Des ambivalences du masque aux incertitudes du monde d’après
Jamais objet technique, pas même le téléphone portable, ne s’était inséré aussi vite dans les pratiques sociales. Certes, le masque n’a rien de nouveau. Il a toujours été présent dans l’imaginaire collectif, dans les pratiques culturelles et festives, dans les luttes politiques, et plus récemment sous la forme littéraire du « pseudonyme » des réseaux sociaux. Mais en Occident et depuis la grippe espagnole, on avait oublié l’usage du masque comme outil sanitaire « grand public ». Jusqu’ici, c’était un objet symbolique, destiné à jouer sur les identités, et non un équipement matériel voué à protéger les corps, sauf dans des contextes d’usage professionnel bien précis.
Je voudrais, à la lumière d’un peu plus d’un an de Covid, esquisser une brève sociologie du masque. Mon intention est d’éclairer l’irruption du masque dans les pratiques sociales et d’en mesurer les conséquences. J’entends montrer que tout se joue autour d’une quintuple ambivalence dont cet objet tourné vers soi et vers les autres est porteur. Comme nous le verrons, cette ambivalence pourrait bien redéfinir très profondément les modalités de notre vivre ensemble.
Le masque, une arme des humains contre les non-humains
La première ambivalence du masque est sa destination. Les humains fourbissent le masque pour eux-mêmes mais surtout contre le virus : cet objet entre en scène pour protéger les humains et contenir les non-humains. Louis Pasteur avait montré qu’en redéfinissant partout le lien social, le microbe, et avec lui Pasteur et les pastoriens, avaient gagné le pouvoir de transformer la société [1]. Les masques et leurs ingénieurs font de même. Comme le virus auquel il s’oppose, cet accessoire et ses promoteurs s’inscrivent partout en tiers dans les relations ; aujourd’hui, les masques et leurs spécialistes tiennent le monde.
Ce nouveau pouvoir repose sur la maîtrise d’une relation particulière entre les hommes et les choses. Le masque d’aujourd’hui, en laissant passer la voix et la respiration tout en repoussant les pathogènes à l’extérieur, soutient la poursuite de la vie sociale. Il le fait en articulant une langue particulière, qui consiste à savoir parler comme il convient aux virus et aux corps, à grand renfort d’éléments, de dispositifs, de charbon actif, de matériaux textiles combinés selon la syntaxe appropriée, celle qui seule permet de faire comprendre à la fois aux virus qu’ils ne doivent pas aller au-delà d’une surface extérieure, et aux humains qu’ils peuvent poursuivre sans trop de crainte leurs interactions.
Le masque laisse passer l’air et le son et retient le virus, mais en même temps et pour ce faire, comme souvent avec les objets techniques, il accomplit bien d’autres choses que le script strictement technique qu’on lui a confié : loin de se limiter à sa pure fonction sanitaire, le masque se voit ostensiblement, change notre apparence, bouleverse nos échanges, s’intercale. On en vient ici à la deuxième ambivalence, sociale celle-là.
Le masque, une porte-pont
Le sociologue allemand Georg Simmel avait établi une distinction célèbre entre la porte, qui ouvre sur l’inconnu, et le pont, qui relie deux rives et favorise la rencontre et l’interaction [2]. Le masque, de ce point de vue, est une porte-pont. C’est une porte, car il est la dernière limite qui me sépare de l’espace public, une fois le seuil de mon domicile franchi. Au-delà du masque s’étend le monde extérieur, le virus qui y rôde, et l’angoisse concomitante de la contamination : hors de mon domicile, tout étranger m’apparaît comme un porteur de Sars-CoV-2 potentiel, soit parce qu’il est démuni de masque et donc potentiellement plus contagieux, soit parce qu’il porte un masque que je peux interpréter comme indice de la possible présence de la maladie.
Mais le masque est aussi un pont, dans la mesure où il me donne une certaine assurance : il réduit la menace que représente autrui s’il est malade ; il peut me donner l’impression, certes partiellement trompeuse, que je dispose d’une barrière qui, loin de me séparer, me fournit l’assurance nécessaire pour aller vers les autres, un peu comme le pont me prémunit du courant et me permet de cheminer vers l’autre rive. En d’autres termes, le masque m’apaise, et en m’apaisant il m’arme pour sortir de mon confinement et me rapprocher des autres et interagir avec eux.
Comme le téléphone, le masque est un outil de communication. C’est une espèce d’hygiaphone portatif : il intervient pour laisser passer notre parole tout en filtrant notre souffle, afin que nous puissions poursuivre nos échanges dans un contexte où, sans lui, ces échanges seraient sinon empêchés, du moins plus risqués.
Le masque, ruse égoïste de l’altruisme
La porte-pont du masque est aussi un opérateur d’altruisme-égoïsme. Même si les personnes savent que cet accessoire protège autrui, elles le revêtent très souvent en pensant se protéger elles-mêmes, y compris lorsqu’il s’agit des masques les moins protecteurs. Comme dans l’économie smithienne, la généralisation de l’égoïsme est ainsi le meilleur vecteur du bien public.
Le masque fonctionne tel un vaccin inversé : alors que le vaccin vise d’abord à protéger chacun tout en permettant d’atteindre une immunité collective une fois qu’il est généralisé, le masque chirurgical a pour fonction première, depuis ses origines, de protéger celui ou celle qui en est démuni ; mais si tout le monde le porte, son porteur se trouve aussi protégé. Le quiproquo, le mauvais calcul et la peur qui confondent protection altruiste et protection égoïste sont donc les meilleurs alliés de la prévention et de la gestion publiques de la pandémie.
Prendre un masque dont l’on sait qu’il protège autrui comme une protection personnelle relève de ce que l’anthropologue Albert Piette nomme l’hypolucidité, cette faculté extraordinaire des humains à « ne pas aller jusqu’au bout » de leurs raisonnements, à ne pas trop s’encombrer des impératifs de la logique, et ainsi à trouver le moyen de vivre en paix avec les conceptions contradictoires auxquels ils tiennent et qui leur permettent d’avancer. Une proposition intrinsèquement illogique, comme « le mort vit », observe Piette, fonde depuis la nuit des temps la croyance religieuse et le soutien quotidien qu’elle apporte aux croyants. De même, la coexistence des propositions « le masque ne protège qu’autrui » et « je le mets pour me protéger moi-même » fonde la rassurance des porteurs de masques, et fonctionne par chance comme le moyen involontaire qui assure à la société une certaine sécurité collective [3].
Le masque, ou le retournement de la distanciation
Le masque, vecteur de réprobation et d’inquiétude au départ, est très rapidement devenu le support d’une nouvelle normalité et d’une sérénité partiellement retrouvée. Les sociologues disposent d’un savoir classique sur les modalités des interactions face-à-face qu’ils n’ont pas manqué de faire valoir sitôt le masque venu troubler l’ordinaire des échanges entre humains. « Nos échanges quotidiens seront mis à mal par le port du masque qui uniformise les visages en les rendant anonymes et défigure le lien social », s’est alarmé le sociologue David Le Breton en mai 2020, dans une tribune au Monde.
Pourtant, si le masque affecte l’identité, il ne l’occulte pas. Dire que le masque nous prive de notre singularité et compromet le lien social s’appuie sur une attention au réel aussi grossière que celle qui fonde le cliché gênant conduisant certains « Caucasiens » (sic) à dire des Asiatiques (sic) qu’ils se ressemblent tous. Un regard plus attentif montre évidemment qu’il n’en est rien. De même que chaque personne, quelle que soit son ethnie, présente une identité singulière immédiatement repérable, le porteur de masque conserve toute son expressivité. En interagissant avec des personnes masquées, on a vite fait de repérer que les expressions faciales ne sont que partiellement effacées : elles restent lisibles au coin des yeux, aux plissements du front, et plus généralement au détour de mille autres attitudes corporelles.
Par ailleurs, l’extraordinaire et proliférante diversité des masques en tissu, faits maison ou manufacturés, transforme le masque en nouveau genre de « porte-identité », pour reprendre une expression du sociologue Jean-Claude Kaufmann [4] – voire en accessoire de mode.
En outre, on ne saurait oublier que la pénurie de masques au début de la pandémie a généré de l’anxiété et de l’animosité. Plus je vois de masques alentour, plus je me sens nu, et plus je tombe dans la violence mimétique qui me conduit d’une part à m’en prendre à des victimes émissaires, et d’autres part à chercher à m’approprier le bien qu’elles possèdent [5]. En d’autres termes, la généralisation du port du masque devient le seul moyen d’apaiser les tensions.
La distanciation se retourne : alors qu’en début de crise le masque était perçu comme un obstacle et une menace pour le lien social, il est devenu, en l’espace de quelques semaines, la condition de la reprise de nos interactions. Le masque, de pur objet sanitaire, s’est mué en artefact solidaire, qui protège les corps et calme les esprits.
Le masque, aiguillage vers les mondes d’après
Au-delà des interactions immédiates, le masque ouvre de façon spectaculaire, tel un aiguillage, les voies qui s’offrent à nous pour s’engager dans le monde d’après. La première voie est celle de la poursuite de l’économie moderne héritée de la révolution industrielle et amplifiée tout au long du XXe siècle. Cette option-là est tout entière incarnée par le masque chirurgical jetable.
Cet objet est un produit éminemment moderne, au sens de produit efficace, scientifiquement conçu pour accomplir une fonction unanimement valorisée comme un bienfait – préserver la vie des personnes – et continument amélioré en s’appuyant sur des mesures et sur des tests objectifs. À la modernité technologique du masque s’ajoute sa modernité marchande, attestée par sa référence à des standards de qualité internationaux (norme CE), la mention du nom du fabricant, de sa marque, de ses coordonnées, d’une date de péremption, de sa composition (latex-free, notamment), d’un code-barres etc.
Bref, le masque jetable est un produit manufacturé, marqué, traçable, mesuré, certifié, marchand, globalisé, packagé ; en deux mots, un produit moderne…
Mais les produits modernes, au cours du temps, ont montré qu’ils sont porteurs non seulement de promesses mais aussi de lourdes menaces d’autant plus redoutables qu’elles restent longtemps cachées, et le masque chirurgical n’échappe pas à cette fatalité. Le « polypropylène » dont notre masque jetable est constitué le range parmi l’immense famille des produits en matières plastiques dont l’on connaît désormais les effets délétères sur les écosystèmes : son inscription dans les échanges globalisés à grand renfort de containers et de cargos nourrit les émissions de carbone qui réchauffent inexorablement la planète ; son rejet sauvage dans la nature, de plus en plus criant, fait peser non seulement un risque écologique mais aussi sanitaire.
En quelques semaines, après avoir ardemment désiré ces masques puis s’en être gavés, voici que nos sociétés ont commencé, grâce à la vigilance de lanceurs d’alerte et au relais des médias (dont des grands titres comme Le Monde ou Libération), à en inventorier les dangers. La crise de Covid-19 a pour effet tragique de relancer l’industrie du plastique, qui ne craint pas d’exploiter avec opportunisme la pandémie en proclamant que « le bon usage du plastique sauve des vies », en se gardant bien d’ajouter qu’il tue la planète, et de rappeler, dans le cas des masques, qu’il existait jusque dans les années 1970 des modèles chirurgicaux lavables et réutilisables tout aussi performants que leurs équivalents jetables.
Seules des circonstances bien particulières, et pour tout dire exceptionnelles, peuvent redonner une chance aux alternatives écrasées par le rouleau compresseur de la fausse nécessité moderne. Or, la pandémie et la pénurie momentanée de masques jetables relèvent de ce type de circonstances. Ces deux événements ont poussé les personnes à faire flèche de tout bois – ou plutôt masque de tout textile ! – pour produire des palliatifs aux protections commerciales momentanément indisponibles. La pandémie et la pénurie ont ainsi ouvert la deuxième voie évoquée plus haut : celle des masques en tissu « maison ».
En apparence, ces masques peuvent apparaître, tels les ersatz de jadis, comme des imitations pathétiques des masques industriels dont ils n’approcheront jamais le confort, les qualités et les performances. Pourtant, à bien y regarder, ces masques introduisent une triple rupture à leur encontre : tandis que les masques jetables sont manufacturés, achetés et jetés, les masques « maison » sont autoproduits, donnés et réutilisés.
Certes, la protection apportée par les masques faits maison est variable, selon qu’ils se réfèrent ou non à des modèles standardisés (voir le tutoriel « maison » du CHU de Grenoble et le référentiel de l’AFNOR), et selon les pathogènes qu’il s’agit d’affronter : face aux nouveaux variants du virus apparus fin 2020, le Haut Conseil de la Santé Public a ainsi été conduit à déconseiller l’utilisation des masques en tissu autres que ceux de catégorie 1 conformes à la norme de l’AFNOR. Mais les masques en tissu, même moins performants que leurs homologues jetables, possèdent toutefois de nombreux avantages : ils sont lavables, économes à fabriquer, moins coûteux à l’usage, et surtout, vecteurs de fierté personnelle et de lien social.
De façon significative, ceux et celles qui font leurs masques et les donnent autour d’eux en retirent une satisfaction personnelle qu’ils sont heureux d’exprimer et de partager ; ils et elles ne comparent quasiment jamais leurs créations avec les masques « professionnels » et oublient souvent d’en mentionner le caractère moins protecteur. L’autoproduction des masques a ainsi contribué à apaiser les frustrations de la pénurie, et à retourner des inquiétudes personnelles en entraide collective.
Plus encore, les masques faits maison sont à la fois archaïques et futuristes. Ils sont à l’évidence archaïques, puisqu’ils nous ramènent vers un monde que l’on croyait disparu : à l’ère du prêt-à-porter hégémonique, on pensait l’autoproduction domestique largement éclipsée par l’économie marchande. On avait presque oublié qu’il existait encore des magasins de tissu et des merceries et jamais on n’aurait soupçonné que dormaient dans nos maisons autant de machines à coudre des siècles passés. Les masques faits maison réveillent des capacités productives endormies, et permettent la conversion soudaine de passions privées en gloires publiques, comme le montrent la prolifération des échanges sur les sites de partage de vidéos et les réseaux sociaux.
On touche ici à la dimension futuriste de l’autoproduction des masques. En effet, leur fabrication ne mobilise pas uniquement du tissu, du fil, des élastiques et des machines à coudre, mais aussi des tutoriels glanés sur Internet, des échanges postés sur des forums, un référentiel AFNOR, un désormais célèbre patron mis en ligne par le CHU de Grenoble, etc. Les masques ont vite été rejoints par leur variante plastifiée produite à l’aide d’imprimantes 3D.
Plus encore, et comme l’a montré Morgan Meyer, les masques faits maison, loin de puiser uniquement du côté des compétences de nos grands-mères, sont largement l’œuvre des biohackers qui se sont mobilisés dès le mois de février, de Hong Kong à San Francisco, pour proposer les solutions ascendantes et participatives en vogue dans le monde futuriste des fablabs, des hackathons (marathons de programmation), des lead users (« utilisateurs précoces », qui anticipent un besoin et en conçoivent la solution eux-mêmes), du do it yourself (« fais-le toi-même »), de la co-création et, plus généralement, des partisans du logiciel libre et des alternatives créatives au capitalisme classique.
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Il sera intéressant de voir, dans les années qui viennent, lesquelles des voies ouvertes par le masque se referment ou se prolongent, voire s’hybrident, comme le montre la rapide reconversion du masque en tissu réutilisable de création domestique en objet industriel marchand. Certes, à mesure que la pénurie a régressé, le masque semble avoir suivi le chemin de la plus grande pente, qui a conduit à l’éviction rapide des masques faits maison au profit des masques industriels qui favorisent le moindre effort, garantissent la meilleure protection et apportent le plus grand confort, fût-ce au prix d’un coût plus élevé et d’une pollution problématique.
Mais la bifurcation dont les différentes déclinaisons du masque sont porteuses est dès à présent intéressante, au moins d’un point de vue symbolique : l’opposition entre masque jetable marchand et masque fait maison pose assez bien l’alternative entre solutions durables et poursuite du gaspillage, entre surconsommation et économie circulaire, entre préservation des ressources et société du jetable, entre société solidaire et économie marchande.
Le masque ne fait qu’illustrer de façon pédagogique et spectaculaire d’autres choix que la pandémie a rendu sensibles : toutes les pistes cyclables provisoires et les vélos remis en selle resteront-ils en place ou n’auront-ils été que des solutions temporaires ? Toutes les visioconférences finiront-elles par convaincre qu’il est absurde de prendre l’avion pour participer à une réunion de deux heures organisée dans une autre ville ? Toute la suspension de la consommation furieuse pour le repli sur les commerces essentiels et la vie ordinaire amènera-t-elle à revisiter l’importance de l’essentiel et de l’accessoire, ou le gaspillage reprendra-t-il très vite tous ses droits ?
Les deux faces du masque posent un terrible défi, quand l’on connaît d’une part les irréversibilités mortifères associées à l’urgence climatique, et d’autre part le désastre économique et social que la récession a produit.
Ce texte est issu du projet Maskovid, une enquête collective soutenue par l’Agence Nationale de la Recherche, à laquelle ont participé Madeleine Akrich, Cédric Calvignac, Roland Canu, Franck Cochoy (dir.), Anaïs Daniau, Gérald Gaglio, Alexandre Mallard et Morgan Meyer.