un coût politique à plusieurs titres. Il mécontente la base bolsonariste et des secteurs qui ont joué un rôle important dans son élection. Il justifie surtout les prétentions du Centrão à participer au gouvernement, voire à dicter ses orientations.

Le Centrão, pas plus que les forces qui se sont ralliées à l’actuel locataire du Planalto (le palais présidentiel), n’a envie de lier son sort électoral à un homme auquel la gauche commence à accoler avec succès l’adjectif « génocidaire ». En réaction aux dernières provocations de Jair Bolsonaro, le président de la chambre des députés a signifié que « tout avait une limite » et que le parlement apporterait, le cas échéant, à la situation des « remèdes amers », qui pouvaient être « fatals », en termes clairs, une destitution [2].

Les deux Chambres du Congrès viennent d’obtenir le départ du ministre des relations extérieures, Ernesto Araújo, le disciple d’Olavo de Carvalho, l’une des chefs de file de l’extrême-droite internationale. Ernesto Araújo, figure de proue de « l’aile idéologique » du gouvernement, est tenu pour responsable des exécrables relations du Brésil avec la Chine et des difficultés d’approvisionnement en vaccins. Mais, chaque fois qu’il est affaibli, Jair Bolsonaro réagit par la fuite en avant.

Destitution ? Coup d’État militaire ?

L’incompétence et la gestion calamiteuse du gouvernement fédéral n’est un mystère pour personne dans les catégories sociales dirigeantes. Pour l’instant, les perspectives de commission d’enquête parlementaire sur la gestion de la pandémie, d’hypothèque sur la réélection de 2022, ou les « remèdes amers, voire fatals », sont brandis comme des épouvantails destinés à pousser le gouvernement à la raison et à un « pacte national », c’est-à-dire un plan concerté des institutions et des forces politiques pour lutter contre la pandémie. Il ne s’agit que de freiner la marche folle du Brésil vers le cataclysme.

Quant à un impeachment, même s’il y a pléthore de motifs pour actionner la procédure, la droite brésilienne ne s’y résoudra qu’en dernier ressort. Le vice-président Hamilton Mourão, un général à la retraite d’extrême-droite placé sous l’éteignoir par Bolsonaro, à qui reviendrait légitimement la charge de finir le mandat, ne fait pas (encore) figure de recours.

Toutefois, Jair Bolsonaro semble se refuser à toute forme de compromis. S’il a dû se séparer d’Ernesto Araújo, il a compensé cette humiliation en ouvrant une crise avec les forces armées et en renvoyant son ministre de la Défense, un général trop légaliste à ses yeux. Fait unique, les commandants des trois armes ont démissionné par solidarité avec leur ministre et en raison de leurs désaccords avec le président. Bolsonaro attend de « son » armée qu’elle soit putschiste et qu’elle s’oppose par la force à la lutte contre la pandémie et nommera des remplaçants à sa botte.

L’attitude du « parti militaire », le grand acteur parallèle de la vie politique brésilienne depuis 2014, est donc cruciale. Celui-ci a été déterminant dans le coup d’État contre Dilma Rousseff en 2016 et dans l’incarcération et l’inéligibilité de Lula en 2018 [3]. À la faveur d’une crise politique dont ils ont été l’une des chevilles ouvrières, les militaires sont revenus au pouvoir. Ils occupent la moitié des ministères, noyautent les entreprises publiques et voient leurs revendications corporatistes comblées. Ils sont nombreux, surtout parmi les sous-officiers et les officiers subalternes, à partager avec le capitaine de réserve Bolsonaro le même projet autoritaire et viriliste, le même désir de revanche sur la démocratie qui a succédé à leur longue dictature (1964-1985).

L’institution n’est cependant pas monolithique et ne manque pas d’esprits lucides. La faillite du gouvernement sera aussi celle des forces armées. Le passage désastreux du général Pazuello par le ministère de la Santé a sérieusement entaché la réputation d’efficacité des militaires. Le fossé est en train de se creuser entre les militaires qui veulent s’en tenir à leur mission constitutionnelle et ceux qui sont prêts à faire le coup de feu contre le Congrès, les gouverneurs ou la Cour suprême.

S’il est vain de spéculer sur ce qui se passera en octobre 2022, cette échéance est dans tous les esprits et influe sur le cours actuel des événements. Dans un pays en pleine déliquescence, un bras-de-fer vient de s’engager entre les principales institutions du pays et un président qui ne se laisse pas mettre sous tutelle. Celui-ci croit sans doute dur comme fer avoir reçu une mission divine, vit dans un univers parallèle où le réel se soumet à ses fantaisies et est probablement convaincu qu’il rebondira dans les sondages comme il l’a toujours fait et que les forces armées finiront par intervenir. La droite brésilienne est-elle toujours dans une logique « plutôt Bolsonaro que Lula » ? En tout cas, la crise politique qu’elle a ouverte en 2014 après la réélection de Dilma Rousseff n’en finit pas de produire ses effets délétères.


[1] 21 mars 2021 : le jour de ses 66 ans, Jair Bolsonaro, s’adresse à la petite foule de ses inconditionnels à Brasília.

[2] Voir la déclaration d’Arthur Lira devant la Chambre des députés, 25 mars 2021.

[3] Voir le livre d’entretien, publié en janvier dernier, qui fait grand bruit, Celso de Castro (dir.), General Villas Bôas : Conversa com o Commandante, Rio de Janeiro, FGV, 2021.

Armelle Enders

Historienne, Professeure d’histoire contemporaine, Université Paris-8-Vincennes-Saint-Denis / Institut d’Histoire du Temps Présent

Notes

[1] 21 mars 2021 : le jour de ses 66 ans, Jair Bolsonaro, s’adresse à la petite foule de ses inconditionnels à Brasília.

[2] Voir la déclaration d’Arthur Lira devant la Chambre des députés, 25 mars 2021.

[3] Voir le livre d’entretien, publié en janvier dernier, qui fait grand bruit, Celso de Castro (dir.), General Villas Bôas : Conversa com o Commandante, Rio de Janeiro, FGV, 2021.