Des métamorphoses de la formation professionnelle
La formation professionnelle n’a jamais fait l’objet d’une attention majeure dans le débat public et au sein de la communauté scientifique. Réforme après réforme, l’idée de son ingouvernabilité, de sa complexité et surtout de son inefficacité a fait son chemin dans l’opinion publique et même auprès des acteurs – pouvoirs publics et partenaires sociaux – qui ont décidé de son évolution.
Un regard longitudinal sur ces 50 années d’existence montre pourtant à quel point la formation professionnelle constitue un bon marqueur des mutations du salariat et du travail. Construite sur la figure d’un salariat en plein essor, la formation professionnelle tente depuis une dizaine d’années de repenser sa raison d’être et son fonctionnement à partir des marges de l’emploi : les demandeurs d’emploi en difficulté, les jeunes précaires, les TPE.
Pour opérer cette mue, les acteurs traditionnels de la formation ont multiplié les collaborations avec de nouveaux acteurs, également marginaux dans le monde du travail, comme par exemple les fablabs, espaces ouverts au public où est mis à sa disposition des outils pour la conception et la réalisation d’objets, et autres tiers lieux issus du mouvement du « faire ».
Un système dédié aux « étages nobles » du salariat
À l’origine de cette histoire, il y a une date clé, la loi du 16 juillet 1971, issue d’un accord professionnel entre syndicats et patronats, « portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ».
Malgré cette référence à l’éducation, c’est autour de l’entreprise et du droit du travail que se construit juridiquement ce droit à la formation. L’employeur est ainsi tenu de consacrer un pourcentage de la masse salariale à la formation de ses salariés par le biais de formations dument règlementées et ne pouvant se réaliser sur le lieu de l’activité de travail. Pour certains observateurs, il s’agit là d’une obligation de payer plus qu’une obligation de former.
L’entreprise n’étant pas considérée à l’époque comme un espace formateur pour la plupart des organisations syndicales, c’est à l’extérieur de celle-ci que les salariés seront amenés à acquérir de nouvelles compétences. Comme le rappellent certains juristes, la formation professionnelle est fondée en France sur un modèle séparatiste entre le travail réputé aliénant et la formation supposée émancipatrice [1]. On assiste ainsi majoritairement à des pratiques d’employeurs consistant à externaliser la formation professionnelle par le biais d’achats de stage auprès des intermédiaires paritaires de la formation.
Le bilan de cette loi ne fait pas débat et un large consensus s’est dégagé pour en souligner les insuffisances. À l’image d’autres branches de la protection sociale, le système de formation professionnelle a favorisé les franges du salariat les mieux protégées : les cadres, les hommes, les salariés en CDI et à temps plein ainsi que les grandes entreprises.
Comme dans le cas du régime d’assurance chômage ou de celui de la retraite, la formation professionnelle est restée insensible aux mutations de l’emploi, à sa discontinuité croissante et à l’essor des nouveaux statuts et formes d’emploi (travailleurs indépendants, intermittents, saisonniers, intérimaires etc.).
Réduire les inégalités et repenser la formation
Les années 2000 vont marquer un changement de cap important pour modifier la trajectoire d’un système critiqué de toutes parts. Ce mouvement de réforme sera favorisé par un contexte européen porteur qui va inscrire à son agenda politique le thème de la société de la connaissance et de la flexisécurité.
En France, on ne peut négliger l’influence des travaux d’Alain Supiot sur l’évolution du droit de la formation professionnelle [2]. Car c’est bien au-delà de l’emploi que va s’inscrire peu à peu le droit à se former. Celui-ci va ainsi migrer du droit du travail vers un droit plus individuel déconnecté de l’emploi et dont la portabilité doit être assurée tout au long de la vie des personnes. Le compte personnel de formation adopté en 2014 est emblématique de ce changement d’ancrage juridique et des ambiguïtés de cette génération de nouveaux droits (validation des acquis de l’expérience, conseil en évolution professionnelle) qui veut placer la personne au cœur du système.
Mais la formation professionnelle va également s’orienter dans la voie de la discrimination positive, par une réorientation des flux financiers vers les publics jusque-là écartés du système : les jeunes, les chômeurs en difficulté, les salariés faiblement qualifiés. C’est donc par les marges et les zones grises de l’emploi que la formation professionnelle cherche à se redéfinir.
Tel est le sens du plan d’investissement dans les compétences, le PIC, adopté en 2018 et doté de 15 milliards d’euros sur la durée du présent quinquennat. Son ambition vise à former 1 million de chômeurs en difficulté et un million de jeunes en situation d’exclusion à travers des programmes et expérimentations tournés vers l’innovation pédagogique et la transition numérique. On verra à l’usage et au terme de ce quinquennat le bilan qu’il conviendra de tirer de ce programme. Mais au-delà de ces changements notables, la véritable transformation du système de formation professionnelle est ailleurs, dans la redéfinition même de ce que former veut dire.
Et c’est tout le paradoxe de la période présente que de constater, au moment même où la formation se déconnecte juridiquement de l’entreprise, que cette dernière redevient fréquentable puisque reconnue comme un espace possible de production et de transmission des connaissances.
À la recherche de nouveaux acteurs
Désormais, depuis la loi de 2018 sur « la liberté de choisir son avenir professionnel », l’action de formation se définit non plus comme une fin en soi mais comme « un parcours pédagogique permettant d’atteindre un objectif professionnel pouvant être réalisé en tout ou partie à distance ou en situation de travail ». Ainsi la pédagogie et les pratiques de formation plus informelles rencontrent désormais le droit [3]. Ce changement de nature de l’action de formation, sensible à l’activité de travail, mais également au numérique et à la dimension pédagogique de l’apprentissage, est à mettre en relation avec les nouveaux publics que l’action publique cherche à atteindre.
Pour des chômeurs durablement privés d’emploi, des jeunes décrocheurs du système scolaire ou des salariés tenus à l’écart des plans de formation, l’acte de formation ne peut se réduire à quelques cours et autres stages. Aux yeux des décideurs, rapprocher celui-ci de l’activité de travail et reconnaître les savoirs expérientiels apparaît alors comme une voie mieux adaptée aux besoins de ces publics. Cette façon de repenser la formation explique le rapprochement opéré depuis les années 2000 entre ses acteurs traditionnels et des nouveaux venus qui ont conçu le travail dans un rapport direct à l’apprentissage et au partage des connaissances.
Si l’évolution de l’appareil de formation le prédispose désormais à accueillir des pratiques qui entremêlent travail et formation, de nouveaux acteurs, en particulier des fablabs et d’autres tiers lieux pour qui la transmission du savoir est une exigence essentielle, y ont vu un moyen d’exister institutionnellement sans trahir leur raison d’être.
Dès 2008, la création par les pouvoirs publics du « Fonds d’expérimentation pour la jeunesse » avait offert l’occasion à quelques fablabs naissants d’accroitre leur présence sur le territoire. L’implication de ces structures émergentes dans les politiques publiques de formation professionnelle va ensuite s’intensifier sous l’impulsion de la Grande École du Numérique, créée en 2015. Via la technique de l’appel à projet, des fablabs obtiennent la labellisation « grande école du numérique » et vont dès lors participer aux programmes nationaux de formation professionnelle lancés dans le cadre du PIC en 2018.
Il est vrai que l’un des grands bouleversements à l’œuvre dans le mouvement maker (du nom des personnes qui utilisent et programment des machines en amateur, souvent dans les fablabs) est la mise à mal d’une distinction pourtant structurante de nos vies professionnelles, celle qui sépare travail et formation.
Cette distinction n’a guère de sens dans la philosophie hacker/maker. Qu’il s’appelle hackerspace, fablab ou autrement, il n’y pas d’espace maker digne de ce nom qui ne fasse une place importante à la formation, souvent de manière informelle et diffuse. Dans bien des cas, les ateliers de formation gratuits font partie intégrante du projet. Ils relèvent du partage des savoirs et sont dispensés sur la base de la réciprocité.
Dans nos sociétés salariales en revanche, la distinction travail/formation attribue des statuts différenciés et découpe nos trajectoires : il y a des formateurs et des personnes en formation ; un temps pour la formation et un temps pour le travail. Les pratiques d’alternance ou la notion de formation tout au long de la vie ont quelque peu atténué la rigueur de cette opposition, mais ne l’ont pas fait disparaître.
Or, la reconnaissance comme organisme de formation constitue pour nombre de « tiers lieux » un moyen de résoudre le casse-tête de leur modèle économique. L’agrément permet d’obtenir une source de revenu au moyen d’une activité qui est, de toute façon, au cœur de la raison d’être du lieu, même si cela suppose de se couler tant bien que mal dans les cadres institués. En retour, l’influence culturelle du mouvement maker agit à sa façon sur l’offre de formation, en la faisant évoluer sur un double plan, celui des contenus et celui de la pédagogie.
Quelques illustrations concrètes
Prenons quelques exemples pour illustrer notre propos. Dans la Drôme, 8Fablab est reconnu comme organisme de formation. Reprenant des estimations de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), l’équipe de 8Fablab considère que 70 % des emplois présents en 2035 n’existent pas encore et que l’impression 3D et la fabrication numérique s’installent désormais dans tous les secteurs d’activités, donnant naissance à de nouveaux métiers : artisan numérique, fabmanager, médiateur numérique, opérateur 3D, dessinateur 3D, créateur de contenus de réalité virtuelle etc. Sur cette base, la structure propose un catalogue étendu. Depuis la pandémie, l’ouverture au public s’est réduite mais l’activité de formation professionnelle perdure.
De la même façon, la coopérative Ici Montreuil, qui s’est créée et s’est définie comme « manufacture collaborative et solidaire pour les artisans, artistes, designers, startups et entrepreneurs du “faire” », avait conçu, dès les premières années de son existence, une palette de formations assez diversifiée : une formation d’entrepreneur-maker, des ateliers-découvertes sur les métiers du bois, du métal etc., ainsi qu’une formation longue de « creative technologist », associée à une résidence au sein du lieu pour concevoir et prototyper n’importe quelle idée créative grâce aux savoir-faire artisanaux et numériques.
Certains fablabs ont été, dès l’origine, abrités par des organismes déjà agréés au titre de la formation. L’activité du fablab suscite alors l’émergence d‘une offre de formation nouvelle. Par exemple, le Faclab, abrité au sein de l’université de Cergy-Pontoise à Gennevilliers, a créé un nouveau Diplôme Universitaire, le DU « métier facilitateur ». À Nantes, l’association PiNG, issue des mouvements d’éducation populaire, a développé des actions avec d’autres partenaires pédagogiques (écoles d’art et de design, lycées, missions locales) autour du fablab Plateforme C, ce qui lui permet de mélanger des publics qui ont, sinon, peu de chances de se rencontrer.
On observe aussi des alliances inédites entre acteurs anciens et nouveaux de la formation professionnelle. En 2018, dans le Tarn et Garonne, la Chambre des métiers, le Centre de formation des apprentis et un réseau de quatre fablabs se sont associés pour proposer une formation d’artisan numérique, accessible sans condition de diplôme mais sur la base d’un double intérêt pour la programmation informatique et la fabrication artisanale. Ils scellent ainsi une alliance entre anciens et nouveaux acteurs de la formation professionnelle autour d’une offre qui se veut innovante, tant par son contenu que par sa pédagogie.
Enfin, plusieurs écoles ont été créées de toutes pièces avec la volonté affichée de mettre à profit les raccourcis pédagogiques autorisés par la culture numérique : c’est le cas des écoles 42 mais aussi de start-ups telles que Simplon.co ou The_Hacking_Project.
Les badges et l’enjeu de la reconnaissance
Pour l’accès à l’ensemble de ces formations, les prérequis sont limités, mais surtout ils se réfèrent peu au niveau scolaire, conformément aux choix pédagogiques centrés sur la pratique, l’expérimentation, le droit à l’erreur : apprendre par le « faire » et par les pairs, tel est le mot d’ordre partagé par-delà les différences de positionnement.
De même, l’apprentissage par le jeu est souvent valorisé et, à l’instar des jeux vidéo, le franchissement des niveaux d’expérience peut remplacer la certification par un diplôme. À la différence des titres garantis par un organisme certificateur, les badges numériques offrent aussi des possibilités, beaucoup plus horizontales, de reconnaissance des savoirs, savoir-faire, savoir-être.
C’est probablement la raison de leur succès dans ces nouveaux espaces de la formation professionnelle. Plusieurs régions, la Normandie et la Bourgogne Franche-Comté, ont ainsi intégré à leurs programmes régionaux de formation le souhait d’expérimenter ces badges pour leur public. Pour les militants de l’Open Recognition Alliance, il s’agit de prendre appui sur le peer to peer pour « déplacer le centre de gravité du pouvoir de la reconnaissance des institutions vers les individus ». En pratique, un open badge est une image numérique dans laquelle sont enregistrées un certain nombre de données, telles que l’identité du récepteur du badge, celle de l’émetteur, les critères d’attribution du badge et les preuves justifiant de son attribution.
Les questions soulevées par cette novation sont assez vertigineuses, dans la lignée des débats déjà très vifs qui avaient accompagné la naissance de la VAE (validation des acquis de l’expérience). En outre, si l’on veut éviter que les badges ne deviennent un simple gadget dépourvu de crédibilité, de l’avis même de Serge Ravet, l’un des promoteurs des open badges, c’est toute l’architecture des systèmes de reconnaissance qui est à refonder.
La mobilisation, au service des politiques publiques de formation professionnelle, de cette nébuleuse de nouveaux acteurs, forts de leur capacité à imaginer le travail de demain mais surtout de leur expérience pédagogique par le « faire », ne va pas sans tension. L’analyse menée par Vivien Roussel de son expérience à Gonesse d’un projet de remobilisation de décrocheurs scolaires au sein d’un fablab montre à la fois le pouvoir émancipateur et les limites de l’exercice [4].
Nous savons le lourd tribut que les missions locales ont payé lorsqu’elles se sont vues assigner des objectifs d’insertion et de placement. L’intégration dans le service public de l’emploi des missions locales s’est traduite par une dilution de leur projet territorial et associatif. La puissance des pédagogies par le « faire » dépend aussi du cadre institutionnel à l’intérieur duquel elles se déploient et de ce point de vue elle a besoin d’être protégée des humeurs de l’action publique et de la prégnance de sa (dé)raison gestionnaire.