Mérites et limites des logiques guerrières
La majorité des lecteur·es de cet article auront sans doute, comme son auteur, eu la chance énorme d’avoir échappé jusqu’à ce jour aux horreurs de la guerre. Nous l’avons vue par films interposés (1914-18, 1939-45, Vietnam) ou dans les journaux télévisés (Yougoslavie, Irak, Syrie, Libye, Yémen). Nous ne l’avons pas vécue dans notre chair et nos familles proches. Elle relève pour nous, Européen·nes de l’Ouest, du passé, du lointain et de l’exceptionnel. Est-ce cette bonne fortune existentielle qui nous empêche de faire face aux défis du présent ?
Un livre de Jairus Victor Grove intitulé Savage Ecology nous invite à retourner la perspective. Le monde où nous vivons et l’âge crépusculaire qui est le nôtre y sont décrits comme ceux de l’Eurocène. Ce dernier y est caractérisé comme un régime de domination mondiale, que les Européens et leurs diasporas (américaines, australiennes) ont imposé aux autres populations de la planète par l’instauration d’un état de guerre généralisé.
Le renversement est radical en ce que Grove propose de concevoir la guerre non comme un emballement localisé et exceptionnel de relations sociales normalement pacifiques, mais comme une véritable « écologie » conditionnant le quotidien des relations que les humains (au visage pâle) entretiennent avec leur milieu ainsi qu’entre eux :
« Les pratiques et les organisations en vigueur parmi nous – depuis l’extraction de ressources, les enclosures, les émissions de carbone, la racialisation, l’incarcération de masse, le contrôle des frontières, l’accumulation primitive par spoliation et les frappes chirurgicales jusqu’aux guerres officiellement déclarées – tout cela relève effectivement de relations de guerre bien davantage que de corrélations ou d’analogies de type métaphorique. Plus radicalement, la politique, le colonialisme, la destruction écologique, le racisme et les misogynies ne sont pas la poursuite de la guerre par d’autres moyens – ce sont bel et bien des guerres. La guerre n’est pas une métaphore ; c’est le tramage intensif des relations constitutives de l’Eurocène. […] Même si nous n’aimons pas nous poser cette question, il faut nous demander ce qu’il adviendrait si la violence omniprésente était devenue une véritable manière d’être, une forme de vie. Que signifierait le fait de parler de la guerre comme d’un “tramage de relations immanentes” plutôt que comme d’un recours regrettable auquel la politique se résout exceptionnellement [1] ? »
Nous autres Européen·es rêvons les yeux ouverts en parlant de « relations internationales » ou de « Système-Terre » : le délitement en cours de l’Eurocène révèle qu’il faut leur substituer la réalité du « Système-Guerre » qui a depuis toujours construit notre « prospérité ».
Dans son plus récent ouvrage, Achille Mbembe nomme brutalisme cette forme de vie que la colonisation européenne et le capitalisme mondialisé ont étendu sur l’ensemble de la planète au cours d’un même mouvement pluriséculaire, et dont les effets-boomerang affectent désormais les populations des métropoles après avoir été confinés à la gestion des périphéries – c’est ce qu’il appelait déjà dans un ouvrage antérieur le « devenir-nègre du monde [2] ».
De l’endettement des pays du Sud à la fermeture des frontières, de la xénophobie au virilisme, du démantèlement de l’État-Providence à l’ubiquité de la surveillance et de la computation, « le brutalisme est une forme de guerre sociale planétaire. Guerre moléculaire, elle est en très grande partie dirigée contre ceux qui, souhaitant vendre la seule marchandise qu’ils possèdent, à savoir leur force de travail, ne trouvent plus d’acheteurs. Leur transformation en corps-frontières représente peut-être le plus grand défi à la politique contemporaine de la population ». (p. 150) « Cette guerre qui consiste à chasser, capturer, regrouper, trier, séparer et expulser n’a qu’un seul but. Il ne s’agit pas tant de couper l’Europe du monde ou de l’instituer en forteresse imprenable que de consacrer, comme le privilège des seuls Européens, le droit de possession et de libre circulation sur toute l’étendue d’une planète dont nous sommes pourtant tous des ayants droit. » (p. 74)
Faut-il ne voir en de telles déclarations qu’un mouvement de balancier auquel nous a habitués l’Histoire ? Comme le relève Pierre Hazan en introduction au catalogue de l’exposition Guerre et Paix montée par la Fondation Bodmer à l’automne 2019, il y a trente ans à peine, de larges pans du monde intellectuel saluaient la chute du mur de Berlin comme annonçant la fin des idéologies (guerrières) et l’amorce d’une paix perpétuelle, désormais globale [3]. Les excès de naïveté d’hier invitent-ils à relativiser les excès de zèle polémologique qu’on observe aujourd’hui ? Sans doute, mais liquider la question de cette façon raterait l’essentiel.
Les guerres fractales du capitalisme mondialisé
C’est sans doute Éric Alliez et Maurizio Lazzarato qui, dans Guerres et capital, ont poussé le plus loin cet effort pour nous dessiller les yeux sur l’histoire des derniers siècles et du présent, en y révélant un développement progressif de la guerre sous des formes toujours plus extensives en même temps que toujours plus immanentes [4]. Trois grandes thèses doivent nous orienter pour comprendre le régime capitaliste actuel, tel qu’il est issu de la colonisation progressive du monde à partir de l’expansionnisme européen :
« Les guerres et non la guerre [sont à considérer] comme fondement de l’ordre intérieur et de l’ordre extérieur, comme principe d’organisation de la société. » (p. 17)
« La critique de l’économie politique est insuffisante dans la mesure où l’économie ne remplace pas la guerre mais la continue par d’autres moyens, qui passent nécessairement par l’État : régulation de la monnaie et monopole légitime de la force pour la guerre interne et externe. » (p. 18)
« Le Capitalisme Mondial Intégré est l’axiomatique de la machine de guerre du Capital qui a su soumettre la déterritorialisation militaire de l’État à la déterritorialisation supérieure du Capital. » (p. 22)
Les deux auteurs ne se content pas de déployer sur 450 pages leurs analyses historiques de la collusion immanente entre guerres et capital. Ils font déboucher ces analyses sur de nombreuses clés de lecture de nos situations présentes, qu’on peut réduire ici à quelques thèses acérées :
« La crise ne se distingue pas du développement de la guerre. » (p. 349)
« La guerre est une guerre globale de(s) perception(s). » (p. 366)
« La gouvernementalité de guerre s’exerce non pas sur “la” population, mais “sur” et “par” ses divisions. La guerre a comme objet la production et la reproduction élargie de divisions de classe, de sexe, de race, de subjectivité de la population. » (p. 334)
« Alors que la machine de guerre du Capital gouverne à travers une différenciation “inclusive” de la propriété et de la richesse, les nouvelles machines de guerre fascistes fonctionnent par exclusion à partir de l’identité de race, de sexe, de nationalité. » (p. 30)
« Si on coupe la micropolitique de la machine de guerre, […] il ne reste que des “minorités” impuissantes face au Capital qui garde l’initiative. » (p. 26)
« S’il y a asymétrie politique, c’est ici qu’elle se vérifie et s’énonce dans les termes les plus brutaux : depuis les années 1970, le Capital a une stratégie et une machine de guerre ; les prolétaires et affiliés n’ont ni stratégies ni machines de guerre. » (p. 435)
« Il ne suffit pas de retrouver [la guerre des guerres] comme un principe d’explication : il faut la réactiver, lui faire quitter les formes larvées et sourdes où elle se poursuit sans qu’on s’en rende bien compte et la mener à des batailles décisives auxquelles nous devons nous préparer si nous ne voulons pas être toujours vaincus. » (p.440)
Le message est proprement inquiétant, mais certainement clair : c’est notre incapacité à reconnaître les machines de guerre au cœur de la constitution et de la reproduction quotidienne de notre monde actuel qui nous empêche d’y constituer activement la machine de guerre dont nous avons besoin pour en renverser les dominations à la fois iniques et autodestructrices.
Difficultés de la polémologie
Il est tout aussi difficile de ne pas souscrire à la lucidité de telles analyses que d’en tirer les conséquences pratiques – qui relèvent littéralement du va-t-en-guerre. Il serait en effet trop facile de reprocher aux auteurs cités ici (tous masculins) de jouer constamment sur le flou des métaphores – ce qu’ils dénient explicitement tout en le pratiquant constamment. À première vue, nos villes européennes, même dans leurs quartiers les plus défavorisés, ne ressemblent nullement aux cités syriennes dévastées par dix ans de guerre réelle.
Ce serait faire insulte aux esclaves d’hier que de comparer leur sort à celui du salariat européen contemporain, même en un âge de révoltant serrage de vis des conditions d’accès à l’assurance-chômage. Force est de reconnaître qu’en se menant à travers des journaux télévisés et des films hollywoodiens, la « guerre globale de(s) perception(s) » est difficilement comparable à l’irruption de soldats brûlant des maisons, fusillant des résistants et violant des femmes.
Thomas Berns vient de consacrer un essai à la façon dont « le philosophe n’a cessé de manquer un enjeu guerrier qu’il ne peut toucher qu’en le neutralisant », « l’utilisation de la métaphore étant même un des outils majeurs de la philosophie pour neutraliser le fait de la guerre ». La lecture de cet ouvrage révèle toute une série de postures philosophiques très diverses entre elles, mais qui ont en commun de diluer les spécificités des situations guerrières dans des schèmes philosophiques trop bien rodés : l’approche moraliste les réduit au binarisme de l’opposition entre bons et méchants ; le juridisme en fait une affaire de technicalités formelles, tout en postulant une égalité abstraite en droit de nature ; un spontanéisme du laisser-faire se fie aveuglement à la dissolution des conflits en de simples arrangements d’intérêts ; un réalisme à bon marché tend à « rendre le conflit générique », comme si la guerre était l’état général et commun des assemblages humains ; un analogisme débridé projette indistinctement des ressemblances tous azimuts, depuis les conflits entre âme et corps, jusqu’à la lutte des classes, en passant par la guerre des sexes [5].
Au-delà de ces écueils communs à la philosophie classique, une première difficulté de la rhétorique polémologique tient à ce que, même lorsqu’elle prend soin de parler « des guerres » au pluriel, elle tend à confondre sous une même catégorie – et dans un même niveau paroxystique de violence – ce qu’il vaudrait mieux analyser plus finement selon le dégradé de différentes formes, intensités et brutalités propres à différents régimes de contrainte. La radicalité se confond ici avec l’extrémisme : pour tenter de remonter à la racine des problèmes, on pousse les choses à l’extrême, au risque de simplifier en une polarité réductrice à deux termes (guerre vs. paix) ce qu’on ne peut comprendre qu’au sein d’un continuum (plus ou moins de violence physique, de contrainte économique, de pression politique, de leurre symbolique).
Cette première objection cesse d’être rédhibitoire dès lors qu’on ne considère plus « la guerre » comme un concept-tiroir (pour reprendre les termes du poéticien Christophe Hanna [6]), ne nous donnant que le choix de savoir si on doit classer une certaine réalité concrète au dedans ou dehors de la catégorie proposée, mais qu’on en fait un concept-calque, qui, appliqué sur une certaine réalité, permet d’en rendre perceptibles certains traits généralement dissimulés. La vision polémologique opère alors comme une vision augmentée, qui n’a pas pour fonction de décréter si telle ou telle société est en guerre (ou non), mais qui souligne certains aspects révélant qu’il y a bien de la guerre dans la société en question. Au grand dam des esprits étroitement positivistes, les concepts-calques ont une grande vertu heuristique pour nous sensibiliser à des dimensions occultées de nos réalités, ce qui en fait certainement des armes précieuses dans la « guerre globale de(s) perception(s) ».
Le dévisagement de l’ennemi
Une deuxième difficulté, plus grave, de la vision polémologique tient à son tranchant même. Son intérêt principal – dans l’inspiration de Carl Schmitt qu’elle manque rarement d’évoquer – tient à sa capacité à désigner un (ou des) ennemi(s). Il ne peut y avoir de guerre, ni de stratégie sans ce geste fondateur qui dénonce une puissance à abattre, une frontière à défendre, un front à fortifier.
Or ce geste inaugural de séparation s’avère toujours problématique. La ridicule dérive de gouvernants proclamant des « guerres » contre la drogue, le terrorisme ou le coronavirus n’est que le symptôme d’une difficulté plus profonde à identifier quelque chose qui puisse ressembler à un ennemi ou à une ligne de front. Derrière les images douteuses de trafiquants multimillionnaires, de barbus fanatisés ou de promeneurs non munis de leur dérogation sur l’honneur, ces guerres se battent moins contre des personnes que contre des causalités sociales souvent diffuses – causalités que ni les kalachnikovs ni les missiles de la guerre traditionnelle ne sauraient mettre hors d’état de nuire. On peut se demander si le « Capital », identifié à une « axiomatique déterritorialisée », se prête mieux que le coronavirus aux exigences que doit remplir quiconque voudrait passer pour un ennemi…
C’est ce qu’Alexander Galloway et Eugene Thacker avaient identifié en 2007 comme le « dévisagement de l’ennemi » (the defacement of enmity) : nous devons nous affronter à des ennemis sans visages, dont les effets nous affectent mais dont les traits nous échappent. Cela a pour conséquence qu’on ne peut plus leur « faire face » : « l’inimitié est une interface [7]. »
Là encore, toutefois, c’est notre définition même de « la politique » qui est modelée sur celle de la polémique. Sans en appeler littéralement à la guerre, un philosophe comme Ernesto Laclau souligne lui aussi à quel point il ne peut y avoir de mobilisation véritablement politique que sur la base d’une division du corps social entre en « eux » et un « nous » [8]. Et cela non seulement pour les politiques de l’inimitié caractéristiques de la droite (stigmatisant les juifs, les intellectuels, les migrants, les musulmans) mais aussi bien pour les politiques de gauche (prolétaires contre capitalistes, salariés contre actionnaires, 99 % contre 1 %). Ne serait-ce pas renoncer à la politique militante, et sombrer dans le plus sirupeux des œcuménismes irénistes, que de renoncer à vouloir se battre contre des ennemis ?
Guerres schizophrènes ?
Une troisième difficulté soulevée par la rhétorique polémologique, liée à la précédente, tient à ce que ses avatars les plus récents soulignent (pertinemment) à quel point les combats se livrent tout autant sur le terrain des « subjectivations » que sous le feu des champs de bataille. De même que les sites de conflits se déterritorialisent, de même leurs clivages tendent-ils à s’intérioriser. Éric Alliez et Maurizio Lazzarato ont beau jeu de se moquer de la « fiction au carré » qui, dans le discours d’un Bruno Latour, brouille les lignes de front entre les Humains et les Terrestres au point que ces lignes « finissent par passer à l’intérieur de chacun d’entre nous » (p. 402).
Certes, « le coût de l’opération […] se mesure à ses effets de dilution du champ de bataille de la guerre écologique » (p. 403). Dès lors qu’on reconnaît que les guerres (anti-) capitalistes se jouent aussi dans des batailles pour l’imaginaire, et dès lors qu’on ne s’aveugle pas aux puissances de séduction qu’exerce le consumérisme occidental sur un grand nombre de nos contemporain·es, il est difficile de ne pas prendre acte de ces effets de dilution, de brouillage et de clivage interne comme constituant le matériau réel de nos subjectivations politiques actuelles.
Si Gilles Deleuze et Félix Guattari sont si fréquemment convoqués pour informer une lecture polémologique du présent en termes de « machines de guerre », il convient de se rappeler que leurs ouvrages les plus célèbres se sont inscrits sous le titre courant de Capitalisme et schizophrénie. Lus avec un demi-siècle de distance, leurs écrits invitent à faire de la schizophrénie une ligne de fuite du capitalisme, non tant au sens d’un moyen d’y échapper, qu’au sens de sa dynamique de développement.
Les clivages de nos psychismes, les tiraillements contradictoires entre nos principes avoués et nos comportements effectifs, les ambivalences de nos situations existentielles fournissent bel et bien « le tramage intensif des relations constitutives de l’Eurocène », pour reprendre les termes de Jairus Victor Grove. Identifier ce tramage à une « guerre » produit certes des effets de sens stimulants. Mais cela requiert également de mesurer en quoi l’intériorisation de cette guerre altère la façon même dont nous concevons la guerre.
Six conflits actuels
Quittons le ciel des abstractions pour atterrir sur six terrains de luttes récentes : Black Lives Matter, #MeToo, militantisme végane, Jeunes pour le climat, Gilets Jaunes, grèves contre les retraites. À chaque fois, le combat a pris la forme d’un mouvement réactif contre un certain pouvoir en place (suprématie blanche, domination masculine, spécisme, capitalisme extractiviste, technocratie gouvernementale, austérité néolibérale). À chaque fois, un segment de la population a été agglutiné pour incarner la figure d’un ennemi : les policiers racistes, les hommes de pouvoir sexistes, les bouchers, les Humains, les élites gouvernementales (et leurs forces répressives), les laquais de la finance.
À chaque fois, la dénonciation des violences instituées a pu comparer ces dernières à des actes de guerre (assassinats, viols, spéciocides, spoliations, pillage). Dans l’immense majorité des cas, toutefois, ces mouvements de lutte se sont déroulés sous des formes très pacifistes, et si quelques actions ont été perçues comme « violentes », elles ont été d’ordre symbolique (ACAB, dénonciations sur médias sociaux, graffitis sur boucheries) ou dirigées contre des propriétés matérielles (magasins des Champs Élysées, préfectures), sans mettre intentionnellement des vies en danger.
Ce qui fait le mérite de tels mouvements se mesure moins en termes de guerre que de confrontation. C’est leur capacité à instaurer des fronts de conflit publiquement identifiés comme tels qui atteste de leur puissance, c’est-à-dire de leur visibilité, politique. Si l’on veut parler de « machine de guerre » à leur propos, c’est au sens où ces mouvements parviennent à mettre en scène (par des machineries théâtrales) des gestes susceptibles de susciter, d’accompagner et d’agréger des subjectivations s’opposant à une forme de domination établie.
Ces subjectivations peuvent, selon les cas, coaguler une certitude ou ébranler une indifférence. Du côté des militant·es qui performent ces gestes, un état originel de doute, d’indécision et d’ambivalence peut se trouver dépassé et emporté dans un affect collectif de pugnacité qui clarifie les termes et les enjeux du conflit. Du côté des spectateur·es, un état de torpeur initiale pour être conduit à percevoir un problème public là où rien ne semblait originellement mériter attention ni réflexion, déclenchant un doute, un état d’hésitation, un sentiment de malaise, un aveu d’ambivalence.
Le mérite de la conflictualité politique est certainement de contribuer à cette poussée qui déplace les sensibilités et les engagements en direction d’une cause dont la force tient aux affects qu’elle parvient à concentrer sur elle. Et c’est du fait de cette poussée que politique et polémicité sont largement perçues comme synonymes au sein de nos cultures militantes.
Vertus et impuissances des confrontations
Au-delà de ces quelques points communs, les six exemples de mobilisations sociales évoqués ci-dessus frappent toutefois par la variété des fonctionnements de leur « machine de guerre ». Celles qui semblent avoir obtenu le plus d’impact sur nos façons communes de penser paraissent avoir plutôt reposé sur une polémicité spontanée que sur des stratégies calculées.
A contrario, les grèves contre la réforme des régimes de retraites ou, plus encore, les mouvements d’opposition aux réformes des universités, qui se sont succédé depuis une vingtaine d’années, ont essayé en vain de contrer les offensives gouvernementales par des contre-offensives coordonnées entre différents syndicats, différentes institutions, différentes catégories professionnelles. Même lorsqu’elles sont parvenues à aligner (provisoirement) les rangs sur un front uni, ces tentatives de confrontation stratégisée n’ont révélé que leur fragilité et leurs limites.
Davantage que l’organisation ou la discipline des troupes, davantage que la planification des campagnes, c’est l’invention créatrice d’un terrain et d’un mode de lutte inattendus qui a fait la différence dans le succès de certaines mobilisations (dénonciation publique de traumatismes privés pour #MeToo, énonciation politique portée par une jeune fille de 15 ans pour Youth for Climate, occupation de ronds-points pour les Gilets Jaunes [9]).
Tout autant (voire bien davantage) qu’à des « machines de guerre », ces mouvements ressemblent à des jam sessions dont les réussites tiennent plus à l’énergie des improvisateur·es qu’à la stratégie d’un compositeur, à la maestria d’un chef d’orchestre ou aux prévisions d’un producteur. Ce qui semble faire bouger la politique, dans le nouvel équilibre qui s’établit entre médias sociaux et mass medias traditionnels en nos années 2020, c’est l’instauration de fronts insoupçonnés, plutôt que la planification de campagnes conquérantes.
Stratifier les conflits et les coalitions
Quelles leçons tirer de ces lectures et de ces réflexions ? Premièrement, un besoin de précision. Parler de guerre menée par (ou contre) le Capital ou l’Occident peut avoir des vertus d’éclairage général, mais demande rapidement à trouver des terrains bien plus concrets où les vrais problèmes tiennent moins à des déclarations générales qu’à des modes d’action concrets, qui posent des problèmes dont un excellent livre récent d’Andreas Malm montre bien à quel point ils sont difficiles à résoudre [10].
Deuxièmement, la distinction esquissée ci-dessus entre organisation disciplinée et jam session improvisatrice est aussi leurrante que l’alternative binaire entre pacifisme et polémisme. Toute intervention concrète mêle, en proportions diverses, des desseins explicites et stratégisés et des trouvailles imprévisibles qui font rebondir les situations dans des directions inattendues. Force est toutefois de constater que notre période actuelle est marquée par un cruel déficit de planification stratégique du côté des forces (dramatiquement dispersées) qui s’opposent au saccage de la planète mené selon les dynamiques du capitalisme financiarisé.
Enfin, pour s’élever à la hauteur de cette nécessaire planification stratégique, la tâche la plus urgente consiste peut-être à stratifier les niveaux de luttes et les besoins de coalitions, de façon à limiter ce qui est le pendant trop commun des attitudes polémistes : les guerres internes aux mouvements de résistance à l’hégémonie capitaliste. Je suggère pour ce faire d’aller voir du côté de « la diplomatie interespèce des indépendances » proposée par Baptiste Morizot, des « gestes mineurs » analysés par Erin Manning, ou encore des théorisations de la « viropolitique » surgies à l’occasion de la pandémie de Covid-19 [11].
Ensemble, ces réflexions très diverses peuvent nous aider à nous réorienter dans les conflits actuels, qui n’ont été mis sous le tapis des divers confinements que pour resurgir de façon renforcée par leur long étouffement. Le principal défi sera de discerner plus finement que nous ne l’avons fait dans les dernières décennies les niveaux où des coalitions sont nécessaires et possibles, de ceux où les confrontations sont indépassables. Cela exige toute une batterie de notions et de gestes nécessaires à faire avec les légitimes impatiences de celles et ceux pour qui ce monde est (en passe de devenir) invivable [12].
Vers un Green Military New Deal ?
En attendant, on peut rêver à un retournement inattendu des appareils de guerre en machines de conversion écologique. Pendant que le président Macron sonnait le tocsin d’une guerre contre les virus, Benjamin Bratton, professeur d’arts visuels à l’Université de Californie à San Diego, théoricien des médias et star du design militant, dirigeait un programme d’études au Strelka Institute de Moscou consacré à planifier une terraformation de notre planète qui l’éloigne de ses perspectives actuelles d’auto-calcination. Parmi ses propositions, plus rafraichissantes et provocatrices les unes que les autres, figure l’appel à un Green Military New Deal. Les logiques de guerre se voient ici inverties : au lieu de penser le combat politique comme une guerre, on mobilise l’armée pour dépolitiser l’écologie.
L’idée est simple – séduisante et effrayante à la fois : les États des pays riches dépensent des milliards d’euros et de dollars pour équiper et entraîner des millions d’hommes à intervenir avec d’impressionnantes capacités de soutien logistique. Au mieux, ces armées ne font rien que des exercices que tout le monde espère voir rester dans les coulisses de l’Histoire. Au pire, elles interviennent sur des terrains de bataille exotiques, dont elles repartent toujours penaudes, la queue entre les jambes, après avoir tué quelques dizaines de milliers de civils sans avoir aucunement amené la paix qu’elles prétendaient instaurer au bout de leurs canons.
Arrêtons cette ridicule mascarade et mettons toutes ces forces au service d’interventions de géo-ingénierie (douce) pour planter des arbres, construire des digues, capturer du carbone, isoler des passoires thermiques, installer des équipements d’énergies renouvelables. Un Green New Deal qui profite des financements, de la logistique et de l’organisation centralisée des institutions militaires pour faire (enfin) passer à l’acte ce que les gouvernements promettent et diffèrent régulièrement depuis bien trop longtemps [13].
Une telle proposition a en tous cas le mérite de radicaliser une question à poser à toutes celles et ceux qui invitent à faire de la guerre la raison ultime, sinon le modèle, de la politique : s’il fallait choisir, préférerions-nous la militarisation ou l’extinction ? La meilleure réponse est sans doute de faire ce qu’il faudra pour n’être pas réduit à un tel choix…