Les Polonaises contre la rétro-utopie macabre du PiS
« La révolution qui vient de commencer n’est pas seulement un combat pour l’avortement. C’est un combat pour la liberté qu’on a brutalement entravée, l’avortement en est le symbole. »
Marta Lempart
Le 22 octobre 2020, la Cour Constitutionnelle polonaise, contrôlée par Droit et justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS), le parti ultra-conservateur et nationaliste au pouvoir, a invalidé l’article autorisant l’avortement en cas de malformations graves et irréversibles du fœtus. Dans un pays où la loi sur l’IVG est déjà extrêmement restrictive – seul un millier d’avortements sont officiellement pratiqués par an – c’est la délégaliser presque complétement.
Cette nouvelle tentative d’interdire l’IVG a déclenché des manifestations massives qui ont secoué le pays pendant deux mois. Le mouvement social initié par la Grève Générale des Femmes (Ogólnopolski Strajk Kobiet, OSK – mouvement citoyen féministe créé en 2016) le 22 octobre 2020 pourrait-il précipiter la chute du PiS et entrainer un changement culturel durable ?
La révolte des femmes dont le cri de ralliement est Le patriarcocène, c’est fini ! (Koniec dziadocenu!) semble en effet constituer la manifestation flagrante et spectaculaire d’une transition culturelle en cours et d’une remise en cause radicale de l’ordre social sur lequel repose la Troisième République de Pologne, fondée en 1989, au moment de la chute du communisme.
Chronologie
DÉGAGEZ ! (Wypierdalać!)
Le soir du 22 octobre 2020, à l’initiative de Marta Lempart et de Klementyna Suchanow de la Grève Générale des Femmes (OSK), un cortège de plusieurs centaines de femmes portant en tête une banderole noire sur laquelle on peut lire en rouge « Dégagez ! » traverse Varsovie et bloque la circulation.
Ces femmes ont décidé de crier leur rage devant la villa de Jarosław Kaczyński. Officiellement vice-premier ministre chargé de la sécurité et chef du PiS, Kaczyński est l’homme fort du pays depuis 2015, année de l’arrivée du parti au pouvoir.
À partir du 22 octobre, la vague de manifestations enfle et déferle à travers tout le pays. Bientôt des villes grandes, moyennes et petites, en tout environ six cents localités, s’allient aux actions de protestation à Varsovie. Pas un jour ne passe sans grève, spectacle, manifestation, blocage de la circulation, happening ou autre action de protestation. Le 22 décembre, dans une courte vidéo postée sur son site internet, la Grève Générale des Femmes annonce que les manifestant·e·s quittent la rue pour se consacrer au travail préparatoire à une réparation de la Pologne. Dans la nuit du 27 au 28 janvier 2021, l’arrêt du Tribunal Constitutionnel finit par être publié dans le journal officiel : l’IVG en cas de malformations graves et irréversibles du fœtus est désormais illégale.
Comment Droit et justice (PiS) est devenu le catalyseur du mouvement féministe en Pologne
La décision du 22 octobre de la Cour Constitutionnelle [1] a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres dans une Pologne polarisée à l’extrême.
Ce n’est pas la première tentative de délégalisation de l’IVG. L’histoire de la IIIe République de Pologne, fondée après la chute du communisme en 1989, est en réalité celle du combat des femmes pour défendre leur souveraineté. Ce processus s’accélère à partir de 2013 lorsque l’Église et la droite ultra-conservatrice déclarent la guerre à « l’idéologie de genre ».
Une véritable campagne de haine prend pour cible non seulement les féministes, les LGBT+ et les éducateurs sexuels mais surtout l’Occident libéral qualifié de « civilisation mortifère ». Présentant le concept de « genre » comme une menace directe pour l’existence même de la Pologne et des familles polonaises, l’Église et les ultra-conservateurs jouent sur des peurs ancrées profondément dans le subconscient collectif et sur des antagonismes sociaux.
Attisant de la sorte non seulement le sexisme et l’homophobie mais aussi un nationalisme agressif, la guerre contre le genre apporte au PiS la victoire aux élections de 2015. C’est à partir de 2015 également qu’Ordo Iuris, une ONG catholique ultra-conservatrice et extrêmement influente, luttant contre divers aspects des droits sexuels et reproductifs, infiltre progressivement les structures du pouvoir. Fondée en 2013, Ordo Iuris fait partie d’Agenda Europe, un réseau international d’organisations d’extrémistes religieux et elle a pour objectif de façonner la loi en accord avec la ligne idéologique des fondamentalistes catholiques.
C’est en réponse à une tentative d’interdiction totale de l’IVG en 2016, le projet de loi Stop Aborcji! (« Halte à l’avortement ! ») initié justement par Ordo Iuris, que les Polonaises sont sorties massivement dans la rue pour la première fois et que la Grève Générale des Femmes est née.
L’ampleur de ces protestations, appelées plus tard Marches Noires, a surpris les femmes elles-mêmes. Elles étaient en effet plusieurs centaines de milliers à manifester le « lundi noir » du 3 octobre 2016. Comme le remarque Agnieszka Graff, chercheuse en histoire du féminisme polonais et essayiste, c’est à ce moment-là que naît en Pologne « un peuple féminin [2] », conscient de ses droits et de sa force, et que « s’opère un important tournant culturel : le féminisme en Pologne cesse d’être un mouvement marginal, universitaire et élitiste pour devenir un phénomène populaire voire même, selon certaines chercheuses, populiste ».
Du jour au lendemain, des femmes ordinaires, issues des différentes couches sociales, pour certaines mères de famille catholiques, sont devenues les meneuses d’actions de protestations. Comme l’affirme Agnieszka Graff, il ne s’agit cependant pas uniquement d’un groupe d’individus prêts à sortir dans la rue. Extrêmement prolifique dans le domaine de l’art et de la recherche, le mouvement a su forger un nouvel imaginaire dont il tire son extraordinaire énergie. Entre 2016 et 2020, des organisations féministes œuvrant à la fois pour la défense des droits des femmes et de la démocratie ont été créées tandis que celles déjà existantes ont développé et consolidé leur action. La Grande Coalition pour l’Égalité et pour le Choix (WKRW) dénombre à ce jour une centaine d’organisations féministes en Pologne.
À l’été 2020, deux phénomènes se développent : le passage à l’action politique des femmes très jeunes (18-24 ans) et l’affirmation de plus en plus grande d’un groupe social composé de femmes progressistes ayant un niveau d’études élevé qui gagnent en visibilité dans l’espace public. Dès avril 2020, Agnieszka Golec de Zavala, chercheuse en psychologie politique à l’Université de Londres, constate : « Elles apportent une nouvelle proposition, savent mobiliser les gens et ont du potentiel. En Pologne, l’opposition face à l’état des choses existant croit et ces femmes ont la capacité de tirer profit du mécontentement. »
En juillet 2020, Andrzej Duda, le candidat du parti au pouvoir, gagne les élections présidentielles de justesse (à environ 400 000 voix de différence) et alors que des irrégularités de la procédure électorale sont constatées. Cependant, ce qui suscite la plus grande frustration chez les électeurs progressistes est l’absence de candidat de l’opposition capable de porter leurs attentes ; à noter également qu’aucune femme ne figure parmi les candidats à la présidentielle. Rafał Trzaskowski, principal opposant de Duda, est un politicien trop prudent, voire frileux : il ne condamne pas ouvertement l’homophobie et l’antisémitisme dont Duda use habilement lors de sa campagne électorale, il ne promet pas la libéralisation de l’IVG et délègue la question des droits de femmes à son épouse qui apparaît à ses côtés lors de ses meetings.
Ainsi, au lieu de placer le combat pour les droits des femmes au cœur du projet démocratique, Trzaskowski en fait, comme cela a toujours été le cas, « le problème des femmes ».
À la surprise générale, les jeunes femmes âgées de 18 à 29 ans participent massivement aux élections. La plupart soutient le candidat démocratique Rafał Trzaskowski, le seul ayant une chance de gagner face à Andrzej Duda, candidat du parti au pouvoir. Pour Jacek Raciborski, sociologue de l’université de Varsovie, c’est « un fait inouï », car, dit-il, « les jeunes et surtout les jeunes femmes se désintéressent en général de la politique. C’est au moment des élections présidentielles qu’on voit émerger un nouvel acteur politique : de très jeunes femmes ».
Aujourd’hui, l’engagement politique de ces jeunes femmes ne faiblit pas, et également parmi les adolescentes qui ne sont pas encore en âge de voter. Selon la psychologue et militante féministe Joanna Filipczak-Zaród, « au lieu de se raconter leurs chagrins d’amour, les “Julka” (“Juliettes”) – c’est ainsi qu’on désigne les femmes de cette génération en raison de la popularité du prénom pour cette tranche d’âge – préfèrent changer le monde et n’ont pas peur de donner leur avis sur des sujets socio-politiques, entre autres sur Twitter. (…) Elles n’ont pas froid aux yeux et rejettent le modèle de la société que leur proposent leurs aînés ».
La cristallisation, chez les uns, d’attitudes sexistes, racistes, antisémites, chauvines et homophobes, grandement encouragées sous le gouvernement du PiS, a entraîné chez d’autres une prise de conscience, une sensibilisation et un intérêt accru pour les minorités stigmatisées, ce qui, à son tour, s’est traduit par un investissement dans l’espace et le débat publics. Les attaques réitérées contre les droits fondamentaux des femmes ainsi que le démontage des institutions démocratiques qui ont marqué les cinq premières années du gouvernement PiS ont été à l’origine d’une conscientisation et d’une mobilisation politique massive des femmes, y compris chez les plus jeunes d’entre elles.
La colère engendrée par la nouvelle tentative d’interdire l’IVG, mêlée à l’immense frustration éprouvée par la frange progressiste de la société polonaise face à l’échec de Rafał Trzaskowski aux élections présidentielles, a explosé dans les manifestations massives initiées par la Grève Générale des Femmes à l’automne 2020.
La loi sur l’IVG et le compromis tacite sur le partage du pouvoir dans la IIIe République
En 1993, nous avons compris que dans la Pologne libre, c’est l’Église qui allait décider de tout ce qui est lié à l’intime, c’est-à-dire la sexualité, la fécondité et la reproduction. Voici la limite de la démocratie polonaise.»
Agnieszka Graff
En Pologne, l’IVG a été légalisée sous le communisme en 1956. C’est sous la pression de l’Église catholique que les travaux sur l’abrogation de cette loi ont commencé dès 1989, l’année de la chute du régime communiste et de la fondation de la IIIe République de Pologne. En 1993, c’est-à-dire dans une Pologne libre et démocratique, l’IVG est interdite à l’exception de trois cas de figure : malformations graves et irréversibles du fœtus, danger pour la vie de la femme ou grossesse résultant d’un viol ou d’un inceste.
Des années plus tard, lors du premier Congrès des Femmes de Pologne en 2009, Maria Janion [3] dira que c’est à cette époque qu’elle « [a] compris que la démocratie en Pologne allait être du genre masculin ». Mais à l’époque, le pays était en pleine reconstruction et le temps était à l’euphorie et à l’enthousiasme ; Janion pensa qu’il fallait prendre son mal en patience et que l’« on s’occuperait de la condition féminine en son temps ».
Ainsi, de même que les années 2016-2020, les années fondatrices de la IIIe République de Pologne, 1989-1993, ont été marquées par « le conflit autour de l’avortement qui s’est transformé en une guerre sainte des Polonais contre les Polonais », pour citer un reportage des Polska Kronika Filmowa (les actualités cinématographiques et télévisuelles), en 1993.
Les combats étaient acharnés. À travers l’avortement, il était en effet question, comme le dit à juste titre la femme politique Barbara Labuda [4] lors d’un débat à la Diète sur le sujet, en 1994, « de la démocratie, de la façon dont nous imaginons la société et l’État ». En 1992, les militants pro-IVG ont recueilli 1 700 000 signatures pour demander un référendum national sur sa libéralisation mais le Parlement a rejeté leur requête. Durant la session parlementaire du 30 décembre 1992, la députée Barbara Labuda, représentante des partisans de l’IVG, demande à ce que la proposition de référendum, signée par 120 députés, soit soumise au vote.
Ce qu’elle dit par la suite restera à jamais inaudible car après avoir annoncé qu’il « [retire] la voix à Barbara Labuda », le président de la Diète, Wiesław Chrzanowski, coupe son microphone. Sa voix est littéralement réduite au silence et avec elle, celle des partisans de l’IVG. Pourtant, selon les sondages, la majorité de la population était favorable au maintien de la loi de 1956 autorisant l’avortement.
C’est ainsi que la très restrictive loi sur l’avortement est adoptée le 7 janvier 1993. Appelée « compromis », elle ne satisfaisait personne : ni les partisans de la libéralisation de l’IVG, ni l’Église, ni les militants anti-choix, très actifs à l’époque comme aujourd’hui. Or, le « compromis » avait un autre sens, à la fois évident et caché : il concernait la distribution du pouvoir dans la nouvelle Pologne post-communiste. Celui-ci était désormais partagé entre l’État et l’Église, devenue alors une figure importante sur l’échiquier politique. Les droits des femmes sont devenus par conséquent une monnaie d’échange dans les négociations entre les hommes politiques et les hommes en soutane.
Ainsi, notamment, le soutien de l’Église au projet d’intégration de la Pologne dans l’Union européenne a été obtenue par le pouvoir en contrepartie des droits reproductifs qui devaient rester gelés. Voici comment Agnieszka Graff décrit ce compromis tacite : « C’était l’air que nous respirions, les frontières de la réalité dans laquelle nous étions amenés à vivre. Un silence embarrassé planait sur lui. »
Carnaval de la transgression
Il n’est par conséquent pas étonnant qu’en ces premiers jours des manifestations, entre le 23 et le 27 octobre 2020, la colère des femmes se soit dirigée avant tout contre l’Église.
Chaque soir, des amas de cintres (symbole de l’avortement clandestin), des pancartes et des bougies s’accumulent devant les portails des églises et en bloquent l’entrée. Puis, seul·e·s ou en groupe, les manifestant·e·s s’introduisent à l’intérieur et refusent qu’on les en déloge. Muni·e·s de pancartes où l’on peut lire « Prions pour l’accès libre à l’avortement » ou « Les femmes ont le droit de décider », iels se placent devant l’autel face aux fidèles et y restent le temps de la messe. Ces actes, choquants pour certains, sacrilèges à l’intérieur d’un espace considéré comme sacré et donc inviolable, sont immédiatement ressentis comme un acte libérateur par la rue.
D’autres gestes transgressifs suivront. Ils seront de plus en plus provocateurs, comme lorsque des manifestantes se postent devant l’archevêché de Cracovie avec des panneaux où il est écrit « Maison de Satan » – le « Satan » incriminé étant ici le cardinal Dziwisz, bras droit du pape Jean-Paul II, qui avait, pendant des années, couvert des prêtres pédophiles.
Bientôt des slogans tels que « Évêque, je t’emmerde » ou « Évêque, touche pas à mon cul » fleurissent par milliers sur les pancartes. Un tabou est tombé : il n’y a plus de sacré dans cette Église ; cette Église n’est plus un espace sacré. Pédophilie, corruption, abus de pouvoir, appels à la haine, la liste des péchés de l’Église polonaise est longue et n’est plus qu’un secret de polichinelle.
Mais, malgré les nombreux scandales qui l’éclaboussent, l’Église, détentrice d’un immense pouvoir aussi bien symbolique que réel, a longtemps tenu le choc – ou du moins elle n’a jamais été désavouée par les foules, du moins pas d’une façon aussi radicale qu’à l’automne 2020.
Les féministes qui dénonçaient la violence littérale et symbolique que les femmes subissaient de la part de l’Église étaient taxées de folles extrémistes il y a encore quelques années. Ce qui, il y a peu, passait pour trop radical, est scandé dans les rues avec détermination par des centaines de milliers de manifestant·e·s en 2020. La publication de Katarzyna Wężyk, militante et journaliste de la Gazeta Wyborcza, partagée des dizaines de milliers de fois en quelques jours sur Facebook, en témoigne :
« (…) ne vous étonnez pas qu’on entre dans les églises (…) Notre colère est immense et elle est dirigée avant tout contre l’Église, cette institution patriarcale, misogyne, homophobe, fondée sur la violence, prêchant la haine et le mépris, qui fourre son nez sous nos jupes et sous nos couettes et qui malgré tout, jouit du statut de “vache sacrée” et s’arroge le monopole de donneuse de leçon, qui stigmatise et jette l’opprobre. »
La vache sacrée
Qu’est devenu l’immense autorité morale dont jouissait l’Église sous le communisme ? Dans les années 70, Adam Michnik, ancien opposant au régime communiste et rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza, imaginait au sein de la future Pologne démocratique une Église ouverte, progressiste, moderne, dans l’esprit du concile Vatican II, qui formerait un pont entre l’intelligentsia laïque de gauche et l’aile conservatrice de l’Église. Toutefois, l’arrivée de Jean-Paul II, un des principaux accoucheurs de la IIIe République de Pologne, au Saint-Siège en 1978, marque le début du tournant conservateur au sein de l’Église et le retour vers un catholicisme dogmatique, hiérarchique et fortement attaché au rite.
Selon Stanisław Obirek, historien et ancien jésuite, le pape polonais rétablit durant son pontificat « la culture et la mentalité autoritaire dans l’Église catholique [5]. » En 1989, après l’effondrement du communisme en Pologne, l’Église ouverte s’avère rapidement être une exception. En 1991, la Radio Maryja (« radio Marie »), emblématique d’une Église fondamentaliste, nationaliste, antisémite, antimoderne et antieuropéenne, est créée sous l’égide du charismatique père Rydzyk. C’est cette aile de l’Église qui devient bientôt dominante. D’abord grâce aux dons mais plus tard aussi grâce à l’argent public, le père Rydzyk s’attèle énergiquement à façonner les esprits et ce, pas uniquement lors de la messe. Après la radio, il fonde une école de journalisme, une chaîne de télévision (Trwam, « Je perdure ») et un quotidien (Nasz dziennik, « Notre quotidien »). Il est actuellement en train de construire un musée de l’histoire de la Pologne appelé « Jean-Paul II, Mémoire et identité ».
Le gala organisé à l’occasion du 25e anniversaire de Radio Maryja témoigne le mieux du succès spectaculaire du rédemptoriste ultranationaliste : célébré en 2016 dans une immense salle de spectacle à Torun (la ville du père Rydzyk), il se déroule en présence du président Andrzej Duda, du Premier ministre, des membres du gouvernement et de nombreux autres hommes politiques du parti au pouvoir.
La relation symbiotique entre l’État et l’Église perdure depuis 1989 mais c’est à partir de 2015, avec l’arrivée au pouvoir du PiS, que cette union se resserre encore davantage et devient de plus en plus assumée. L’État affiche désormais un soutien inconditionnel à l’Église : il lui procure financements et privilèges et lui garantit son impunité au fur et à mesure que différents scandales éclatent. L’Église quant à elle, apporte aux autorités son vivier d’électeurs et soutient ouvertement la politique du parti au pouvoir.
Toutefois, cette alliance de la politique de droite et du catholicisme fondamentaliste éveille une résistance de plus en plus forte au sein de la société polonaise et mène progressivement à son extrême polarisation. Les résultats de l’étude menée par le Pew Research Center, institut de recherche américain indépendant, réalisée en 2018, le montrent clairement : les jeunes et les femmes désertent l’Église, surtout en ville, car à la campagne et surtout dans l’Est du pays, celle-ci reste un socle important de la vie de la communauté.
Une crise profonde travaille l’Église de l’intérieur. Sans l’État, elle perdrait sa position dominante ; sans elle, le PiS perdrait le pouvoir. Si l’un sombre, il entraînera l’autre dans sa chute.
L’appel lancé par Jarosław Kaczyński le 27 octobre 2020 témoigne parfaitement de cette interdépendance. Alors que les manifestant·e·s pénètrent dans les églises, le chef du parti au pouvoir prend la parole à la télévision publique polonaise, l’outil principal de la propagande. Immobile sur fond des drapeaux blanc-rouges, d’une voix monocorde chevrotante, il déclare :
« Nous devons défendre nos églises à tout prix. J’appelle tous les membres du PiS ainsi que tous ceux qui nous soutiennent à se joindre aux défenseurs de l’Église. (…) On attaque les églises, c’est du jamais vu et c’est terrible. (…) C’est une attaque qui vise la destruction de la Pologne. À terme, son objectif est de faire triompher des forces dont le règne mettra fin à l’histoire de la nation polonaise telle que nous la connaissions jusqu’à présent. Allons défendre la Pologne, allons défendre le patriotisme, montrons-nous courageux ! ».
Les organisations nationalistes et d’extrême droite répondent dès le lendemain à l’appel de Kaczyński mais les manifestant·e·s contournent désormais les églises. Hormis quelques rares incidents, les défenseurs de l’Église aux crânes rasés se massent inutilement devant les portails à regarder les cortèges passer au loin et se font même parfois chasser par des prêtres.
Si l’Église fut jadis une figure importante d’autorité morale, désormais, les jeunes manifestant·e·s lui retirent sa légitimité. Elle s’est effondrée, du moins aux yeux d’une partie importante de la société.
Le roman national et l’émancipation des minorités
Durant son discours, Jarosław Kaczyński parle d’une vision ultranationaliste de la Pologne et de la nation polonaise. L’Église est, en effet, source et gardienne d’une tradition culturelle devenue de plus en plus anachronique et que le PiS s’efforce d’imposer à l’ensemble des Polonais, creusant ainsi les clivages dans la société.
« La politique du passé » que déploie le parti au pouvoir en réécrivant l’histoire doit également servir cet objectif. Il ne recule pas devant l’occultation et la falsification des pages peu reluisantes de l’histoire polonaise, comme celles, entre autres, portant sur l’attitude des Polonais catholiques envers leurs voisins juifs pendant la seconde guerre mondiale. Sous le gouvernement du PiS, la Pologne, gardienne des valeurs traditionnelles et chrétiennes, se voit investie d’une mission : sauver une Europe en crise.
Lors de l’inauguration du premier Congrès des Femmes de Pologne en 2009, Maria Janion a mis l’assemblée en garde contre la pétrification du roman national. Les traits polono-centriques, catholico-centriques et masculinistes de celui-ci se trouvent en effet renforcés après 1989 et seront exagérés à outrance après 2015, année de l’arrivée du PiS au pouvoir. La célèbre historienne de la culture polonaise s’interroge alors sur le potentiel émancipateur d’un récit national et insiste sur le fait que « la transition [démocratique de 1989] (…) ne peut être considérée comme achevée sans une émancipation des identités exclues et sans une diversification réelle de la scène politique (…) ». Considérant que c’est aux femmes de mener la transition symbolique, elle les exhorte à y travailler avec une énergie redoublée.
Cette transition symbolique et culturelle que Maria Janion, décédée en 2020, appelait de ses vœux en 2009, a suivi son cours. On peut l’observer dans la littérature et dans la création artistique récente mais aussi dans l’essor fulgurant du mouvement des femmes pour la défense de leurs droits et de la démocratie après 2016. Agnieszka Graff en parle en ces termes : « Les Protestations Noires, entre 2016 et 2018, ont posé les fondements d’une nouvelle communauté féminine en élargissant le champ de ce que l’on peut penser ou dire en Pologne. » Le mouvement social initié par la Grève Générale des Femmes, le 22 octobre 2020, au travers des alliances établies entre plusieurs minorités sociales – les femmes, les jeunes, les personnes handicapées et les LGBT+ – en est la manifestation la plus flagrante, la partie visible de la révolution qui est en cours depuis plusieurs années.
À l’assaut de la capitale de la sainte hypocrisie
« Hurlez vos cris !
Criez vos hurlements !
Finies les peurs, assez du lyrisme larmoyant !
L’armée du tapage prendra aujourd’hui la capitale de la sainte hypocrisie ! »
Żelazne Waginy (« Les Vagins de fer »), « GARDŁA NA ULICE »
Tous s’accordent pour le dire : ces protestations diffèrent radicalement des précédentes. Tout d’abord parce que la plupart des manifestant·e·s sont très jeunes : ce sont surtout des femmes âgées de 15 à 30 ans, qui ont grandi en même temps que le féminisme polonais. L’appropriation de l’espace public par des actrices et acteurs considéré·e·s comme secondaires et l’accès à l’agenda public des questions liées aux droits des femmes, elles aussi considérées comme secondaires, bouscule l’ordre établi et étend durablement le champ du débat public en Pologne.
Le langage, le type d’actions de protestation et les références culturelles auxquelles ont recours les manifestant·e·s témoignent également d’un véritable tournant générationnel et culturel.
Si, dans le passé, et surtout lors des grands rassemblements en 2016 à l’occasion des Marches Noires, les manifestantes puisaient dans la symbolique nationale ou patriotique, certes en la détournant, ou se référaient à la tradition de Solidarność, ce qui domine désormais est « l’invective, l’ironie et la plaisanterie narquoise », souligne Agnieszka Graff. Les jeunes manifestant·e·s de la génération Netflix et TikTok tournent ainsi le dos au « patrimoine culturel » de la IIIe République de Pologne, à sa symbolique et à ses figures d’autorité, pour puiser dans la culture populaire internationale. Au terme des deux mois des manifestations de masse, le mouvement, multicolore et hétérogène, a fait preuve d’une immense créativité en faisant naître des symboles, un langage et un imaginaire nouveaux.
L’attitude déterminée et combative des manifestantes et leur langage radical, injurieux voire vulgaire provoquent une onde de choc et sont, dans un premier temps, critiqués par les commentateurs de tous bords, qu’ils soient partisans du PiS ou de l’opposition. En qualifiant les manifestantes, entre autres, de « racaille », de « barbares », de « fauteuses de trouble », de « petites putains agressives et vulgaires » qui « ne peuvent en rien représenter les femmes car elles ne se comportent pas comme des femmes », l’on tentera de remettre les manifestantes à leur place et de délégitimer leurs revendications.
Dans sa publication du 27 octobre, très vite devenu virale, Katarzyna Wężyk, journaliste de la Gazeta Wyborcza et militante, en parle ainsi :
« Les femmes ne se comportent pas comme des dames ? Elles ne sont pas élégantes, ne cherchent pas à apaiser la situation, ne se taisent pas en souriant aimablement ? Au contraire, elles gueulent et brandissent le poing pour montrer leur colère ? Oh non, ce n’est pas ça, la féminité !! OK boomer, il est visiblement grand temps que tu revoies ta définition de la féminité. La tienne vient de se crasher contre la réalité. Ces manifestations ne sont pas là pour vous plaire. Abrutis, personne ne vous demande votre permission, personne ne vous demande votre avis. Nous avons supporté votre paternalisme et votre condescendance, vos leçons, votre “ça ne me concerne pas, je n’y connais rien mais je vais quand même dire ce que j’en pense”, votre mansplaining, que vous nous interrompiez et que vous nous fassiez taire parce qu’on a malheureusement été éduquées ainsi. Il fallait qu’on soit polies, gentilles et sympas, qu’on évite les confrontations, qu’on ait peur de ne pas plaire, qu’on ne fasse pas de vagues, qu’on se sacrifie pour les autres, sauf que les autres, c’étaient vous la plupart du temps. (…) Là, quelque chose s’est brisé, et le slogan de la Grève Générale des Femmes l’exprime parfaitement : DÉGAGEZ ! »
Crépuscule du dziaders lubrique. Pour un nouvel ordre social.
Au-delà du refus de l’interdiction quasi totale de l’avortement, les manifestant·e·s dénoncent un ordre social incarné par les dziaders lubriques ainsi que l’hypocrisie sur laquelle cet ordre social prospère.
« Dziaders », sans doute le mot le plus populaire en Pologne en 2020, est un néologisme dérivé du mot dziad signifiant à la fois « aïeul » et « mec » et de l’expression anglo-saxonne « OK boomer ». Le dziaders est un homme la plupart du temps âgé, conservateur, dominant dans l’espace politico-médiatique, qui traite les femmes et les jeunes avec paternalisme et condescendance.
Les dziaders lubriques, expression forgée par Paulina Młynarska, actrice et journaliste, fondent leur pouvoir sur la violence sexuelle dont le contrôle de l’intime est sans doute une variante. « Être un enfant abusé est en quelque sorte une expérience partagée par tous, tant la corporalité et la sexualité sont l’objet d’un intérêt vorace et d’une colonisation très précoce de la part de l’Église catholique », dit Agata Adamiecka dans un essai sur l’Église et la démocratie polonaise [6].
Désormais, deux figures semblent incarner le plus pleinement la Pologne dziaders : Jarosław Kaczyński et le pape Jean-Paul II. Figure emblématique de l’Église polonaise, le pape polonais fut l’un des pères spirituels de la Pologne post-communisme ; Kaczyński, lui, symbolise son crépuscule autoritaire.
Lorsqu’il est question d’interdire l’IVG en cas de malformations graves et irréversibles du fœtus, y compris létales, s’agit-il de vouloir « protéger des enfants innocents », comme le clament les ultra-conservateurs et l’Église ? Surtout lorsqu’on sait l’ampleur de la pédophilie dans l’Église polonaise et que le rapport publié par le Vatican en novembre 2020 ne laisse pas de doute : le pape Jean-Paul II était, lui aussi, au courant des abus sexuels sur mineurs et n’avait rien fait pour les empêcher.
En conséquence de l’interdiction quasi-totale de l’IVG en Pologne, les femmes dont le fœtus est atteint d’anomalies sévères létales seront obligées de mener leur grossesse à terme et d’assister à l’agonie de leurs enfants après leur naissance, à moins d’aller avorter à l’étranger, si elles en ont les moyens, ou d’avorter clandestinement en risquant leur santé et leur vie.
« Touche-pas à ma chatte, Jarosław ! Évêque, touche pas à mon cul ! Je me fais enculer par le PiS ! »
À l’aide des slogans grossiers à connotation sexuelle, les jeunes manifestantes montrent qu’elles ne sont pas dupes du discours hypocrite du milieu anti-choix et que la sexualité n’est pas un sujet qui les ferait rougir. Elles dénoncent rageusement le contrôle croissant qu’exercent sur le corps et la sexualité l’État et l’Église dziaders et le pouvoir qui en découle.
Il y a encore quelques années, les féministes qui dénonçaient le pouvoir répressif de l’Église notamment à l’égard des femmes étaient taxées d’extrémistes. En automne 2020, des centaines de milliers de personnes sont sorties dans la rue pour le crier haut et fort. Soixante-dix pour cent des Polonais.es ont déclaré leur soutien aux manifestants.
Pour Agnieszka Graff, une époque est révolue :
« Les femmes se sont retirées du jeu culturel qui consiste pour elles à être polies, passives et obéissantes. » Elles ne sont visiblement pas pudiques non plus. En rejetant massivement l’hégémonie culturelle de l’Église ainsi que celle du PiS autoritaire, elles revendiquent leur droit de décider de leur corps et de leur vie.
Le conseil d’experts fondé par la Grève Générale des Femmes dès le mois de novembre 2020 travaille sur un programme de réformes réparties en dix champs thématiques dont, entre autres, les droits des femmes, des LGBT+, des personnes handicapées, le climat, la laïcité, l’état de droit, l’éducation ou la santé. Mais sans une meilleure représentation au Parlement, cette Pologne progressiste et alternative ne pourra prendre corps. Hélas, pour le moment, celui-ci reste principalement le bastion de dziaders.
On peut cependant imaginer que les jeunes âgés de 15 à 30 ans, qui ont reçu une formation politique et civique accélérée lors des manifestations et qui restent très actif·ve·s, bousculeront dans quelques années la scène politique en Pologne. Selon le sondage du CBOS réalisé en février 2020, la participation politique des jeunes ne faiblit pas. Dans la tranche d’âge de 18 à 24 ans, iels sont 77 % à vouloir participer aux prochaines élections législatives en 2023, 30 % d’entre e·ux·lles souhaitent voter pour la gauche dont majoritairement des femmes.
Les droits sexuels et reproductifs sont bien au cœur du conflit sur l’avenir de la Pologne. Si la société polonaise reste très polarisée, le poids grandissant des ultra-conservateurs de l’organisation Ordo Iuris à tous les niveaux de l’appareil de l’État polonais ne présage rien de bon pour les femmes et les personnes LGBT+. Après l’introduction des « zones libres de l’idéologie LGBT » dans 80 villes polonaises (soit 30 % du territoire national) et l’invalidation du droit à l’IVG en cas des malformations graves et irréversibles du fœtus, que nous réservent les ultraconservateurs au pouvoir ?
L’interdiction totale de l’IVG, le retrait de la Pologne de la Convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes, l’interdiction de l’éducation à la sexualité dans les écoles et l’interdiction des divorces. Le PiS poursuit le démontage de la démocratie et continue d’étendre son contrôle à la fois sur l’intime et sur le roman national en entraînant les Polonais·e·s dans une rétro-utopie macabre.