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Sahel, l’éternel recommencement

Historienne

L’intervention française contre les djihadistes au Sahel est une guerre qui ne dit pas son nom, et le discours sécuritaire qui l’accompagne n’est jamais questionné. Pourtant, le lien profond de ce qui s’y joue avec l’histoire longue de la colonisation devrait interroger en France. La perception actuelle de la situation, à travers le prisme de l’ethnie et de nombreux préjugés, empêche ainsi de mesurer sa complexité et tend à faire oublier que les questions sociales et celles liées à l’esclavage sont au cœur de nombreux problèmes actuels.

Aujourd’hui, les militaires français officiellement basés au Niger sont plus nombreux que ceux qui occupaient ce territoire pendant la période coloniale.

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Ces militaires ne construisent plus des « postes », comme une centaine d’années plus tôt, mais ouvrent ou ferment des bases ; ils ne font plus de « tournées de police » ou de « pacification », mais dirigent des opérations ou des raids ; ils n’affrontent plus des « indigènes », mais des terroristes ; par contre, ils meurent toujours au combat, possèdent des équipements techniquement supérieurs et continuent d’agir au nom de ce qu’ils considèrent comme « un impératif de respect de la dignité de l’homme et des valeurs que porte la France ». La rhétorique de la mission civilisatrice est ainsi réinterprétée.

Les représentations et les souvenirs de ce que les militaires français appellent la conquête du Sahara façonnent encore profondément la mythologie de l’armée française. Les officiers et les sous-officiers des opérations Serval et Barkhane lisent les mémoires de leurs prédécesseurs, sont formés dans les mêmes écoles, sont organisés dans les mêmes unités et idéalisent la vie aventureuse et le sens du sacrifice de ceux qui les ont précédés.

Certains d’entre eux sont issus de dynasties militaires et ont dans leurs arbres généalogiques un grand-père ou un grand-oncle qui ont servi ou qui sont morts sur les terrains coloniaux. Le corps des officiers est encore aujourd’hui marqué par une forte endogamie et les plus hautes fonctions sont dominées par les héritiers d’une bourgeoisie catholique attachés aux valeurs traditionnelles et à la hiérarchie [1]. Comme pendant la période coloniale, les opérations extérieures, notamment les missions au Sahel, accélèrent l’avancement et les carrières.

L’armée en tant qu’institution contrôle largement les récits sur le Sahara et le Sahel dans la presse française grand public. Peu de journalistes français ne remettent en question l’idée développée par l’État-major selon laquelle la sécurité de la France dépendrait directement de ce qui se passe dans le Sahara et le Sahel.

Les institutions militaires financent et contrôlent plusieurs centres de recherche universitaires tels que l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem), la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) ou le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC), etc., formant ainsi leurs propres experts.

Les récits qui sont faits de ce conflit en France s’attachent, la plupart du temps, uniquement aux actions des militaires français. Le Sahel et le Sahara, dans lesquels se déploie cette guerre qui ne dit pas son nom, intéressent toujours aussi peu en Europe, et l’histoire commune de la France et des pays saharo-sahéliens est rarement utilisée pour penser le présent.

Plus largement, le lien profond de ce qui se joue au Sahel avec l’histoire longue de la colonisation devrait interroger en France. Mais les relations de la France avec les pays du Sahara et du Sahel sont toujours marquées par des lieux communs et des préjugés qui empêchent d’avancer et de percevoir certains des enjeux cruciaux au sein de ces sociétés, tels le poids des hiérarchies sociales et statutaire, la fragmentation du pouvoir ou l’évolution du rapport à l’islam.

Examiner notre histoire commune, analyser notamment le moment de l’occupation coloniale, lorsque les soldats français ont envahi et occupé cette région au début du XXe siècle, au terme d’une décennie de guerres coloniales menées au Tonkin (nord du Viêt Nam actuel), à Madagascar et au Soudan (Mali actuel), donne pourtant des outils pour penser le présent et éclaire certains enjeux actuels.

Aveugle aux hiérarchies sociales

Au long du XIXe siècle, les sociétés du Sahel et du Sahara central, qui correspondent aujourd’hui au Niger et au nord du Nigeria, étaient des sociétés esclavagistes [2]. Lorsque les militaires français arrivent au début du XXe siècle, ces sociétés sont organisées économiquement et politiquement autour de l’esclavage. L’ensemble des relations sociales sont déterminées par le statut : la possibilité de se déplacer, de parler, d’être entendu, de se marier ou de conduire la prière dépend de si vous êtes considéré comme un esclave ou pas.

Les militaires coloniaux, qui arrivent dans ces sociétés dans lesquelles l’esclavage est la forme principale des relations sociales et un enjeu politique central, ne comprendront pourtant jamais la centralité de cette question. La plupart du temps, ils ne savent pas à qui ils parlent, ont besoin d’intermédiaires pour le savoir et ne mesurent pas le poids des stratifications et des hiérarchies sociales au sein de la société qu’ils occupent.

Ces militaires issus d’une armée française où la hiérarchie joue un rôle déterminant, où un officier ne mange pas à la table d’un sous-officier, ne voient pas que la société dans laquelle ils évoluent est aussi marquée par ce type d’enjeux.

Cet aveuglement vis-à-vis de la question des hiérarchies sociales et de l’esclavage produit des effets importants au sein des sociétés du Sahara et du Sahel. Les esclaves, et en particulier les esclaves de cour ou les eunuques, comprennent vite que leur parole est prise en compte au même titre que celle d’un homme libre, voire du sultan, ce qui modifie d’emblée les coordonnées de la situation, leur offrant de nouvelles opportunités d’action et poussant certains à se retourner contre leurs maîtres et contre ceux qui les asservissaient.

Plusieurs esclaves royaux ou de confiance décident de choisir le camp des Français, des individus asservis choisissent de dénoncer leur maître à l’autorité coloniale ; tous et toutes le font parce qu’ils croient au discours d’égalité mobilisé par les militaires français qui promettent de les libérer de l’asservissement. Si les militaires coloniaux réussissent à prendre le pouvoir, ce n’est pas seulement grâce à leur force ou à leurs actions, mais aussi aux profondes fractures qui existent au sein de ces sociétés, notamment un fort ressentiment de la population, en particulier des esclaves de cour.

Mais une fois le rapport de force renversé et la domination coloniale installée, les militaires reconduisent au pouvoir les autorités politiques (sarki et sultans), maintiennent les esclaves dans la dépendance et renforcent les hiérarchies en les figeant.

Aujourd’hui, les questions des hiérarchies sociales et de legs de l’esclavage restent des enjeux majeurs dans les sociétés du Sahara et du Sahel central et sont souvent négligées. Surtout dans un pays comme le Niger où les familles imajeghen (nobles) ou liées à la sarauta (le pouvoir dynastique) sont encore très puissantes et où le poids d’un statut de descendant d’esclave pèse encore fortement sur les trajectoires de vie des individus.

Les regards occidentaux sur ces sociétés, marqués par le prisme de l’ethnie et par des préjugés qui ont tendance à voir ces populations comme un tout indifférencié, empêchent de mesurer leur complexité et tendent à faire oublier que les questions sociales et celles liées à l’esclavage sont au cœur de nombreux problèmes actuels.

Sourd à la fragmentation du pouvoir au sein de ces sociétés

Ce qui guide l’attitude des militaires français au début de l’occupation coloniale est l’idée de trouver des interlocuteurs valables, c’est-à-dire, dans leur perspective, des chefs régnant sur des populations soumises, auxquels on peut s’affronter ou avec lesquels on peut négocier et qui, une fois battus ou ralliés, amèneront avec eux ceux qui les suivent. Mais les relations de pouvoir dans cette région ne fonctionnent pas ainsi.

Prenons l’exemple du sultan d’Agadez au tournant du XXe siècle. Ce souverain est loin d’être un monarque hégémonique au pouvoir absolu. Élu par les chefs des différents tawshit (groupes politiques touareg), il est l’arbitre de leurs conflits, leur représentant au niveau régional et le chef de la ville d’Agadez et de sa population, mais il ne s’impose pas à ces différents groupes et est loin d’être le seul représentant du pouvoir.

De plus, les tawshit de la région, en s’assurant que le sultan soit le fils d’une femme esclave pour être élu, ont veillé à le maintenir à un niveau statutaire subalterne. Ce ne sont cependant pas les groupes de guerriers les plus puissants qui président à son élection, mais des tawshit plus petits et moins importants : Itesayan, Imakkitan, Imaqqoghan, Ifadalan, Imastadaak. De cette manière, il n’est pas non plus complètement sous la coupe des groupes dominants de la région.

Ces différents groupes de la région de l’Aïr dont Agadez est la capitale, Kel Ewey, Kel Ferwan, Kel Fadei ou Itesayen, ont aussi à la même époque leur propre chef, appelé ettebel (tambour symbole du pouvoir) ou aghola, selon les groupes. L’ettebel ou aghola est en théorie toujours choisi au sein d’une même famille, mais l’individu distingué l’est avant tout pour ses qualités de meneur d’hommes et sa baraka (puissance mystique), puisqu’il est chargé de protéger sa communauté, de garantir l’accès aux ressources et la sécurité sur son territoire.

Sultan, ettebel, aghola, anastafidet, ou seigneurs de guerre : ces différents détenteurs de pouvoir coexistaient, chacun remplissant une fonction reconnue et délimitée, mais aucun d’entre eux ne pouvant revendiquer toutes les prérogatives politiques en tout temps et en tout lieu ; de plus, il n’existait pas de hiérarchie définitive organisant ces fonctions. La pluralité des autorités était un gage d’autonomie et une garantie contre la tyrannie et l’unification du commandement redoutées par les différents groupes touareg, qui préféraient un équilibre sans cesse à définir entre de multiples détenteurs de pouvoir. C’est un monde organisé en une pluralité de pouvoirs et de contre-pouvoirs.

Un des traits spécifiques du fonctionnement du pouvoir dans cette région est que le sultan, comme chaque ettebel, peut être, en théorie, relevé de ses fonctions par ses électeurs et ne peut pas imposer son autorité s’il ne recueille pas un certain assentiment des siens. C’est un pouvoir qui fonctionne sur l’adhésion : celui qui n’est pas considéré comme assez généreux, assez courageux ou assez fort court le risque de se voir destituer.

Le pouvoir d’un dirigeant repose sur le nombre de personnes qui le suivent et sur le nombre de personnes qu’il est capable de rassembler : hier, c’était le nombre de cavaliers à chameaux, aujourd’hui le nombre de pick-ups. Vous êtes puissant parce que les gens vous accordent leur confiance, mais ils peuvent en conséquence vous la retirer à tout moment. Une défaite militaire peut remettre en cause le prestige d’un chef et une victoire, à l’inverse, conférer à un chef de guerre la légitimité à prendre le pouvoir.

Lorsque les militaires français arrivent, ces souverains sont alors pris entre deux positions : refuser de collaborer et être démis de leurs fonctions par les Français, au profit d’un frère, d’un cousin, voire d’un simple concurrent, qui n’attendent que cela, ou collaborer et perdre leur prestige, peut-être leur pouvoir, auprès des populations qui les ont choisis.

Mais paradoxalement, lorsqu’ils ont le soutien des militaires français, s’ils perdent le plus souvent leur légitimité, la situation leur offre une assise dont ils disposaient rarement jusque-là. L’un des officiers qui réalise l’occupation du Niger, l’interprète Moïse Landeroin, note ainsi dans un de ses carnets personnels ce qu’une femme qu’il rencontre dans un village lui dit :
« Le chef que nous avions nommé avant votre arrivée savait fort bien que nous pouvions le changer s’il nous pillait. Maintenant qu’il sait que vous seul pouvez le changer et qu’il se sent protégé par vous, il nous pille, nous mange, prend ceux qui lui déplaisent (c’est ainsi que j’ignore ce qu’est devenu mon mari qu’il a fait arrêter) et nous fait subir mille vexations. »

Ce contexte complexe, dans lequel la généalogie et les droits liés à la naissance sont essentiels pour accéder au pouvoir, mais ne garantissent pas de le conserver, et dans lequel le pouvoir est constamment renégocié et partagé entre différents acteurs concurrents n’a jamais été compris par les militaires français. Pendant près d’une décennie, ils ont pensé que s’ils parvenaient à convaincre le Sultan d’Agadez d’accepter leur gouvernement, tous les Touareg de l’Aïr le suivraient et les accepteraient.

Mais Agadez n’est pas l’Aïr : la ville ne contrôle pas la région, mais le contraire. Plus les dirigeants négocient, discutent ou s’allient aux autorités coloniales, plus ils perdent leur pouvoir, leur légitimité et une grande partie de leurs partisans. Mais lorsque cela se produit, les Français continuent de les soutenir, faisant grandir le mécontentement au sein de ces sociétés.

Inconscient du rôle de l’Islam dans la contestation sociale

Il y a cent vingt ans, comme aujourd’hui, la question de l’islam était au cœur des préoccupations des autorités coloniales françaises. Un islam fantasmé, tantôt abhorré, tantôt idéalisé, et rarement pensé dans sa diversité. Au début de l’occupation, les militaires ont mobilisé l’islam comme un outil de colonisation : en investissant la sphère musulmane, en focalisant largement leurs échanges avec les populations sur des questions religieuses et en justifiant la colonisation parce que celle-ci serait voulue par Allah.

Lorsqu’ils sont assez forts pour imposer leur domination, les colonisateurs décident qu’il est finalement dans leur intérêt de reconduire l’ordre social existant, de s’appuyer sur les hiérarchies de cette société statutaire et sur l’islam comme fait social. Ainsi, le maintien et le renforcement des hiérarchies et des inégalités s’accompagne d’un sentiment de renversement des valeurs, fissurant profondément ces sociétés, ce qui a certainement joué dans un investissement massif dans la sphère religieuse pendant la période coloniale.

En effet, depuis le début du XIXe siècle, l’islam a eu un rôle clé dans toutes les formes de contestations sociales et politique. Dans le sillage du mouvement de renouveau religieux et politique mené par Jihad d’Usman dan Dodio au début du XIXe siècle, l’Islam est associé à la mobilité sociale et à la possibilité d’être libéré de l’esclavage ou de s’émanciper soi-même.

Lorsque le régime colonial choisit, malgré son discours sur la justice sociale, d’appuyer son pouvoir sur les hiérarchies préexistantes, cela renforce le mouvement de conversion massive ou de réinvestissement dans la religion qui a lieu au cours du XXe siècle parce que la religion apparait de nouveau comme l’espace où retrouver ou acquérir honneur et dignité.

On se trouve alors dans une situation paradoxale, où les militaires et les colonisateurs français favorisent les lettrés musulmans des confréries soufies qu’ils considèrent être de bons interlocuteurs, leur offrant notamment des postes au sein du système colonial, dans un contexte où les inégalités sociales se renforcent et où les possibilités de mobilité sociale disparaissent. Cela pousse une large partie de la population vers la religion musulmane tout en délégitimant les pratiques soufies majoritaires jusqu’ici. D’autres courants de la religion musulmane, réformiste, puis wahhabite, bénéficieront alors de cet investissement massif dans la sphère religieuse.

Pour construire de nouvelles relations indispensables dans un avenir si incertain, il est temps de s’intéresser à ces sociétés saharo-sahéliennes pour elles-mêmes, d’en apprendre les langues, d’en étudier l’histoire, de s’ouvrir à leur richesse culturelle et intellectuelle. Il faut pour cela admettre que nos regards européens sur l’Afrique sont encore trop souvent, et parfois à notre insu, marqués par des préjugés issus des rapports coloniaux et d’une essentialisation infériorisante des sociétés africaines qui contribuent à empêcher de les percevoir au-delà de catégories culturalistes inventées de toutes pièces.

Comprendre comment les phénomènes coloniaux ont, de fait, changé les sociétés saharo-sahéliennes, autant qu’ils ont changé les sociétés européennes, implique d’affronter ce passé, au risque sinon de reproduire indéfiniment les mêmes erreurs.

NDLR : Camille Lebvre a récemment publié Des pays au crépuscule, le moment de l’occupation coloniale – Sahara-Sahel, aux éditions Fayard.

 


[1] Christel Coton, Officiers : des classes en lutte sous l’uniforme, Agone, 2017.

[2]  Mohammed Bashir Salau, PlantationSslavery in the Sokoto Caliphate: A Historical and Comparative Study, University of Rochester Press, 2018 ;
Paul E. Lovejoy, Jihad in West Africa, Ohio University Press, 2016.

Camille Lefebvre

Historienne, Directrice de recherche au CNRS

Notes

[1] Christel Coton, Officiers : des classes en lutte sous l’uniforme, Agone, 2017.

[2]  Mohammed Bashir Salau, PlantationSslavery in the Sokoto Caliphate: A Historical and Comparative Study, University of Rochester Press, 2018 ;
Paul E. Lovejoy, Jihad in West Africa, Ohio University Press, 2016.