Régularisations massives de sans-papiers : ambition américaine et frilosité européenne
Le nouveau président américain a décidé de tracer sa propre voie en faisant des choix politiques inédits sur l’immigration. Avec le projet de loi « US Citizenship Act of 2021 », proposé au Congrès dès son investiture le 20 janvier 2021, Joe Biden forge un modèle de programme de régularisations massives de sans-papiers qui fera date.
L’importance politique et les enjeux de cette offre programmatique démocrate est ici analysée. Cet Act signe en effet le retour des régularisations massives de sans-papiers dans les démocraties occidentales. Biden accorde une attention particulière à toutes les sous-catégories du « peuple de clandestins ».
L’ampleur inédite des stocks de personnes régularisables en fait un acte politique historique, qui bouscule le dogme selon lequel la mauvaise santé de l’économie gèle les régularisations. Biden avance à contrecourant et brise ce dogme des sociétés capitalistes, marquées par une vision instrumentale de l’immigration clandestine. Le choix américain questionne l’Europe, qui a inventé et pratiqué les régularisations massives des décennies durant, avant de s’en éloigner considérablement. La pandémie de la Covid-19 rappelle à l’ordre humanitaire et démocratique : au-delà du saupoudrage italien et portugais, l’Europe doit se faire à l’idée d’un retour des régularisations massives.
La décision historique du président démocrate
Trois faits majeurs font de l’« US Citizenship Act of 2021 » une décision historique. D’abord, le stock des migrants illégaux, dix fois plus élevé aux États-Unis que dans l’Union européenne (UE). En effet, le stock des sans-papiers en UE est insignifiant. En 2008, entre 1,9 et 3,8 millions de « travailleurs clandestins » étaient présents sur le sol de l’UE. Ce chiffre représente entre 7 et 13 % des immigrants résidant, et seulement entre 0,39 % et 0,77 % de la population totale de l’UE. Ce stock est stable depuis une quinzaine d’années :
« Aujourd’hui [en 2020], environ 500 000 personnes sans-papiers sont présentes sur le sol français, elles sont environ 4 millions sur le territoire de l’Union européenne. »
Le Pew Research Center observe une situation plus dynamique aux États-Unis. En 1990, on dénombrait 3,5 millions de sans-papiers dans le pays. Ce chiffre a évolué en 30 ans :
« Il y avait 10,5 millions d’immigrants non autorisés aux États-Unis en 2017, ce qui représente 3,2 % de la population totale des États-Unis cette année-là. Le total des immigrants non autorisés en 2017 est en baisse de 14 % par rapport au sommet de 12,2 millions atteint en 2007, alors que ce groupe était de 4 % de la population américaine. »
Biden met en place une réforme historique en ciblant les 11 millions de sans-papiers recensés. Il bat le record de 3 millions de régularisations, détenu par le républicain Ronald Reagan (1986) et sécurise le parcours administratif des opérations de régularisation en suspendant les expulsions pour cent jours, à compter du 22 janvier 2021.
L’approche progressiste des démocrates gomme la brutalité haineuse et presque vulgaire de Trump. L’arrêt de la construction du mur avec le Mexique tourne la page du gouvernement autoritaire de l’immigration clandestine. Biden marque l’histoire à l’échelle diplomatique en montrant qu’il est possible de discuter avec l’Amérique latine et de s’éloigner du consensus sur le durcissement observé dans l’UE.
Enfin, pour la première fois au temps de la pandémie, une démocratie se penche audacieusement et efficacement sur le sort des sans-papiers. Travailleurs exclus de toute aide publique au maintien de l’emploi ou à l’accompagnement de sa perte, ils sont parmi les plus exposées aux contraintes sanitaires et économiques de la pandémie. La nationalisation de tout ou partie des salaires et l’aide aux entrepreneurs et salariés sont devenues partout la norme, sans pour autant ruisseler jusqu’à eux. La plupart basculent de la pauvreté à la misère, en raison des effets croisés de la réduction ou de la perte d’emploi, et de l’absence de filets sociaux pour rendre le coût de la vie soutenable. Biden fait date en proposant clairement un parcours pour une sortie par le haut, par une régularisation et une naturalisation rapides.
L’égalité des droits à l’aide publique en cas de risque de catastrophe économique, le droit humanitaire et les droits humains des sans-papiers sont ainsi considérés et défendus. Biden intègre les travailleurs illégaux au plan de relance économique et social que la pandémie impose à toutes les démocraties dignes.
Casser le dogme de l’instrumentalisation économique
Le calendrier de Biden est surprenant. Son programme est proposé à un moment où l’économie américaine traverse une crise majeure liée au ralentissement de la productivité sous l’effet de la Covid-19, avec 9,8 millions d’emplois détruits en 2020, dont 140 000 pour le seul mois de décembre en raison du confinement progressif. Régulariser massivement dans un tel contexte de morosité économique est paradoxal. Au fond, Biden s’affranchit d’un dogme établi qui consiste à ne songer aux régularisations d’envergure qu’en cas de bonne santé de l’économie.
Bloquer les régularisations et éloigner massivement les sans-papiers constituent le penchant naturel des temps de crise. Il arrive que ce penchant s’accompagne d’une désorganisation de l’immigration légale : non-renouvellement ou abrogation de certaines catégories de titres de séjour etc. Ce dogme est même une lame de fond, transversale à l’économie de bras et à celle des immigrants qualifiés : partout dans les pays développés, le recrutement des étudiants étrangers formés et diplômés sur place est bien souvent assujetti à la santé du marché du travail et à des quotas. Biden transgresse ce dogme en décidant de conférer des droits nouveaux aux sans-papiers dans un contexte de crise économique.
Ce choix est audacieux, anti-intuitif et politiquement déterminant. Il s’en prend à la politisation cynique de cette population spécifique du marché du travail, dont la Covid-19 a décuplé les problèmes. En effet, les sans-papiers sont des travailleurs vulnérables, que le dogme précité maintient en précarité en liant leurs régularisations à la baisse du chômage. Cette conditionnalité cache une dimension perverse, qui est celle de l’instrumentalisation du travail des sans-papiers. Par-là, il faut entendre que toute non-régularisation contribue à constituer un stock permanent de main-d’œuvre bon marché et corvéable à souhait, et appelé à devenir une variable d’ajustement du coût du travail.
Dans les situations extrêmes, en effet, ne pas régulariser contribuerait à résoudre deux demandes des employeurs : le niveau (supposé) élevé des charges et le besoin en une main-d’œuvre bon marché. Dans ce cas, la paix fiscale se construit dans la balance des intérêts particuliers et illégaux : ces ressources humaines d’appoint généralement confinées à l’économie des bras (restauration, agriculture, BTP, etc.) sont une figure des nouveaux esclaves de l’économie libérale, « des êtres-matière » (disposable people [1]), à la merci des employeurs qui peuvent compter sur eux, en tout temps et en tout lieu. Leur faible niveau de rémunération tire vers le bas les coûts de production, rendant supportables les charges fiscales de leurs employeurs, d’autant plus que leurs revenus parfois payés en espèces n’en génèrent pas non plus.
La non-régularisation des travailleurs sans-papiers serait alors une opportunité. Elle permettrait de maîtriser le coût du travail, essentiel à la pacification des rapports entrepreneurs-pouvoirs publics sur le registre de la fiscalité des entreprises. L’absence des charges dans la composition de ce qui tient lieu de salaire aux travailleurs sans-papiers consolide la rentabilité des entreprises et tire de facto vers le haut les performances de différents secteurs de l’économie marchande qui les emploient. Et tant que les charges sur le salaire du travailleur continuent d’être nulles, tout va bien : il faut considérer comme une aubaine l’absence de papiers pour revendiquer des droits, volontairement ou indirectement par le contrôle de différents organismes de prélèvement de charges.
Biden frappe donc du muscle dans la fourmilière de cette exonération fiscale de fait imposée à l’État sur le travail des sans-papiers. Son courage politique est de s’attaquer aux petits arrangements autour de la main-d’œuvre étrangère illégale. En régularisant massivement les sans-papiers, il désorganise ces pratiques entre acteurs qui privent l’État des parts fiscales. Régulariser met la pression sur les employeurs de sans-papiers pour récupérer de la fiscalité, autrement perdue. Ce programme sera donc profitable à l’assiette fiscale américaine, par le paiement des charges patronales sur le travail et la récupération des taxes sur la consommation des nouveaux régularisés.
Des régularisations massives au tournant autoritaire européen
L’enjeu « sans-papiers » au sein du marché du travail est donc de taille. La dynamique de certains secteurs repose aussi sur le maintien dans l’illégalité de tout ou partie de cette main-d’œuvre clandestine, soumise à une mensualisation spéciale de la rémunération pouvant courir dans certains cas jusqu’à 52 jours [2]. En Europe, cette politisation a conduit à une absurdité : là où cela est encore possible, les régularisations au cas par cas sont conditionnées à un contrat de travail ou à une promesse d’embauche, sans que, durant la procédure, le sans-papiers ne cesse d’être « expulsable » ou son employeur à l’abri des poursuites pour « travail au noir ». Ces risques découragent les sans-papiers et leurs employeurs qui voudraient s’engouffrer dans la brèche du cas par cas. Ces risques contribuent à maintenir le statu quo.
Pourtant, dans les années 1970, la France des intellectuels avant-gardistes comme Sartre et Foucault a rallié des mouvements progressistes qui ont poussé de la voix pour une régularisation massive des étrangers en situation irrégulière. À la suite de la grande campagne de régularisations massives de 1981, cette pression, relayée par des associations de soutien et des juristes, a permis, sous la gauche et au-delà du cas français, de vastes campagnes de régularisations massives en Italie, Espagne et Belgique.
Après les attentats du 11 septembre 2001, le sommet de Séville (21 et 22 juin 2002) signe le tournant autoritaire des dirigeants européens. Au nom de la lutte contre le terrorisme, ce sommet verrouille les régularisations massives, avec pour effet pervers de constituer de stocks de sans-papiers, qui deviennent une réserve pérenne et structurelle de main-d’œuvre. Les régularisations massives ont presque disparu de la surface de l’UE par dissémination des décisions de ce sommet, qui a considéré que le terrorisme violent et les différentes formes idéologiques de contestation (mouvements altermondialistes, luttes pour l’Europe sociale etc.) étaient des menaces sécuritaires relevant de la même logique.
La Directive Retour (2008), qui criminalise juridiquement pour la première fois l’immigration clandestine à l’échelle de l’UE et expose le sans-papiers à une incarcération pouvant aller jusqu’à 18 mois, est une ramification de ce sommet qui a aussi mis en place le SIVE (Système Intégré de Vigilance Externe). Il s’agit du premier système de surveillance radar des frontières extérieures de l’UE, dont le rôle est de tarir les flux migratoires illégaux d’entrée.
Mettre un terme aux régularisations massives prive l’UE d’un outil d’action humanitaire et fiscale : ces campagnes permettaient d’engranger des recettes fiscales sur les employeurs de sans-papiers et ainsi éviter l’institution d’une forme d’esclavage moderne dans les démocraties européennes ou l’expansion du domaine de l’économie informelle. Elles permettaient aussi de construire les politiques publiques adaptées dans des anciens pays d’émigration, qui devenaient des pays d’immigration (cas de l’Espagne, de l’Italie et du Portugal).
L’UE avait ainsi à disposition une expérience et un début d’expertise en politique sociale qui aurait pu servir à l’harmonisation communautaire des pratiques en matière d’immigration illégale. Au lieu de cela, une approche autoritaire s’est développée à partir du sommet de Séville, empêchant l’UE de disposer des marges de manœuvres durant la crise sanitaire actuelle.
Depuis le sommet de Séville se sont écoulées deux décennies au cours desquelles le gouvernement européen de l’immigration illégale a été le creuset des pratiques brutales, sous la double pression de l’extrême droite et des archipels techno-bureaucratiques (police, experts et agences spécialisées) qui saturent la scène, au risque de se substituer aux professionnels politiques et élus [3]. Après le sommet de Séville, seules l’Espagne (2005), la Belgique (2009) et l’Italie (2012) ont encore osé régulariser massivement.
Le retour des régularisations au temps de la Covid-19 ?
La posture du silence à propos des sans-papiers n’honore pas la démocratie européenne qui, depuis le début de la pandémie, n’a vu que deux de ses 27 gouvernements nationaux (le Portugal et l’Italie) engager des campagnes de régularisations (tièdes) des étrangers illégaux.
Le Portugal a été le premier pays membre de l’UE à ouvrir la voie en avril 2020, se concentrant uniquement sur une sous-catégorie de cette population : avant la reprise des démarches en juillet 2020, un titre de séjour temporaire valable jusqu’au 30 juin 2020 a ainsi été accordé à ceux des sans-papiers qui avaient déjà une procédure de régularisation en cours. L’Italie a suivi : entre le 9 et le 15 juillet 2020, près de 200 000 sans-papiers ont été régularisés. Seuls trois secteurs ont été retenus : l’agriculture, le personnel soignant et l’aide à domicile. Ceux qui étaient éligibles devaient aussi être arrivés sur le sol italien avant le 9 mars 2020, ou être titulaires d’un titre de séjour expiré au 31 octobre 2020.
Mais contrairement aux régularisations américaines actuelles ou à celles plus anciennes ouvertes en France en 1981, les nouvelles régularisations dites « massives », en Italie et au Portugal, sont spécieuses et ne répondent qu’aux besoins ponctuels en main-d’œuvre engendrés par la pandémie de la Covid-19. Très peu de sous-catégories de sans-papiers sont concernées.
Qui plus est, les néo-régularisés ne bénéficient que de titres de séjour provisoires n’excédant pas six mois, et n’ont aucune garantie de rester longtemps en règle. En Italie par exemple, ils sont pour la plupart employés à limiter les dégâts de la fermeture des frontières due à la circulation du virus : le pays s’est en effet trouvé privé des 250 à 300 000 saisonniers venant habituellement de l’Europe de l’Est pour des récoltes. Les néo-régularisés répondent à une situation d’urgence, sauvant la saison des récoltes des fruits et agrumes, et générant 1,2 milliard d’euros de recettes fiscales.
Les autres États européens sont à la traine. En France, et dans la foulée des régularisations portugaises, une centaine de députés ont écrit au Premier ministre en avril 2020 pour demander de procéder à la mise en place d’un dispositif similaire, pour l’instant sans succès. Les forces progressistes sont sur le pont : associations, ONG et société civile se prononcent pour des régularisations massives et définitives, au contraire des situations italiennes et portugaises très précaires. Une lettre ouverte dans ce sens a été adressée au président de la République française par un collectif de personnalités des mondes culturel, universitaire, politique, associatif et syndical, ainsi que d’organisations politiques, associatives et syndicales.
Une urgence démocratique
Régulariser massivement humanise la démocratie par temps de Covid-19.
Le programme de Joe Biden n’est pas qu’ambitieux : c’est un humanisme qui constituera le modèle par lequel juger le niveau d’humanisation des démocraties par ces temps incertains. L’UE est loin d’un tel modèle et ne propose tout simplement rien, probablement parce que, sur les questions migratoires, ses deux locomotives sont grippées. Angela Merkel, qui a payé cher l’accueil des réfugiés syriens en 2015, est sur le départ et ne se lancera pas dans un programme ambitieux.
Emmanuel Macron est à la veille d’une élection présidentielle de 2022 qu’il aborde à partir du centre droit. Il ne prendra pas le risque de régulariser massivement, une initiative dont le prix politique peut être élevé face à l’extrême droite de Marine Le Pen.
Il est de la responsabilité de l’UE de déconnecter l’agenda des régularisations massives de celui des politiques internes des États : c’est une urgence sanitaire et un impératif démocratique.
NDLR : Ange Bergson Lendja Ngnemzué a publié Expulser les sans-papiers d’Europe. États répressifs et nécessité du maintien en démocratie aux éditions Karthala.