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Les nouveaux soutiens de la cause palestinienne

Sociologue

Après le cessez-le-feu du 20 mai, la guerre des images continue entre Israéliens et Palestiniens. Ce prolongement médiatique est habituel, mais la cause palestinienne semble s’être régénérée à l’occasion de ce conflit, mobilisant de nouveaux soutiens au-delà de la sphère des militants traditionnels. Les réseaux sociaux qui génèrent chaque jour une nouvelle vidéo virale y participent. Mais ce renouveau profite aussi, en France notamment, de l’affirmation du discours décolonial, et des mobilisations contre “l’autoritarisme sécuritaire” des politiques sécuritaires.

Le 15 mai, Israël a bombardé la tour Jala abritant les bureaux d’al Jazzera et de l’Associated Press à Gaza. Détonations, grondements assourdissants : en quelques instants l’immeuble s’est effondré comme un château de cartes. Dans les décombres, des centaines d’ordinateurs et de caméras. Selon l’armée israélienne, cette frappe ne visait pas les médias mais des « entités appartenant au renseignement militaire du Hamas ». Cette version peine à convaincre alors que, selon Reporter Sans Frontières, les locaux de vingt-trois autres médias palestiniens et internationaux ont également été détruits.

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Déjà au printemps 2018, l’armée israélienne avait été accusée par RSF de cibler intentionnellement les journalistes qui couvraient les « marches du retour ». Difficile de ne pas voir dans ce bombardement une stratégie visant à museler les médias pour imposer un récit unilatéral du conflit : celui de la guerre contre le terrorisme. Pourtant, le bombardement de la tour Jala a paradoxalement eu l’effet contraire comme si, en essayant d’étouffer le réel, Israël avait fini par le rendre plus visible. Les images de l’immeuble qui s’effondre, filmées en direct, ont saturé l’espace médiatique pendant plusieurs heures provoquant une vague d’indignation internationale.

Celle-ci s’inscrit dans la continuité du grand élan de solidarité avec les déplacés de Sheikh Jarrah qui s’est exprimé quelques jours plus tôt, notamment sur les réseaux sociaux. Ces campagnes de soutien aux Palestiniens ont surpris de nombreux commentateurs par leur ampleur. Elles viennent mettre à mal la thèse d’une marginalisation de la cause palestinienne qui avait fait son chemin ces dernières années. Les printemps arabes ayant pu donner l’impression que la lutte pour la Palestine passait désormais au second plan.

Les accords diplomatiques entre Israël et plusieurs pays arabes et la réduction des perspectives politiques n’avaient fait que conforter ce sentiment. Ce qui rend les mobilisations actuelles particulièrement intéressantes, c’est aussi qu’elles ne sont plus seulement le fait des militants traditionnels, souvent issus de la gauche anti-impérialiste. La Palestine semble en effet gagner de nouveaux  partisans qui portent avec eux, une nouvelle grille d’analyse du conflit.

Le temps long du conflit face à l’instantanéité des réseaux

Le conflit au Proche-Orient s’est depuis longtemps doublé d’un conflit médiatique. Sans entrer dans les débats opposant « médias traditionnels » et « médias de masse » ni chercher à mesurer l’impact de la transformation du médium sur la diffusion de l’information, il convient néanmoins de souligner la manière dont la révolution numérique a pu bouleverser notre manière d’appréhender le conflit. Longtemps analysé avec distance, au prisme du temps long, celui-ci se donne aujourd’hui à voir de façon beaucoup plus instantanée.

Le conflit israélo-arabe, devenu israélo-palestinien, occupe une place centrale dans les champs académique et médiatique. Et rarement un conflit n’a été autant documenté. Sur ce sujet épineux, les chercheurs comme les journalistes, soucieux de ne pas paraître militants, ont souvent pris soin de remettre les choses dans leur contexte historique pour en proposer une lecture nuancée.

Articulées autour de grandes césures chronologique 1948, 1967, 1973, Intifada, Camp David, Oslo ces analyses ont le plus souvent cherché à mettre en exergue la complexité des enjeux. Ce faisant, elles ont contribué à fétichiser le conflit, retirant à chaque événement ou à chaque « affrontement » sa réalité propre pour le réduire à une simple expression d’un affrontement immuable.

À l’inverse, les technologies de communication remettent l’événement au centre et nous placent dans un rôle de témoin direct. Facebook, Instagram et Twitter font fi de toute médiation et mise en perspective donnant littéralement « à voir » l’information dans sa forme la plus brute. Ce conflit que nous vivons par réseaux interposés génère chaque jour sa photo ou vidéo virale.

Publiée sur Twitter, la vidéo d’un gazaoui sous les décombres suppliant sa mère de rester en vie produit chez le récepteur une impression de vivre le moment. Les réactions du public à cette vidéo témoignent d’une inquiétude quant au sort de la mère. Au-delà de l’immédiateté, c’est aussi l’espace qui se réduit, l’observateur se retrouvant quasiment lui-même dans les gravats, annulant la frontière entre émetteur et récepteur. Cette temporalité favorise une approche sensible du conflit et une identification quasi charnelle aux Palestiniens.

Les nouveaux médias ne sont pas pour autant des outils de démocratisation. Au cours des dernières semaines, des militants ont déploré la suppression de vidéos ou d’évènements en ligne jugés trop politiques par la direction de Facebook. Les soutiens d’Israël mobilisent eux aussi ces supports numériques pour tenter d’imposer leur récit. Le compte Twitter de l’armée israélienne en est un exemple criant. En plusieurs langues et avec une grande réactivité, il diffuse des images de tirs de roquette et de civils israéliens tués cherchant eux aussi à favoriser l’empathie. Mais, face aux images en direct des violences subies par les Palestiniens, leur portée paraît bien faible.

La résurrection des Palestiniens comme prolongement d’une idéologie de l’égalité

Le regain d’intérêt pour la Palestine est aussi le reflet d’un renouvèlement des champs militants. Longtemps l’apanage du nationalisme arabe, la cause palestinienne a été investie par la gauche des années 1960-1970 puis par les militants anti impérialistes ou altermondialistes. Elle séduit aujourd’hui ceux qui luttent contre toutes formes de discrimination et s’inspirent des théories intersectionnelles et post-coloniales. Dans leurs discours, Israël n’est plus l’étendard de l’impérialisme mondial mais le symbole de l’oppression des minorités.

La comparaison avec la situation vécue par les afro-américain n’a pas tardé. Dès la fin du mois d’avril, une campagne sur les réseaux sociaux reprenant les derniers mots prononcés par Georges Floyd diffusait sur la toile « I can’t breathe since 1948 », imposant dès lors l’idée d’une symétrie de traitement. Les Palestiniens eux-mêmes se sont réappropriés cette dialectique. Et un artiste de Bethlehem a choisi de représenter le portrait de Georges Floyd sur le mur dit « de séparation ». Ce dessin, ainsi que le hashtag #PalestinianLivesMatter ont abondamment circulé sur les réseaux sociaux.

Les vidéos en direct de Palestiniens lynchés par des extrémistes juifs et par la police israélienne ont été mis en résonance avec les images d’afro américains tués par la police aux Etats-Unis. Les effets vont bien au-delà de la vague d’indignation sur les réseaux sociaux. Historiquement peu mobilisés sur cette question, les campus américains sont, depuis quelques années déjà, devenus les principaux bastions du militantisme pro-palestinien avec un soutien massif au mouvement global Boycott Désinvestissement Sanction (BDS) dont l’objectif est de promouvoir le boycot économique, politique et culturel d’Israël.

Dans une logique post-coloniale, un des principaux impératifs consiste à « décoloniser les récits ». Contre l’appropriation culturelle israélienne, un soin particulier est mis pour renommer les villes par leur nom d’origine, en arabe. De la même façon, les termes « d’apartheid » et de « colonisation » sont systématiquement privilégiés alors que ceux de « guerre » ou « d’affrontement » sont désormais proscrits.

Pour autant, la question palestinienne reste moins consensuelle et plus clivante que la défense d’autres minorités, qu’elles soient sexuelles ou ethniques. Cela tient surtout au fait qu’Israël, suivant le développement de ce tournant idéologique, s’était aussi présenté comme le défenseur des libertés sexuelles contre un monde arabe supposé rétrograde et autoritaire. Sur Twitter, plusieurs groupes LGBT ont néanmoins dénoncé une instrumentalisation en affichant le slogan « No apartheid in our name ».

Le soutien aux Palestiniens ne manque pas de susciter malaise, hésitations et résistances. Cette tension entre adeptes d’un décolonial total et partisans d’un exceptionnalisme israélien est perceptible dans le monde de la culture, plus spécifiquement le monde de l’art : alors que l’assassinat de Georges Floyd avait donné lieu de la part des institutions, galeristes, artistes et directeurs de musées à des témoignages de solidarité massifs sur les réseaux sociaux, les violences actuelles contre les Palestiniens font débat.

Récemment, la direction de la Rijks Academy d’Amsterdam, institution à renommée internationale, a retiré le drapeau palestinien érigé par ses résidents. Alors même que son programme encourage vivement l’inscription dans des thématiques du décolonial et l’intersectionalité. Les plus indécis peuvent encore mobiliser Judith Butler, figure intellectuelle permettant de signifier une solidarité à la Palestine tout en contournant un affichage pro-palestinien perçu comme trop compromettant et minimiser les accusations d’antisémitisme.

Dans ce jeu de représentation ou le « virtue signalling » est devenu un impératif, certains soutiens à la Palestine relèvent ainsi moins d’une d’adhésion sincère à la cause que d’un positionnement stratégique dans une logique coût-bénéfice.

Des effets d’une surenchère sécuritaire en temps de crise

Enfin, la crise des démocraties représentatives et un sentiment d’exaspération face à une rhétorique sécuritaire semblent également jouer en faveur de la cause palestinienne. Au cours des dernières semaines, plusieurs hommes et femmes politiques proches de la majorité ont affiché un soutien public à Israël. Parmi eux : Aurore Bergé ou Christian Estrosi qui a érigé un drapeau d’Israël au fronton de la mairie de Nice. Ces soutiens montrent qu’Israël a su conserver des relais importants dans les cercles de pouvoir. Néanmoins, il n’est pas certain que cela lui soit réellement profitable tant les élites semblent aujourd’hui discréditées.

Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent en effet contre un « autoritarisme démocratique » qui profiterait à quelques-uns au détriment de la justice et de l’égalité pour tous. Ces critiques dénoncent une politique gouvernementale axée autour d’un discours de la peur qui ne serait en réalité qu’un instrument de contrôle. Considéré comme un dernier outil de gouvernance dans un contexte de crise, ce levier tend à amalgamer le cas d’Israël à la lutte contre le terrorisme en Europe. L’usage récurrent de cette stratégie politique – à la limite des principes démocratiques – contribue à la défiance vis-à-vis de nos représentants politiques qui pourrait expliquer l’identification aux Palestiniens, eux aussi victimes d’un État qui a placé les questions de sécurité au cœur de son discours politique.

L’interdiction de la manifestation de soutien à la Palestine par Gérald Darmanin, n’a fait qu’exacerber ce sentiment. Et bien malgré lui, le ministre de l’intérieur a d’une certaine manière réussi à lier les deux causes en ancrant l’idée que manifester un soutien à la Palestine revient, pour certains Français, à défendre aussi leurs droits fondamentaux. Indubitablement, le contexte n’est plus celui de l’été 2014 où déjà les rassemblements en faveur de la Palestine avaient été interdits. L’idée selon laquelle la rhétorique de la peur aurait pour fonction de mieux domestiquer les citoyens voire de les ficher s’est banalisée sous l’effet de la pandémie Covid-19.

Cette configuration spécifique à la France n’est toutefois pas valable à l’ensemble des pays européens où des rassemblements massifs en soutien aux Palestiniens ont eu lieu tant à Bruxelles et à Madrid qu’à Berlin et Londres. De façon plus générale, cela semble attester d’un essoufflement de la rhétorique sécuritaire qui avait prévalu après le 11 septembre 2001 et les vagues d’attentats successifs. Une rhétorique dans laquelle Israël – érigé en modèle à suivre – avait longtemps su en tirer avantage.

La cause palestinienne semble se régénérer et mobiliser de nouveaux soutiens au-delà de la sphère des militants traditionnels. On peut s’interroger s’il n’en est pas de même pour Israël qui, depuis plusieurs années, a établi des liens avec de nombreux partis ou régimes issus de l’extrême droite européenne comme le Vlaams Belang en Belgique, Viktor Orban en Hongrie, le RN en France ou l’AFD en Allemagne. Ces soutiens réaffirmés aujourd’hui sont problématiques aussi bien sur le plan idéologique – pour un État qui s’est construit sur le rejet de l’antisémitisme – que sur le plan politique.

La proximité avec les différentes tendances de la droite identitaire associe Israël à une politique racialiste fragilisant de fait son narratif démocratique. Ce qui peut apparaître comme le signe d’un revers nécessitera sans doute de la part des élites israéliennes une mise au point où des leçons devront être tirées. L’une d’elles sera peut-être de mieux anticiper l’ambivalence de leurs outils de contrôle et stratégies de représentations.


 

Leïla Seurat

Sociologue, Chercheuse associée au Cesdip et à l’Observatoire des mondes arabes et musulmans (OMAM), Université libre de Bruxelles

Notes