Santé

Recadrer l’épidémie de Covid-19 depuis la société et son espace

Médecin Généticienne , Géographe

L’approche timidement déterritorialisée puis le confinement désormais généralisé illustrent l’échec de la stratégie du « cas par cas » défendue par l’exécutif. Comme au Pérou, la gestion de la crise sanitaire s’est faite d’abord de manière centralisée. De nos jours, et le premier effet de surprise passé, il est pourtant possible de s’atteler à la compréhension des dynamiques spatiales de la pandémie. Si l’État ne « voit » qu’à grands traits, alors il faut lui opposer un nouveau regard : celui de la multiscalarité.

La pandémie de Covid-19 a été très diversement abordée par les gouvernements, mais la majorité, dans le monde dit « occidental » (Europe, Amériques, Océanie), a choisi des stratégies de mitigation, plutôt que d’élimination du virus. Les données disponibles sont d’une part provisoires, la pandémie n’étant pas achevée, et d’autre part ne sont pas toutes élaborées sur les mêmes bases. Néanmoins on constate à ce jour (mars 2021) que ces stratégies aboutissent à des taux de mortalité d’ordre de grandeur comparable pour un grand nombre de ces pays : plus de 1 600 décès dus au Covid-19 par million d’habitants aux États-Unis et en Italie, plus de 1 800 au Royaume-Uni, plus de 1 300 en France et au Brésil, près de 1 500 au Mexique et au Pérou, selon les statistiques de Worldometers au 14 mars 2021.

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L’Allemagne, dont la gestion a été citée en exemple lors du premier confinement, déplore tout de même plus de 800 morts par Covid-19 par million d’habitants. Le contraste est net avec les pays ayant choisi une stratégie « Zéro Covid » : l’Australie compte 35 morts dus à la Covid-19 par million d’habitants et la Nouvelle-Zélande, 5. Certes, l’insularité joue certainement, mais pour des îles comme la Guadeloupe le taux de décès par Covid-19 par million d’habitants est néanmoins de plus de 400, pour la Martinique de plus de 100 ; et la Réunion, bien qu’un peu moins affectée selon ce même indicateur, se trouve aujourd’hui en difficulté face aux nécessités d’hospitalisation.

Dans les pays où la contamination est forte, aux conséquences directes de l’épidémie, s’ajoute la déprogrammation de rendez-vous médicaux et d’actes chirurgicaux et plus globalement le déficit de prise en charge des autres maladies. En outre, un nombre important de personnes ont été confrontées à des formes assez graves de la maladie elle-même et à ses séquelles, ainsi qu’au décès brutal et imprévu de proches, d’amis, de connaissances et de patients. Plus généralement, du fait d’une diversité de facettes (que connaissent aussi en partie les pays ayant suivi d’autres stratégies) – fatigue et stress des soignants, aggravation des risques de maltraitance au sein de familles, pertes d’emploi et de revenus, difficultés du télétravail, isolement, augmentation du temps consacré aux tâches domestiques, et, selon les moments et les pays, à l’éducation des enfants, etc. – l’état de santé général des personnes s’est dégradé. Face à l’épidémie, mais aussi face aux mesures de mitigation, toutes les inégalités ont joué et dans tous les sens, entre hommes et femmes, générations, couches aisées et précaires ; entre habitants des centres et des périphéries, vivant en habitat collectif ou individuel, en métropole, dans de petites villes ou à la campagne ; entre indépendants, patrons, employés et chômeurs, actifs et retraités, fonctionnaires et salariés du secteur privé, travailleurs des secteurs formel et informel. À ce stade, et alors que de nombreuses études sont en cours, s’il n’est pas possible d’évoquer des bilans définitifs, une chose est certaine : les bouleversements sont conséquents, ne serait-ce qu’en termes sanitaires.

Nous devons ainsi prendre acte de la catastrophe qui a touché ces pays, faire le lien avec les modes de gestion de crise et proposer d’autres perspectives – il faut bien, en effet, parler de catastrophe, comme l’indique l’anthropologue Sandrine Revet, car il n’y aura pas de retour à l’ordre précédent. Des pans entiers des structures des sociétés vont être durablement transformés par cet événement ou plutôt cet enchaînement d’événements, liés à l’épidémie et à sa gestion. Il s’agit donc de penser à la fois le présent et l’avenir, face à ce qui représente un défi politique et social de première urgence. Certes, la vaccination à grande échelle devrait pouvoir atténuer à l’échéance d’une année ou deux la menace que représente le coronavirus en lui-même. Mais cela ne nous dispense pas de constater la vulnérabilité de nos sociétés et de tenter de mieux cerner ce qui a pu permettre de tels effondrements.

Nous nous proposons de contribuer à cette tâche à partir d’une réflexion élaborée en commun par une médecin et une géographe, à partir de la notion de territoire, élargie à celle d’espace géographique. Nous nous centrerons ici sur la question de la propagation de l’épidémie à partir du moment où elle s’est installée dans des communautés nationales, en l’étendant à deux points qui nous paraissent essentiels : le rôle des dimensions spatiales et la capacité des sociétés à agir sur celles-ci. Nous partirons de deux exemples de pays fortement affectés, le Pérou et la France, afin d’utiliser la comparaison pour établir un raisonnement plus sûr.

La pandémie, mais également sa gestion, ont l’une et l’autre profondément transformé les formes de l’espace géographique, bouleversant le système-Monde, comme l’a montré Michel Lussault, mais aussi le fonctionnement des métropoles et finalement celui d’un grand nombre de territoires. La diffusion du coronavirus ne s’est pas faite de façon aléatoire, ni par propagation de proche en proche, mais plutôt en suivant le chemin des réseaux. Elle s’est produite plus vite, plus durablement et plus intensément là où on trouve les probabilités les plus élevées de brassage de populations et donc de mise en contact de personnes porteuses avec des personnes non encore contaminées. Les grandes agglomérations, les régions de frontière terrestre ou maritime, ou proche des grands aéroports, les axes de circulation sont, avec des variations dans le temps, les lieux où l’incidence du virus est la plus forte, en valeur absolue mais aussi relative.

Ainsi, actuellement, en France, la plupart des départements de plus fort taux de présence du virus, depuis les Bouches-du Rhône et les Alpes-Maritimes jusqu’au Nord et au Pas-de-Calais en passant par la Moselle sont situés au bord de la « dorsale européenne » mise en évidence par le géographe Roger Brunet et popularisée comme la « banane bleue » [1]. La région parisienne fait de même partie de façon à peu près constante depuis un an des lieux où le taux d’incidence est le plus élevé. Au Pérou, la capitale Lima, mais aussi les départements situés sur les axes principaux, Panaméricaine, Route Centrale, et ceux qui sont proches des frontières notamment avec le Brésil, connaissent de la même façon des incidences plus importantes et durables de la pandémie. À l’inverse, les régions rurales et celles qui ne sont pas situées sur les grands axes de circulation ou près de frontières actives connaissent des flambées épisodiques de présence du virus, mais qui s’atténuent plus rapidement.

Les taux d’incidence les plus élevés s’installent durablement là où les déplacements se poursuivent.

Ces formes spatiales sont liées à des mobilités à plusieurs échelles. Il s’agit d’une part de déplacements de longue distance, qui innervent les échanges entre les pays. Ces échanges, souvent de marchandises, ne vont pas sans circulation des personnes (chauffeurs routiers, ingénieurs, responsables commerciaux…). À l’intérieur des agglomérations, les déplacements, allant des quartiers vers le centre et inversement, selon les heures, sont le fait notamment des soignants rejoignant les hôpitaux, des personnels d’entretien, des employés des magasins, des enseignants, policiers et autres fonctionnaires, etc. Beaucoup de ces femmes et de ces hommes, habitant loin des quartiers où se concentre l’emploi, ne disposant pas de voiture, ne pouvant travailler à distance, effectuent de longs trajets dans des transports en commun par moments surchargés, au point que le respect de l’espacement minimal d’un mètre est impossible. À l’échelle des quartiers, les déplacements se font vers ou depuis les stations de bus ou métro – où les temps d’attente sont propices aux agglomérations de personnes –, vers un lieu de travail proche pour les mieux lotis, vers le supermarché – à l’intérieur duquel on circule, mais on fait également la queue aux caisses –, vers les petits magasins, le restaurant proche pour la pause-déjeuner, l’école des enfants…

Ces circulations ne sont pas indépendantes les unes des autres : l’hôte de caisse du magasin des beaux quartiers qui retournera le soir en banlieue fait le lien avec l’homme d’affaires venant d’arriver de l’aéroport. L’enseignant circule entre le quartier où elle/il travaille et celui où elle/il réside et scolarise ses propres enfants. Dans les régions moins urbaines, les personnes se déplacent bien sûr également – les mobilités ne sont pas exclusives des citadins – mais autrement, et souvent dans des lieux moins densément fréquentés. Loin des axes de circulation, la probabilité que le virus soit réintroduit par des personnes (re)venant de l’extérieur est elle aussi plus limitée. Les formes de ces circulations changent au cours de l’année, en lien avec la saisonnalité propre à certaines activités, agricoles notamment – les moments de semis, de récolte ou de vendange générant des déplacements aux formes spatiales particulières – et, dans nos sociétés contemporaines, avec les vacances et les fêtes.

Au final, en termes de chiffres, les contaminations se font peut-être essentiellement lors des événements sociaux, réunions entre proches, enterrements, ou du fait des contacts quotidiens entre les membres d’une famille occupant le même logement. Mais avant cette étape, il a fallu que des personnes du groupe familial ou amical se soient trouvées dans des lieux favorables à leur contamination : si quatre membres d’un ménage se sont contaminés chez eux parce qu’un cinquième travaillait dans une banque comme le « Banco de la Nación » au Pérou, dont beaucoup d’employés ont eu la Covid-19, il faudrait sans doute considérer que l’origine, sinon le lieu, de ces cinq cas est la banque, et non le logement. La diversité des situations joue alors à plein, entre les familles dont les membres télétravaillent ou sont en retraite et celles dont une ou plusieurs personnes doivent nécessairement se déplacer, entre les personnes qui vont à pied à leur travail et celles qui font deux heures de métro ou de bus chaque jour, entre celles qui travaillent côte à côte sur une chaîne ou reçoivent du public derrière un guichet et celles qui disposent de bureaux individuels. Mais aussi entre les personnes qui vivent nombreuses dans des logements de petite taille et celles qui occupent de vastes demeures avec jardin ou terrasse.

Les « vagues » que dessinent les courbes de contamination par le virus pourraient être expliquées en utilisant l’image d’une piscine dans laquelle l’eau s’agite d’autant plus que les nageurs sont nombreux et bougent plus vivement, ce qui finit par éclabousser aussi les usagers les plus immobiles. Du fait des configurations distinctes des sociétés et de leurs espaces, les courbes du nombre de personnes contaminées ont varié dans le temps de manière très différente d’un pays à l’autre, malgré des mesures de mitigation assez similaires.

Au Pérou, au terme d’un confinement de plus de 3 mois, s’installe un plateau élevé entre avril et septembre 2020 : les mesures d’encadrement du confinement n’ont empêché ni les agglomérations de personnes sur les marchés, ni les déplacements. Dans les secteurs non essentiels de l’économie, par le jeu combiné des intérêts des patrons et de la nécessité pour les travailleurs informels de poursuivre un minimum d’activité, les mouvements n’ont pas cessé. Les personnes surprises loin de chez elles ou privées de ressources par le confinement ont cherché à tout prix à retourner dans leurs régions ou leurs familles d’origine. L’organisation des distributions de vivres et d’aides financières a elle-même contribué aux attroupements. Le port du masque, obligatoire dès le mois de mars, contrairement à ce qui s’est produit en France, et renforcé par celle des protecteurs faciaux dans les transports, n’a pas suffi à limiter la diffusion du virus. En France, le premier confinement est venu pratiquement à bout du virus, la « première vague » retombant effectivement, mais la deuxième vague entrera rapidement en préparation à partir du moment où les circulations s’accélèrent à nouveau, avec les vacances d’été. L’absence de port du masque a pu jouer un rôle dans cette reprise. Les contaminations ressurgiront logiquement alors du côté de l’arc méditerranéen, Portugal, Espagne, sud de la France.

À l’intérieur de chaque pays, les taux d’incidence les plus élevés s’installent durablement là où les déplacements se poursuivent et, à une échelle plus fine, dans les quartiers où les personnes sont les plus exposées, de par leurs conditions de vie et de travail. Après une première phase marquée par une concentration relative dans des quartiers aisés, la pandémie de Covid-19 se développe plus intensément à Lima dans des quartiers périphériques qui fournissent une grande partie du personnel dit « essentiel » pendant le confinement, les logements y étant par ailleurs souvent exigus et les densités importantes dans l’espace public. À Paris, la Seine-Saint-Denis apparaît de façon répétitive comme le département le plus touché, de même qu’à Marseille, la présence du virus s’attache plus durablement aux quartiers Nord.

Loin de parler d’une simple « hétérogénéité » de la diffusion de la pandémie, il faut donc souligner l’existence de logiques spatiales d’une autre échelle que celle classiquement abordée par les infectiologues. Il ne s’agit plus de comprendre seulement comment le virus passe d’un individu à un autre, ni même la façon dont un rassemblement ponctuel (par exemple dans un lieu de culte ou lors d’une fête) peut amener le développement d’un cluster. Il s’agit de repérer des contextes favorables au virus à des échelles spatiales et temporelles supérieures. La relation entre épidémie et organisation de l’espace géographique a été observée depuis des siècles, notamment lors des épidémies de peste ou de choléra, qui ont amené à s’interroger sur le lien entre ville, densité, circulation de l’air, organisation de l’évacuation des eaux usées et diffusion de la maladie ; en l’occurrence, pour le coronavirus, le vecteur principal est l’être humain lui-même et de façon directe.

Les logiques spatiales ne sont pas liées à des comportements individuels, mais à des contextes créés par la société. Ces contextes ont changé au fur et à mesure de la pandémie de coronavirus, dans la mesure où les mesures de mitigation avaient elles-mêmes des aspects spatiaux : la suspension des transports aériens, la fermeture de restaurants ou de centres commerciaux, des plages ou des jardins publics, les couvre-feux modifient considérablement et en peu de temps les déplacements et partant, les densités dans l’espace public au fur et à mesure de la journée. Ces modifications ont eu pour objectif d’éviter les contacts entre individus dans des circonstances propices à la propagation du virus et ont parfois été décidées en fonction du repérage sur la carte d’une incidence locale particulièrement élevée. Au fil des mois, les gouvernements du Pérou comme de la France se sont résignés à édicter des mesures différenciées dans l’espace, en les justifiant par les évolutions d’indicateurs comme le nombre de reproduction du virus R ou le taux d’incidence.

Pour autant, ces mesures ont rarement été pensées comme des modifications raisonnées de l’espace géographique dans son ensemble. Les cartes produites et diffusées mettent l’accent sur des situations statiques, sans anticiper sur les effets de propagation à venir en fonction des mobilités et des contacts. Par ailleurs les gouvernements ne semblent pas non plus avoir pris en compte les effets différenciés de ces mesures sur différents types de quartiers ou de lieux, en fonction des conditions matérielles, sociales, économiques. Ainsi, dans la région amazonienne de Loreto, dans le nord-est du Pérou, la chaleur fait qu’il est très difficile pour une famille vivant dans un logement exigu et sous un toit de tôle de demeurer chez elle toute la journée. En France le confinement s’est révélé à la fois moins pénible et plus sûr pour des ménages disposant d’une résidence secondaire à la campagne. On peut multiplier les exemples qui montrent que selon les densités, l’état des infrastructures, les caractéristiques des logements, les conditions de vie des personnes, de mêmes mesures, apparemment égalitaires, créent de l’inégalité face au virus [2].

De nos jours, et le premier effet de surprise passé, il est pourtant possible, non seulement de s’atteler à la compréhension des dynamiques spatiales de la pandémie, mais encore de réfléchir efficacement à la façon dont nous pouvons collectivement modifier certaines dimensions de nos espaces de vie, en prévoyant également au moins une partie des autres effets de ces modifications et en inscrivant ces changements dans des dynamiques porteuses d’amélioration durable des conditions de vie des personnes.

La cartographie de l’incidence du virus, de ses évolutions et d’autres indicateurs n’est plus un problème à ce stade de l’épidémie – au Pérou, il a fallu plusieurs mois pour que l’accès à des données localisées soit libéré, mais cela est désormais chose faite. Les indicateurs et leur échelle d’élaboration ne permettent pas forcément toujours de bien situer les choses, mais dans l’ensemble, nous disposons des ordres de grandeur. En France, sans doute plus qu’au Pérou, tests de dépistage, analyse des eaux usées par les marins pompiers, traçage des cas covid et des cas contacts répertoriés ont maintenant été déployés et permettent théoriquement de suivre efficacement les formes spatiales de la propagation du virus au jour le jour.

Par ailleurs, il est possible de simuler, grâce à des logiciels spécialisés, les effets de diverses mesures sur la propagation du virus, mais aussi sur les conditions de vie et sur les activités des personnes. Il s’agit là encore de parler en termes d’ordre de grandeur et de renforcer notre capacité de réflexion, afin de pouvoir prendre des mesures qui modifient de façon consciente et volontaire l’espace géographique dans lequel nous vivons. En fonction des résultats d’études qui prennent en compte les caractéristiques locales et les mobilités, que les chercheurs ont appris à décrire avec précision, on pourrait décider de « mettre le paquet » sur l’amélioration de la sécurité sanitaire dans les transports, ou sur l’action d’aide à l’isolement des personnes malades dans des logements surpeuplés, ou de réorganisation des marchés, etc.

De telles initiatives ont été prises de façon ponctuelle par des municipalités, comme celle de Chincha au Pérou qui a créé de nouveaux circuits d’approvisionnement des habitants de la ville en produits agricoles, afin d’éviter les concentrations de personnes dans les marchés du centre. De même les habitants d’Olmos, dans le nord du Pérou, ont pris en main l’achèvement d’un marché couvert moderne, dont la construction était restée en suspens, pour éviter l’affluence des vendeurs et acheteurs dans les rues étroites du centre historique. En France le collectif Norcovid, dans les quartiers Nord de Marseille, a su créer en plein confinement, de mars à juin 2020, un partenariat entre l’hôpital public (APHM) et les acteurs médicaux du territoire, en y intégrant une ONG (Médecins sans frontières) et le tissu associatif. Il s’agissait de répondre in situ, au pied des tours d’HLM comme dans les squats, aux besoins des populations les plus éloignées de l’offre médicale et sociale.

Ces actions, et d’autres du même type, s’appuient sur la capacité des acteurs locaux à repérer les situations avant l’État, qui ne « voit » qu’à grands traits.

Ces initiatives n’ont été ni soutenues, ni valorisées par les États. Or l’absence de coordination entre collectivités territoriales, comme entre celles-ci et l’État fait avorter ces initiatives à moyen terme, sans laisser de perspective. Au Pérou, les municipalités ont bien été chargées par l’exécutif d’effectuer des distributions de vivres pour les populations les plus pauvres, mais sans qu’une réflexion plus globale soit engagée sur l’organisation de la production, le transport et la distribution des aliments. En France, ni l’Agence Régionale de la Santé de la région de Marseille, Provence-Alpes-Côte d’Azur, ni la municipalité, ni le préfet du département des Bouches-du-Rhône n’ont souhaité appuyer les actions de Nordcovid, qui, ayant repéré une reprise de l’épidémie à Marseille dès juillet, demanda la mise en place d’un comité de pilotage pour analyser la situation locale et aider les personnes positives au Covid à s’isoler.

Ces actions, et d’autres du même type, s’appuient sur la capacité des acteurs locaux à repérer les situations avant l’État, qui ne « voit » qu’à grands traits, comme l’a montré le politologue James Scott. Mais l’échelle à laquelle il faut intervenir n’est pas que celle des quartiers ou des municipalités : elle est celle, multiple et complexe, des territorialités à la fois microlocales (on peut penser aux espaces collectifs des immeubles, ou encore à l’espace intérieur des bus et des trains…), locales (voirie, marchés de quartier…), métropolitaines (centres de santé, mobilités…) voire régionales ou nationales (transports de longue distance…). Et toutes les initiatives locales ne sont pas forcément légitimes et transparentes – ainsi, au Pérou, des municipalités ont pris prétexte de la pandémie pour faire raser des marchés populaires anciens, devenus gênants pour l’image de leur juridiction, sans aucune concertation ni avec les associations de commerçants ni avec les consommateurs. La bonne gouvernance implique un minimum de concertation et d’accord sur les objectifs à prioriser, et l’État est sans doute le seul acteur à pouvoir la promouvoir simultanément à différentes échelles.

Pourquoi est-il impossible de générer une discussion autour de la question de l’organisation territoriale des services de santé ou des activités pendant cette pandémie, que ce soit en France ou au Pérou ? Du fait des décentralisations, déjà anciennes en France, plus récentes au Pérou, et de l’existence, dans ce dernier pays, d’associations de quartiers comme d’institutions basées sur l’identité ethnique et le territoire, les acteurs potentiels sont nombreux. Mais plusieurs aspects semblent faire obstacle à une gestion plus innovante.

Tant la France que le Pérou sont des pays très centralisés, avec une métropole à leur tête dont l’importance démographique et économique dépasse très largement celle des agglomérations qui les suivent dans la hiérarchie. La construction de l’État-nation s’est effectuée de façon très différente dans l’un et l’autre cas, mais l’un et l’autre pays sont confrontés à des conflits qui opposent les uns aux autres des territoires, les uns centraux, les autres périphériques, et non pas seulement des couches sociales. Ce peut être une première explication à la méfiance réciproque qui a parfois semblé empêcher toute possibilité de concertation entre les gouvernements centraux, régionaux et locaux.

D’autres causes possibles tiennent à la « frénésie organisationnelle » qui a conduit les Présidents des deux Républiques, dès le début de la crise, à créer de nouvelles structures à leurs côtés, plutôt qu’à s’appuyer sur les institutions pourtant dédiées aux crises dont ils disposaient déjà. En France, dès le mois de mars sont créés le Conseil scientifique et le Comité analyse recherche et expertise, dont les compositions et les rôles sont définis de façon ambiguë, alors qu’existaient déjà tout un arsenal de dispositifs. Au Pérou, c’est un Comando qui est créé début avril pour combattre le Covid, composé au sein du ministère de la Santé par des représentants de ce ministère, des Forces Armées, de la police et des cliniques privées. Dans les deux cas, ces institutions ad hoc apparaissent alors comme centrales dans les décisions présidentielles, au détriment d’autres pourtant a priori compétentes car chargées de la sécurité civile ou sanitaire.

Le cadrage conceptuel du problème que représente l’apparition du virus et son évolution dans le temps peuvent également expliquer une partie de l’absence de concertation, ainsi que la concentration sur un petit nombre de dimensions de la crise. Ces logiques ont entraîné de façon presque automatique le choix des acteurs qui allaient prendre les décisions et celui de ceux qui allaient les exécuter, mais aussi des types d’espaces qui allaient faire l’objet d’un réaménagement spécifique pour prendre en compte l’existence de l’épidémie.

Dans les premiers mois, les médecins, notamment les spécialistes des maladies infectieuses et des virus, très présents dans les institutions créées pour combattre la Covid-19, ont pris la parole de façon assez exclusive dans l’espace médiatique. Ils ont parlé de ce qui les préoccupait, c’est-à-dire la situation dans les hôpitaux, leur adaptation à la crise, les transferts de malades, les progrès réalisés grâce aux mesures prises dans le nombre de malades hospitalisés, etc. Cette façon de cadrer le problème a alors, selon Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu pour le cas français, « conduit à ignorer totalement d’autres dimensions du problème, et notamment à écarter volontairement la question des conséquences économiques, sociales et politiques du confinement ».

Le rapport de force entamé entre les secteurs sanitaire et économique n’a pas réellement laissé de place à d’autres approches.

Cependant, le fonctionnement de l’économie a rapidement rejoint la question de la pression sur les hôpitaux dans le cadrage effectué par les gouvernements. Il a d’abord fallu définir ce qui était considéré comme des « activités essentielles » en temps de confinement : le travail des soignants, certes, mais aussi celui de la production et du commerce alimentaire. Par la suite d’autres professions et services se sont glissés dans ce même discours, né du cadrage général, pour présenter leur activité (vente de matériel de bureau, de petite électronique, de livres et cahiers, etc.) comme également essentielle. La question des revenus des personnes s’est imposée rapidement au Pérou où une grande partie de la population active gagne sa vie au jour le jour dans le secteur informel.

Après la sidération initiale, les corporations et les associations patronales ont repris une place importante dans les médias et exprimé leur volonté de maintenir les activités coûte que coûte – au prix, au Pérou, de tester régulièrement les travailleurs pour remplacer rapidement ceux qui, malades ou asymptomatiques, seraient obligés de laisser leur poste. Les États ont dépensé des montants importants pour soutenir les personnes et entreprises en difficulté, mais ont aussi décidé de ne pas laisser la croissance diminuer plus longtemps. Les économistes ont alors repris de la voix et proposé des analyses sur le nombre d’individus qui risquaient de retomber sous le seuil de pauvreté du fait de la crise, ainsi que des projections sur les chutes du Produit Intérieur Brut à attendre en fonction des diverses mesures sanitaires : confinement total, reprise par étapes des activités économiques, etc.

En France comme au Pérou, les arbitrages se réalisent donc jusqu’à aujourd’hui sur la base d’un cadrage définissant la pandémie comme une situation d’équilibre précaire entre la nécessité de demeurer en dessous du seuil de saturation des hôpitaux et celle de ne pas descendre en dessous d’un certain niveau d’activité économique. Les mesures se dégagent de cet ajustement permanent – elles consistent donc à ajouter ou enlever quelques restrictions pour améliorer un peu la situation sanitaire tout en ne pénalisant pas trop l’économie, ou bien le contraire. Outre l’impression d’incohérence qui s’en dégage pour les citoyens, ce rapport de force entamé entre les secteurs sanitaire et économique, entre leurs ministres, entre leurs défenseurs, n’a pas réellement laissé de place à d’autres approches.

Au sein de ce cadrage bicéphale, les évolutions en cours du rapport entre public et privé ont contribué à rendre difficile la concertation. Les gouvernements ont mis en avant leur rôle régalien avec des hôpitaux publics en première ligne et n’ont pas souhaité demander aux cliniques ou aux médecins de ville de participer à la gestion de la crise. Lorsqu’ils l’ont fait, comme au Pérou, les négociations sur les coûts d’hospitalisation pris en charge par l’État ont été très laborieuses. Dans l’un et l’autre pays, la préférence donnée, en vue du développement national et des régions, au secteur privé, ou encore aux grands projets réalisés sous la forme de partenariat public-privé, ont dessaisi les fonctionnaires de leur capacité d’initiative et des moyens pour les mettre en place. La collaboration entre les deux secteurs, mais aussi entre les fonctionnaires et leurs tutelles, est donc devenue particulièrement délicate. Les initiatives qu’aurait pu porter le secteur public en dehors des décisions de l’État furent ignorées [3], alors qu’elles auraient pu être suscitées et, selon les cas, soutenues.

La vulnérabilité organisationnelle, dont l’importance dans la gestion des risques a été montrée par Claude Gilbert, est donc grande tant au Pérou qu’en France et sans doute tout aussi essentielle à prendre en compte que les vulnérabilités des personnes pour aller vers une amélioration de la situation, dans le présent et pour l’avenir. En l’absence de capacité d’organisation de la concertation, toutes les initiatives que portent les différents segments de la société civile, comme les réflexions apportées par de nombreuses disciplines académiques (histoire, politologie, sociologie, géographie, etc.), qui « tombent » dans la catégorie des réflexions sur la société et non sur le virus lui-même, restent lettre morte. Elles ne peuvent être entendues, car elles sont forcément, dans le contexte d’une catastrophe comme celle que nous vivons actuellement, porteuses d’une critique des principes qui régissent nos sociétés. De même, l’idée d’un réaménagement de nos espaces, portée par des architectes ou des géographes, ne peut aboutir sans toucher à des questions plus fondamentales de choix de société. Les citoyens sont-ils capables, comme le suggère Didier Fassin, de prendre activement part à ces choix ? C’est sans doute la condition sine qua non pour rendre atteignable un objectif d’amélioration de l’espace géographique de nos sociétés.


[1] Voir R. Brunet, Les villes « européennes », Reclus-Datar, 1989.

[2] Des études sont en cours sur cette question. Voir par exemple l’enquête Epicov.

[3] Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Tracts Gallimard, 2021

Annie Lévy-Mozziconacci

Médecin Généticienne , membre du collectif Norcovid, CHU de Marseille

Évelyne Mesclier

Géographe, Directrice de recherches à l’IRD, UMR Prodig

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Voir R. Brunet, Les villes « européennes », Reclus-Datar, 1989.

[2] Des études sont en cours sur cette question. Voir par exemple l’enquête Epicov.

[3] Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Tracts Gallimard, 2021