La crise sanitaire vue d’en bas
Quelles ont été – pour le moment – les conséquences de la crise sanitaire sur la vie des populations situées en bas de l’échelle sociale ? Mandaté par le Premier ministre afin de répondre à cette interrogation, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) remet ce 12 mai un rapport pour essayer d’y voir plus clair [1].
Son conseil scientifique, présidé par le sociologue Nicolas Duvoux, a réuni dans ce volume des travaux quantitatifs et qualitatifs sur la question, provenant de divers univers : chercheur·e·s de la statistique publique et du CNRS, universitaires, membres de cabinets d’études, personnes concernées. Par ses constats convergents, tout en mobilisant des matériaux variés, à savoir des données d’institutions publiques, d’associations caritatives, des entretiens, des témoignages de première main des intéressé·e·s, ce document constitue un apport majeur pour la compréhension fine, presqu’en temps réel, de la manière par laquelle « la crise a occasionné un renforcement cumulatif des différentes dimensions qui caractérisent la pauvreté ».
S’appuyant sur une demande d’amélioration de la connaissance qualitative de l’évolution de la pauvreté par le Premier ministre, ce document s’inscrit à contre-courant du creusement du fossé entre les sciences sociales et le discours politique, fossé qu’un certain nombre de polémiques ont, ces derniers mois, rendu particulièrement visible. Il mobilise des travaux qui réinscrivent les constats sur l’évolution de la pauvreté dans une réflexion sur les inégalités qui structurent la société française, tendant au pouvoir un miroir cru des réalités sociales du pays.
Pour mieux appréhender ce processus spécifique lié à la pandémie de la Covid-19, le rapport rappelle qu’il se produit dans un « contexte déjà profondément dégradé », celui du chômage de masse et de la montée des inégalités sociales que la France connaît depuis les années 1980, phénomènes réactualisés dernièrement par la crise économique de 2008. Autrement dit, la crise sanitaire que nous vivons depuis un an a davantage aggravé une situation qui lui préexistait, plus qu’elle ne l’a causée.
Puis, prenant acte de la volonté des personnes concernées et des acteurs associatifs – deux groupes représentés parmi les membres du CNLE – de ne pas considérer les pauvres uniquement par leurs manques ou leurs déficits, ce travail collectif se propose de rendre justice aux résistances, aux débrouilles, aux solidarités, souvent invisibles, élaborées par ceux-ci. Pour autant, la violence structurelle qui se manifeste par la dégradation multiforme de leurs conditions de vie en ces temps de pandémie – tant sur les plans financier que physique et psychique – n’est pas ignorée, loin de là.
Le document se revendique ainsi d’une approche consacrée en sciences sociales qui vise à tenir à égale distance tant le misérabilisme que le populisme. Il y ajoute une composante participative qui a, de longue date, marqué certaines traditions de recherche en lien avec le mouvement de la réforme sociale, comme ceux de Jane Addams dans les États-Unis de la première moitié du XXe siècle.
Ce texte présente trois des résultats principaux du rapport, en mettant la focale à chaque fois sur certaines contributions et cela avant de faire un commentaire sur l’enjeu politique qu’il soulève.
Il s’agit de ne pas considérer la crise au travers de sa seule dimension économique, mais aussi sur ses volets alimentaire, émotionnel, de rapport aux institutions, etc.
Tout d’abord, en suivant la temporalité de la crise, les contributions rendent compte d’une fragilisation de différentes fractions des classes populaires. Ce processus a par conséquent un impact bien au-delà des populations pauvres au sens monétaire, soit celles touchant moins de 60 % du revenu médian.
Approcher la pauvreté de manière qualitative n’exonère pas de resituer témoignages et observations dans une vision d’ensemble des effets de la crise. Le rapport s’ouvre sur un cadrage statistique qui donne à voir l’impact immédiat des confinements successifs sur l’économie des ménages pauvres et modestes.
L’année 2020 a représenté un coup sévère pour les salariés avec 284 000 emplois détruits, dont trois quarts des pertes proviennent du tertiaire marchand (hôtellerie, restauration, services aux ménages). Aussi, la hausse du taux de chômage a été forte, avec une prise de 2 points entre le deuxième et le troisième trimestre (+ 628 000 individus), faisant atteindre celui-ci le taux de 9,1 % de la population active (2,7 millions de personnes). De plus, le nombre de bénéficiaires des principaux minima sociaux a fortement crû. Entre janvier 2020 et janvier 2021, par exemple, se produit une augmentation de 6,24 % de foyers touchant le Revenu de solidarité activité (RSA).
On saisit que le premier confinement – allant du 17 mars au 11 mai 2020 – a entraîné l’essentiel du « choc » et que les mesures de soutien mises en place, tel le recours à l’activité partielle, ont permis d’atténuer la déflagration. Dans la continuité, l’économiste Muriel Pucci montre – à partir de plusieurs cas types – que le chômage partiel préserve, relativement, la situation des ménages de travailleurs pauvres, tout comme il limite la perte de revenus de ceux de travailleurs modestes.
Néanmoins, le sociologue Pierre Blavier apporte, analyse d’un panel de l’Insee à l’appui, la confirmation que le fait de se retrouver sans travail détermine de manière générale « le passage à un état de pauvreté ». Tant pour les travailleurs pauvres que modestes, le fait de perdre son emploi se traduit – même avec le bénéfice d’une allocation d’aide au retour à l’emploi – par une baisse conséquente de leurs ressources. Les compositions des ménages peuvent amplifier leur basculement dans la (grande) pauvreté, lorsque le couple est, par exemple, mono-actif ou composé de jeunes actifs, c’est-à-dire d’individus de moins de 25 ans, ne pouvant in fine avoir recours au RSA.
Au travers du prisme des données associatives, l’historienne Axelle Brodiez‑Dolino explore les conséquences sociales de la crise sanitaire sur leurs publics. Sa contribution permet d’appréhender, grâce au « thermomètre » que constituent les chiffres sur les aides alimentaires, l’ampleur du phénomène : durant le premier confinement, par exemple, le Secours Populaire « est venu en aide à 1,27 millions de personnes (versus 3,3 millions sur l’ensemble de l’année 2019), soit + 45 % par rapport à la même période l’année précédente. »
Plus largement, l’un des intérêts de son texte consiste à relativiser l’image souvent médiatisée de la « nouvelle pauvreté » liée à la crise sanitaire, à savoir des personnes passant du jour au lendemain de l’intégration au dénuement. Si ces cas inattendus existent parmi les bénéficiaires des Banques alimentaires et des Restaurants du cœur, il y a surtout au sein de ces nouveaux arrivés des personnes qui étaient déjà « sur le fil » (travailleurs pauvres, indépendants, étudiants, familles monoparentales composées de femmes avec enfants, etc.).
Ainsi, il faut prendre conscience que les situations de précarité durable (en termes, par exemple, de contrats de travail intérimaires ou à durée déterminée, voire de « petits boulots » ou d’économie informelle) peuvent venir alimenter, dès le moindre désajustement économique, les rangs des bénéficiaires des aides caritatives. Cette contribution témoigne de l’intérêt d’un regard historien sur le contemporain, relativisant la nouveauté et travaillant sur les données des acteurs de terrain comme sur autant d’archives du présent.
L’ensemble des textes du rapport met également en lumière la multi-dimensionnalité de la pauvreté que la crise sanitaire révèle de manière saisissante. Il s’agit ainsi de ne pas considérer cette dernière au travers de sa seule dimension économique, mais aussi sur ses volets alimentaire, émotionnel, de rapport aux institutions, etc.
L’équipe de FORS-Recherche sociale – Juliette Baronnet et Didier Vanoni –, appuyée sur leurs diverses enquêtes menées depuis le début de la pandémie auprès des acteurs de première ligne dans plusieurs départements (travailleurs sociaux, acteurs associatifs, bénéficiaires des dispositifs d’assistance), s’intéresse à l’impact multiforme de cette crise. Sa contribution révèle, par exemple, que pour les populations en situation de pauvreté durable – du moins celles recevant des minima sociaux ou la retraite – la crise n’a rien changé sur le plan financier mais les a fortement impactés sur le plan relationnel, redoublant leur isolement social.
De plus, comme le mentionnent aussi d’autres contributions, ce texte signale que les deux confinements de l’année 2020 ont vu se multiplier les situations de ruptures familiales telles que les violences conjugales ou sur les enfants, ainsi que les mises à la porte de proches hébergés. En outre, en ayant provoqué le basculement de beaucoup de démarches sur le net, la pandémie a mis à découvert une « fracture numérique » déjà existante pour l’accès aux droits mais contrebalancée, en temps normal, par l’accueil au guichet. Sylvie, membre du collège des personnes concernées du CNLE, explique que « rien que pour l’inscription à Pôle emploi, la plateforme est hyper compliquée pour certains ».
Aussi, la crise a littéralement fait sortir des bois des hommes (surtout) et des femmes qui vivaient en-dehors des cadres sociaux et des institutions et dont les combines et autres formes de « débrouille », qui leur permettaient tant bien que mal de survivre, se sont interrompues comme le reste de l’économie formelle.
En contrepoint de ces situations de détresse multidimensionnelle, souvent « enchevêtrées », Jean-François Laé a déployé la démarche indiciaire caractéristique de sa sociologie sur le déploiement de « solidarités privées » pendant la pandémie.
À partir des milliers de pages rédigées par les écoutants sociaux du département de la Seine-Saint-Denis, l’auteur rend compte de la prise en charge des personnes âgées et/ou malades, qui se sont trouvées isolées pendant les confinements, par leur « famille élargie ». Dans ces écrits institutionnels transparaissent les aides apportées par les descendants, tout comme par les membres du voisinage, dans les deux cas essentiellement des femmes, auprès de ces personnes vulnérables habitant dans un des départements les plus pauvres de France. Leur assistance vient compléter l’action des institutions publiques et des associations caritatives, même si, comme le précise l’auteur, elle peut, elle aussi, s’épuiser.
Ces aides sont des « pansements sociaux », dit joliment une contribution.
Les contributions du rapport montrent enfin que la pauvreté constitue la manifestation la plus marquée des « inégalités sociales qui traversent et divisent la société française ». En mobilisant les résultats d’une recherche par questionnaires auprès de 2003 individus représentatifs de la population et de 21 portraits sociologiques variés, Anne Lambert et Joanie Cayouette, de l’Institut national d’études démographiques (INED), prennent à bras le corps l’analyse de « l’impact matériel et psychologique du confinement selon le milieu social, l’âge, le sexe, le territoire de résidence ».
Leurs analyses permettent de voir finement comment les « pénibilités ressenties » autant que la dégradation des conditions matérielles de vie se traduisent différemment selon les variables énoncées. Toutefois, le résultat est sans appel : moins les personnes ont des ressources économiques et sociales, plus la crise sanitaire affecte négativement leur vie. En ce sens, elles affirment que la crise ne fait que creuser les inégalités sociales déjà existantes.
Abordant de manière approfondie le cas des « jeunes » – évoqué par toutes les contributions tant leur situation se révèle spécifique –, les chercheurs Tom Chevalier, Patricia Loncle et Camille Peugny tiennent également à le réinscrire dans une réflexion sur les clivages qui les traversent.
Contre l’assimilation du jeune à l’étudiant, ils rappellent que seulement 47 % des 18-25 ans se trouvent dans l’enseignement supérieur et que, plus largement, l’insertion réussie dans le monde du travail dépend de la possession d’un diplôme. Or, en raison de mécanismes de reproduction sociale, les chances d’accéder aux capitaux scolaires se trouvent inégalement répartis dans la société.
Malgré ces différences, la catégorie des 18-25 ans se trouve touchée par une précarisation de l’emploi : depuis les années 1980, « la proportion d’emplois précaires parmi les jeunes actifs (stages, intérim, CDD, contrats aidés) a été multipliée par trois, approchant désormais les 40 %. » Ces éléments permettent de comprendre qu’en tant que « variables d’ajustement du marché du travail », les jeunes – et notamment les jeunes qui ne sont pas des héritiers – ont été fortement touchés par la crise sanitaire.
Pour conclure, les contributions du rapport ne nient pas les efforts du gouvernement, et des pouvoirs publics en général, pour répondre aux effets de la crise sur les populations les plus précaires. Par-delà la promotion du chômage partiel (favorisant surtout les salariés les plus stables), des places d’hébergement ont été créés massivement pour mettre à l’abri des familles et des personnes isolées, des aides supplémentaires d’une centaine d’euros ont été données aux bénéficiaires des minima sociaux, des mesures telles que le repas à 1 euro pour les étudiant·e·s ont vu le jour, etc.
Toutefois, non seulement le retard du versement de certaines de ces aides peut être remarqué, mais aussi leur insuffisance face à la dégradation des conditions de vie des personnes pauvres et modestes. Des « pansements sociaux », dit très joliment une contribution. Plusieurs auteur·e·s se demandent d’ailleurs jusqu’à quand peuvent tenir ces filets d’assistance en ces temps rudes, qui auront sans doute des effets durables sur l’économie.
Sans préconiser des mesures spécifiques – puisque celles-ci existent et ont déjà été promues par divers acteurs (hommes et femmes politiques, associations caritatives, observatoires sociaux, le même CNLE au début de la crise, etc.) –, le rapport du comité scientifique présidé par Nicolas Duvoux fait le constat d’une situation qui mérite une riposte à la hauteur de la déflagration.
La réponse à la question posée par Fiona Lazaar, ancienne élue de la majorité à la tête du CNLE, dans sa préface – « Combien de temps la France portera-t-elle les cicatrices sociales de la crise actuelle ? » – dépendra de la volonté politique du gouvernement actuel et des prochains à, d’une part, réduire les inégalités sociales et, d’autre part, créer des filets de sécurité robustes pour les populations les plus vulnérables.
À l’heure où la réforme de l’assurance-chômage fait craindre aux salariés, notamment aux plus précaires, une perte de leurs ressources et un nouveau creusement des disparités sociales, on ne peut qu’espérer que ce rapport reçoive un accueil attentif de la part des décideurs publics.
Quoi qu’en soit son impact, ce document constitue désormais un rapport pour l’histoire sociale, soit un témoignage fidèle de ce que la crise sanitaire a fait, pour le moment, à la vie de celles et ceux d’en bas.